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Histoire & Sciences socialeset Témoignages et Sources Historiques  

De l'amour et des bombes - Epopée d'une anarchiste
de Emma Goldman
André Versaille 2011 /  19.90 €- 130.35  ffr. / 320 pages
ISBN : 978-2-87495-148-0
FORMAT : 15,6cm x 24,1cm

Traduction de Cathy Bernheim et Annette Lévy-Willard

L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris X – Nanterre et à l’IEP de Paris.


La révolution faite femme ?

Emma Goldman (1869-1940) est l’une de ces figures de femmes révolutionnaires de la Belle époque, bien oubliée de nos jours… Pourtant, cette version américaine de Rosa Luxembourg aura joué sa partition dans le mouvement révolutionnaire, aux États-Unis puis dans la Russie bolchevique, avant de réaliser, comme tant d’autres anarchistes, à commencer par un Victor Serge, la dimension totalitaire du communisme soviétique. Une vie retracée à la première personne dans cette réédition bienvenue de son autobiographie Living my life, publiée en 1970.

Une vie, qui commence – au sens politique du terme – en 1889, avec l’arrivée d’une jeune femme de 20 ans à New York, fuyant un milieu familial oppressant de Juifs russes immigrés en 1884, fuyant les pogroms pour découvrir le déclassement social... On est aux lendemains du drame de Haymarket (1887, Chicago), qui place sur la sellette le mouvement anarchiste américain : révoltée par nature, Emma trouve dans la mouvance anarchiste russe et allemande une famille, une communauté, des idées. C’est le début d’une carrière, d’abord amateur (elle gagne péniblement sa vie comme cousette), puis engagée, de militante, au sein du mouvement : pour le lecteur de cette autobiographie passionnée, c’est également une plongée dans le monde ouvrier américain de la fin du XIXe siècle. Plongée riche, tant la nébuleuse socialiste et anarchiste s’avère dense, complexe, divisée en journaux, familles, et origines nationales diverses. Mais peu à peu, la figure d’Emma Goldman, propagandiste infatigable, oratrice passionnée, s’affirme, aux côtés d’autres personnages dont Alexander «Sasha» Berkmann, son compagnon de toujours, qui tira notamment sur W. C. Frick. De la propagande à la propagande par le fait, puis au terrorisme, le pas a été parfois franchi… et le prix payé. On découvre, au hasard de la lecture, l’affrontement entre les autorités et le mouvement ouvrier, les lois anti-anarchistes, et pour ainsi dire, la préhistoire de l’affaire Sacco-Vanzetti.

Après avoir été finalement expulsée d’Amérique, notamment pour son action durant la Grande Guerre, Emma Goldman parvient dans la Petrograd bolchevique et découvre enfin la révolution triomphante : passé l’enthousiasme initial, l’auteur fixe un tableau apocalyptique de la jeune URSS en pleine guerre civile. Car la Russie révolutionnaire, aux prises avec les armées blanches, ne tolère aucune dissidence : à peine protégée par son statut d’américaine et de propagandiste méritante (elle a connu la prison…), Emma Goldman parcourt la Russie pour découvrir la réalité du jeune pouvoir soviétique face aux libertaires. Alors que Lénine signe, en 1920, son attaque contre les ci-devant «gauchistes» («Une maladie infantile du communisme…») - et met immédiatement en pratique son discours en pourchassant Nestor Makhno et les anarchistes en général, écrasant la révolte de Cronstadt (1921) sans merci – Emma tente, désespérément, de défendre cette révolution dont elle sent bien qu’elle va dévorer quelques-uns de ses petits !… Et le lecteur, au hasard des rencontres (Kropotkine, Zinoviev, Kollontaï, Trotski…), parvient jusqu’au dieu Lénine, glaçant de certitudes : magnifique démonstration du culte de la personnalité qui sera encore accru, sous Staline.

Fuyant l’URSS après les USA, la révolutionnaire, non pas assagie, mais désabusée, finira bourgeoisement sa vie, entre la France et l’Angleterre, conservant une force d’indignation qui irrigue ses mémoires.

L’ouvrage se distingue également par le portrait d’une femme relativement libre d’allure et de mœurs, dans un temps où la pruderie de gauche va de pair avec celle de droite : allant d’homme en homme, sans se sentir contrainte par des conventions sociales qu’elle réprouve, Emma Goldman fait aussi figure de femme libre, défendant un féminisme qui englobe, sous son aile, les droits des femmes, les sexualités alternatives, les pratiques contraceptives… Un combat qui n’est pas à la marge et qui voit la jeune femme s’imposer dans un monde militant masculin et, en ce domaine, chargé de préjugés.

Certes, Emma peut agacer par son ton souvent péremptoire, ses jugements sans nuance et son manque d’empathie : mais il faut lui reconnaître une générosité indéniable et une force intérieure qui force le respect : ce Saint-Just en jupon tient parfaitement sa place aux côtés de figures plus connues, telle Louise Michel ou Rosa Luxembourg… Une autobiographie passionnante, écrite d’une plume vigoureuse. Un document important.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 21/06/2011 )
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