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Histoire & Sciences socialeset Témoignages et Sources Historiques  

Colonel Passy - Mémoires du chef des services secrets de la France libre
de Jean-Louis Crémieux-Brilhac
Odile Jacob 2000 /  33.59 €- 220.01  ffr. / 810 pages
ISBN : 2-7381-0870-9

La Résistance par un de ses principaux protagonistes

Après avoir publié les mémoires de Raymond Aubrac (Où la mémoire s'attarde, 1996), une biographie de Pierre Brossolette (Guillaume Piketty, Pierre Brossolette, Un héros de la Résistance, 1998) ainsi qu'une anthologie des plus grands textes écrits par celui-ci (Pierre Brossolette, Résistance (1927-1943), 1998, textes rassemblés et présentés par G. Piketty), puis les souvenirs de Maurice Kriegel-Valrimont (Mémoires rebelles, 1999), les éditions Odile Jacob viennent de rééditer les mémoires du colonel Passy, le fondateur des services secrets de la France libre, présentés et annotés par Jean-Louis Crémieux-Brilhac. Accès est ainsi rendu au témoignage d'un des plus importants acteurs de l'aventure gaullienne des années sombres.

Né le 9 juin 1911, engagé dans l'armée en 1933 à sa sortie de l'École Polytechnique, le capitaine André Dewavrin parvint à Londres en juin 1940 avec les restes du corps expéditionnaire français en Norvège. Le 1er juillet, le général De Gaulle l'investit d'une tâche écrasante, et dont ce professeur de fortification à Saint-Cyr ignorait tout : créer et animer les 2è et 3è bureaux de son état-major. Rien de moins… En quatre années, comme le rappelle Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Passy monta "une machinerie des services secrets sans exemple dans notre histoire" et fit du Bureau central de renseignement et d'action (BCRA) "une grande maison. Renseignements militaires puis politiques, sabotages, évasions, transmissions, actions de guerre, préparation du "soulèvement national" : de lui et de ses équipes ont dépendu toutes les relations entre la France libre et la Résistance intérieure française". Au long des années sombres, en dépit de toutes les vicissitudes, par-delà les succès et les échecs, les joies et les drames, Charles De Gaulle ne cessa de confirmer sa confiance au colonel Passy et le maintint en place, selon ses propres termes, "à travers vents et marées".

Initialement publiés en trois tomes successifs, entre 1947 et 1951 (Souvenirs du 2è Bureau, Londres (1940-1941); 10 Duke Street : le BCRA (1942); Missions secrètes en France (novembre 1942-juin 1943), ces mémoires ont été réunis pour l'occasion en un seul volume. Elles sont précédées d'une très utile préface. A la fois acteur et historien des années sombres, auteur, entre autres, d'une remarquable France libre (la France libre, De l'appel du 18 juin à la Libération, Gallimard, 1996). Jean-Louis Crémieux-Brilhac donne les clefs indispensables à la lecture d'un ouvrage complexe.

Fondés sur l'ample documentation que Passy avait fait constituer en 1945-46 en un Livre blanc du BCRA aujourd'hui encore inédit, ces souvenirs racontent en effet l'histoire des services secrets de la France libre puis combattante de juillet 1940 à juillet 1943. Ils montrent l'improvisation des tout premiers mois de la France libre, la constitution hautement aléatoire d'un embryon de service de renseignements, l'apprentissage de la guerre secrète auprès de l'allié anglais dont il fallait tout à la fois s'inspirer et se garder. Ils évoquent le difficile établissement des liaisons avec la France occupée ou soumise au régime de Vichy, les tâtonnements des premiers réseaux de renseignements, les relations progressivement établies avec les organisations de la Résistance intérieure française. Ils décrivent le "kaléidoscope londonien", les rivalités internes à la France libre puis combattante, en particulier celle qui ne cessa de mettre aux prises le Commissariat national à l'Intérieur (CNI) et le BCRA pour la primauté de la conception puis de l'action politique en France.

La question de la prise en compte des partis politiques dans les instances dirigeantes de la Résistance intérieure et, partant, à Londres puis à Alger, est également abordée à la lumière des événements de l'automne 1942, en Afrique du Nord notamment. Surtout, l'ouvrage s'achève sur le récit détaillé de la mission Arquebuse-Brumaire puis de la constitution du Conseil national de la Résistance (CNR). Au cours de l'hiver 1942-1943, en effet, Pierre Brossolette (Brumaire) et Passy (Arquebuse) effectuèrent une mission clandestine en zone Nord d'importance stratégique.

