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La Société vue du don - Manuel de sociologie anti-utilitariste appliquée
de Philippe Chanial et Collectif
La Découverte - Textes à l'appui 2008 /  30 €- 196.5  ffr. / 570 pages
ISBN : 978-2-7071-5456-9
FORMAT : 15,5cm x 24cm

L'auteur du compte rendu: Guy Dreux est professeur certifié de Sciences Economiques et Sociales en région parisienne (92). Il est titulaire d'un DEA de sciences politiques sur le retour de l'URSS d'André Gide.

Ce que le don donne à voir

Il est parfois reproché aux ouvrages de philosophie politique ou de sciences humaines d'être trop "théoriques". Les idées développées peuvent plaire, elles peuvent parfois même convaincre sur la justesse de leurs principes ou encore transformer nos modes de perception et de compréhension les plus habituels. Mais il n'est pas rare que le lecteur s'interroge ou reste perplexe quand à l'efficacité ou plus simplement l'usage de tels développements. Qu'en faire ? Autrement dit, quels peuvent être les enjeux et les implications proprement et pratiquement politiques de ces différents développements théoriques. La difficulté semble redoublée lorsque ces travaux s'inscrivent dans des perspectives critiques et plus encore lorsqu'ils appellent à une refondation plus ou moins radicale de nos sociétés.

C'est pour répondre semble-t-il à ce souci très pratique que Philippe Chanial a composé cet ouvrage qui se présente comme un "manuel de sociologie anti-utilitariste appliquée" (selon son sous-titre). L'ouvrage réunit en effet près de quarante articles qui entendent souligner les enjeux et les applications pratiques des travaux développés au sein du Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales. Le MAUSS, crée en 1981 sous l'impulsion d'Alain Caillé, cherche depuis à réaffirmer la centralité du don dans la constitution du lien social. De fait, l'ouvrage n'est ni un ouvrage "théorique" ni un ouvrage de "vulgarisation". Il vise à "rappeler – qu'il s'agisse du travail, de la sociabilité familiale, amicale ou amoureuse, des systèmes de protection sociale, des pratiques associatives, du champ de la médecine ou encore de la religion, de l'art et de la science, etc. – que le système du don n'est aujourd'hui ni mort ni moribond, mais bel et bien vivant pour qui sait voir et entendre". Les relations sociales ne se réduisant pas "aux seules relations d'intérêt économique ou de pouvoir", il s'agit pour chacun des auteurs de nous présenter ce que le don donne à voir dans les situations les plus concrètes et les plus diverses.

La série d'articles vise donc à illustrer divers aspects de nos sociétés utilitaristes où, à travers la logique du don, l'on perçoit que dans de nombreux cas "le lien importe plus que le bien", selon l'heureuse formule d'Alain Caillé (Anthropologie du don, 2000). Si des employés récemment licenciés protestent et se sentent floués, c'est bien parce que la relation de travail ne se réduit pas au simple et strict respect du contrat de travail ; ces employés avaient auparavant "beaucoup donné" à l'entreprise. Si des agriculteurs peuvent s'attrister de l'industrialisation des abattoirs, c'est que la relation à leurs animaux ne peut se réduire à une simple production de viande et que le cas coût/avantage est incapable de définir leur métier. Si nos systèmes de protection sociale reposent encore, malgré leur dégradation utilitaire, sur "l'affirmation d'un principe inconditionnel de partage, de socialisation, de mutualisation", c'est qu'ils ne se réduisent pas à une simple logique comptable du donnant-donnant entre cotisants et bénéficiaires du système. De même, l'émergence d'une société civile mondiale (à travers les ONG notamment) vérifie la nécessité de faire vivre, dans des sociétés mondialisées, des formes de relations sociales distinctes - parfois en opposition - du marché et des Etats. Ce ne sont là, évidemment, que quelques-uns des exemples développés dans l'ouvrage.

On pourrait croire qu'il s'agit de réalités faciles à percevoir et depuis longtemps perçues. Il n'en est rien. Dans son introduction, Philippe Chanial tente d'expliquer, en effet, pourquoi le fameux Essai sur le don de Marcel Mauss fut longtemps "sans héritiers". Du côté de l'anthropologie comme du côté de la sociologie, les modes d'interprétation proposés (par exemple par Claude Lévi-Strauss ou Pierre Bourdieu) ont eu plutôt pour effet de "banaliser" le propos de Mauss ; soit du côté d'une grammaire générale des échanges (pour le premier) soit du côté de l'illusion ou de la dénégation qui visent à voiler l'intérêt comme principal motif de l'action (pour le second). De sorte que ce n'est que tardivement que le don a pu être pris au sérieux et être affirmé explicitement comme un "tiers paradigme" (Alain Caillé) susceptible de dépasser la classique opposition de l'individualisme et du holisme.

Certes, l'ouvrage se présente bien comme un manuel de sociologie pratique accessible au plus grand nombre. Mais il faut souligner aussi que, dans notre contexte politique déprimé, il suggère en de nombreux endroits des pistes de réflexions pour pouvoir proposer et agir en vue d'une véritable et crédible alternative à gauche. Ce sont là deux sérieux motifs pour en proposer la lecture.

Guy Dreux
( Mis en ligne le 23/09/2008 )
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