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Histoire & Sciences socialeset Témoignages et Sources Historiques  

Lettres d'un amour défunt - Correspondance 1929-1944
de Victoria Ocampo et Pierre Drieu La Rochelle
Bartillat 2009 /  25 €- 163.75  ffr. / 249 pages
ISBN : 978-2-84100-460-7
FORMAT : 12,7cm x 20,1cm

Une force amère

C’est une étrange et belle déclaration qui ouvre ces Lettres d’un amour défunt : «J’aimais vous donner la force amère de mon esprit» (p.43). Vous, c’est Victoria Ocampo : Argentine fatale, aristocrate de haute lignée, fondatrice de la grande revue sud-américaine SUR et amie de Rabindranath Tagore, de Borges et de Keyserling. Je, c’est Pierre Drieu la Rochelle : séducteur désabusé, qui combattit à Charleroi et à Verdun, lié un temps aux surréalistes, partisan de Doriot en 1936, auteur du Feu follet et de Socialisme fasciste, directeur de la N.R.F. sous l’Occupation, et enfin collaborateur suicidé.

Ocampo et Drieu se rencontrent un soir de 1929 dans le salon bleu de la duchesse de Dato. Débute ensuite cette correspondance, qui ne prit fin qu’à la mort de Drieu, en 1944, et qui entremêle trois histoires : celle d’une amitié amoureuse, celle d’un homme, et, voilée, celle d’un continent, l’Europe des catastrophes.

Drieu et Victoria Ocampo nous apparaissent ici comme des amants destinés à se manquer – dans les deux sens du terme. L’océan qui les sépare vient sans cesse le leur rappeler. Ils s’appellent, s’invitent, s’attendent ; se ratent autant qu’ils se retrouvent, dans leurs voyages comme dans leurs sentiments. Elle, désire avec netteté, rêve d’un amour entier, éternel, oblatif, qui n’espère rien d’autre que sa propre plénitude, au lieu que lui ne sait plus aimer, ne sait quoi désirer, empêtré qu’il est dans les replis râpeux d’un cœur sec et froid. Il le sait ; elle ne le détrompe pas toujours : «Je crois que vous aimez mal, Drieu. […] Vous me souhaitez un grand amour etc. ! Mais Drieu… Comment vous expliquer. Ce que je souhaite est différent. Je souhaite de pouvoir aimer parfaitement, c’est-à-dire de vivre dans l’amour-même… pas dans un grand amour seulement» (p.112). Drieu, ce terrible blasé, conçoit mal – en homme…? en cynique… ? en revenu… ? – des affinités non mêlées d’attirance sexuelle : «Je me reproche de continuer mes relations avec toi, du moment qu’une fureur de coït ne me jette pas sans répit sur toi» (p.75). Lucidité et franchise ! qui n’en caractérisent pas moins ici l’homme blasé, qui a désappris de trancher et se vautre dans le spleen : l’homme d’âcreté autant que de nonchalance – d’affectation de la nonchalance... Drieu pourrait dire avec Rimbaud, qu’il admire : «L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes». Drieu est de ces hommes mi-lymphatiques, mi-bouillonnants, qui voudraient bander bien et n’en savent plus le moyen : «Je suis un prophète aux couilles rongées par les fourmis» (p.82). La mélancolie et les regrets grignotent évidemment la trame de ces quinze années de correspondance, marquée du sceau d’une absurde impossibilité ; de l’imagination de ce qui aurait pu être et fut manqué. Drieu écrit à Ocampo en 1933 : «Je regretterai toute ma vie de n’avoir pas été ton amant pour la vie. Ç’aurait été profondément magnifique et grand» (p.144). Et cet aveu émouvant, dix ans après leur rencontre : «Quand je suis moi-même, dans la solitude, je t’appelle quelquefois et je te murmure : «Regarde Vic je suis bien celui que tu aimais»» (p.197).

Ce qui heurte l’exigeante Argentine, dans les premiers temps, c’est, on l’aura deviné, la dispersion amoureuse de Drieu, son incapacité à s’attarder, à s’attacher. Cette dispersion donjuanesque n’est jamais que le reflet d’un morcellement plus profond, palpable dans la forme même des premières lettres, sortes de cadavres exquis dans quoi s’amoncellent des propos décousus, sans rapport entre eux, sans colonne vertébrale, sans direction. L’âme de Drieu, hantée par la décadence, paraît précisément à l’image de cette Europe qui se décompose et qui ne sait plus comment recoller les morceaux : «Je suis terriblement absorbé par l’Europe, à laquelle j’adhère terriblement. Mon agonie est son agonie» (p.158). Plus tôt, en 1933 : «Tout devient de plus en plus noir en Europe. On en vient à souhaiter le premier éclair» (p.146). Cet éclair, cette illumination, cette Apocalypse, on croirait que Drieu les appelle sur lui !