Imaginer ainsi le chef des services secrets de la France combattante et son principal adjoint oeuvrer en France, au nez et à la barbe de l'occupant, au moment où, comme le rappelle Jean-Louis Crémieux-Brilhac, débutait "la grande offensive de la Gestapo" provoque l'étonnement. L'oeuvre accomplie fut à la hauteur du risque encouru. En deux mois et demi en effet, les deux hommes mirent en place les instances de coordination civile et militaire de la Résistance de la zone, ainsi que les premiers éléments de la future administration à la Libération. Ce faisant, ils contribuèrent nettement à l'entreprise de légitimation gaullienne face au général Giraud et aux Alliés, consistant à démontrer à ces derniers que la France combattante était soutenue par l'ensemble de la Résistance intérieure française.

Mais la narration de la mission Arquebuse-Brumaire confronte le lecteur au principal défaut de l'ouvrage du colonel Passy. La qualité des résultats obtenus fut telle qu'il n'était point besoin de faire montre d'une mémoire sélective. Qu'il s'agisse du rôle de certains acteurs au long de l'hiver 1942-1943, en France ou à Londres, du contenu des instructions reçues, et des libertés finalement prises par rapport à des ordres de mission pourtant impératifs, Passy livre d'abord sa version des faits. Son récit en sort parfois fragilisé.

Le souci d'exactitude historique contraint à étendre la critique à l'ensemble de l'ouvrage. L'histoire personnelle du colonel Passy en fit en effet un auteur bien particulier. Investi très jeune d'une responsabilité écrasante, il accomplit une oeuvre magistrale. Celle-ci déboucha pourtant sur un épilogue particulièrement malheureux : "l'affaire Passy" qui éclata peu après la Libération, et dont Jean-Louis Crémieux-Brilhac montre les ressorts et les développements.

A l'automne 1946, à l'âge de trente-cinq ans, André Dewavrin, Français libre de la première heure, Compagnon de la Libération, ancien chef de la DGER, dut se retirer de la vie publique sous l'opprobre. Quelque mois seulement après avoir connu les honneurs du Capitole, le colonel Passy avait été précipité de la roche Tarpéienne…

"Livre de combat" autant que mémoires, les souvenirs de Passy doivent par conséquent être abordés avec prudence. Le lecteur ne doit jamais oublier qu'il tient entre ses mains à la fois le récit fouillé d'un très important acteur de la Résistance française et la mise au point d'un homme finalement cloué au pilori. Placé au coeur des événements, décisions et missions, Passy eut beaucoup à connaître de la vie de la France libre puis combattante, et de ceux qui la firent. Ses mémoires regorgent donc très naturellement de portraits souvent sans concession, quelquefois inutilement négatifs sur les uns ou les autres, qu'ils s'appellent Jean Moulin, Emmanuel d'Astier de la Vigerie ou Pierre Fourcaud, Félix Gouin ou André Manuel, André Philip ou Christian Pineau, colonel Rémy ou Maurice Schumann.

A l'inverse, Pierre Brossolette jouit d'un traitement particulièrement flatteur. Ami, mentor politique, principal adjoint puis compagnon de mission, Brossolette marqua à tout jamais le chef du BCRA. Son portrait apparaît excessivement louangeur : l'oeuvre remarquable en Résistance du chantre des "soutiers de la gloire" aurait suffi à établir sa postérité. Plus généralement, Passy montre les débats qui agitèrent la France libre puis combattante, ainsi que certaines des rudes querelles intestines qui, quelquefois, en découlèrent, et en donne une lecture souvent partiale. Il décrit les hésitations et approximations normales des services français libres, avant de livrer une vision parfois bien personnelle de certains événements ou processus, en particulier, on l'a dit, de la mission Arquebuse-Brumaire et de la constitution du CNR.

Rédigés tôt après la Libération, au nombre des tout premiers mémoires d'acteurs de la Résistance française publiés, les souvenirs du colonel Passy donnèrent une foule d'informations précieuses pour la compréhension des années sombres. Simultanément, du fait de l'histoire personnelle de leur auteur et de l'inaccessibilité des archives, ils imposèrent une lecture quelquefois contestable des faits. Comme le souligne Jean-Louis Crémieux-Brilhac, ils éclairent "les étapes suivant lesquelles peut se construire la mémoire collective, mais aussi les cheminements au terme desquels s'accréditent les fausses légendes".

Aujourd'hui que les archives sont ouvertes et que les travaux scientifiques se sont multipliés, cet ouvrage important demeure une synthèse utile sur l'organisation du renseignement et de l'action en France à partir de Londres, entre 1940 et 1943. Il mérite d'être lu, étudié et disséqué par tous ceux que l'histoire des années sombres intéresse.

Guillaume Piketty
( Mis en ligne le 22/12/2000 )
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