Drieu balance en amour, il balancera toujours en politique, et, de concert avec son amante lointaine, il hésite entre temporel et spirituel. La tragédie de Drieu, telle qu’elle apparaît dans ces lettres tristes d’énergie dilapidée, c’est au fond la difficulté qu’il connut d’adhérer de façon pure et parfaite à un idéal fondu dans l’action. Drieu croira résoudre ses contradictions à partir du fatidique 6 février 1934, lorsque les ligues d’extrême-droite provoqueront de sanglantes émeutes sur les marches du Palais Bourbon. Il se proclamera socialiste et fasciste et entrera, deux ans plus tard, au P.P.F. de Doriot. Alors, c’est la joie – mais une joie mélangée : «Je suis heureux de combattre, d’adhérer. Mais mon esprit reste libre dans une certaine zone. Ne crains rien» (p.168). Éclate-t-il comme un pressentiment du désastre, ce «Ne crains rien» ! À cette époque, pour Drieu, il faut choisir : c’est ou fascisme, ou communisme ! Elle, inquiète, lucide, garde la tête froide, rejette l’alternative et fait un pas de côté : «Il faudra vite trouver autre chose, SINON NOUS SAUTERONS TOUS, crois-moi. […] Je n’ai foi ni dans les dieux fascistes ni dans les dieux communistes. Mon royaume n’appartient pas… au monde de la politique».

«L’on n’aime pas le monde si l’on ne s’aime pas soi-même», remarque une certaine psychanalyse de comptoir, volontiers régurgitée par les fascistologues à la petite semaine. L’inverse ne serait-il pas plus vrai, qu’on ne s’aime pas soi-même quand on n’aime pas le monde, quand on échoue à l’aimer, à s’offrir à lui ? Ceux qui aiment avec gourmandise n’ont pas le temps de s’abaisser, et Drieu passa sa vie à se dénigrer. «Pierrot», c’est une énergie pâle, un désir visqueux, incapables de se rassembler un en point de lumière, comme ils le firent en lui, au feu, à Charleroi, en 1914… Alors, on fait des rêves d’unité primordiale, saine et pure, paradisiaque. Déjà en 1929 : «J’ai été extrêmement touché par la pensée centrale dionysienne – qui est que le monde est divisé et souffre d’être divisé et cherche à se rejoindre» (p.57). Sous l’Occupation, Drieu, alors directeur de la N.R.F., s’absorbe dans la pensée mythique indienne : il exulte en découvrant Sankara, un maître du Védanta qui vécut aux VIIIe et IXe siècles : «Je crois comme Averroès qu’il n’y a qu’une seule âme universelle, comme Sankara qu’il n’y a qu’un seul soi et que le monde est le rêve de ce soi […]» (cité p.228). Dans le testament envoyé à Ocampo et Malraux avant de se suicider, Drieu écrit : «Mais en tout cas, je suis assez mûri. J’ai eu le temps de goûter assez sérieusement à la sainte science de l’Inde. Et en un sens, comme je n’ai pas une grande disposition mystique ni une grande faculté métaphysique, il vaut mieux partir au moment où je suis, de par les circonstances, au plus haut de l’enchantement» (p.230).

Drieu nous plaît et nous déplaît, dans ces Lettres d’un amour défunt, comme une âme percluse des douleurs modernes, nées de l’absence d’un clair attachement (quand bien même il s’attacha, hélas, à ce à quoi il ne fallait pas s’attacher !) ; comme un esprit qui se meurt de n’avoir su où porter son souffle… «La multiplication des besoins et des possibles de l’âme m’a toujours laissé stupide. Mais je suppose que travaille dans nos cœurs, que nous le voulions ou non, une secrète hiérarchie de nos dilections» (p.209). Vision subtile et magnifique ! d’une âme déçue, oui, mais d’une âme qui voulut bien, on le voit, de l’espérance accueillir quelques éclats argentés, par-delà sa faute et sa fin, «échappée d’une page de Plutarque» (Gabriel Matzneff). La fin, en effet, d’une espèce de Caton ténébreux, qui trouva dans le Platon du Phèdre, mais plus encore dans Sankara l’hindou, un esprit psychopompe.

Jean-Baptiste Fichet
( Mis en ligne le 11/11/2009 )
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