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La Volga naît en Europe
de Curzio Malaparte
Les Belles Lettres - Mémoires de guerre 2012 /  17 €- 111.35  ffr. / 298 pages
ISBN : 978-2-251-31001-5
FORMAT : 12,5 cm × 19,0 cm

Juliette Bertrand (Traducteur)

Par-delà Kaputt

Jamais réédité en France depuis 1948, La Volga naît en Europe rassemble les chroniques rédigées par Curzio Malaparte en tant que correspondant de guerre sur le front de l’Est en 1941. Bien entendu, ces reportages font écho au chef-d’œuvre de l’écrivain, Kaputt, lui aussi inspiré de la campagne de Russie. Si le rapprochement entre les deux œuvres est inévitable, ce serait cependant une erreur que de réduire ce recueil à une version minimaliste ou à un simple matériau du célèbre roman.

Malaparte rend ici compte du conflit pour le journal Corriere de la Serra ; l’intérêt de l’écrivain porte sur les conditions concrètes de la guerre et l’évolution du front germano-russe, qu’il s’agisse de la lente avancée des colonnes blindées de la Wehrmacht dans les plaines ukrainiennes ou du siège de Leningrad par les troupes germano-finlandaises. Malaparte réalise avec brio sa mission de reportage de guerre, loin des réceptions mondaines et de l’esthétisation baroque de Kaputt.

En excellent connaisseur des cultures européennes, et notamment de la Russie soviétique, l’écrivain livre une analyse politique et sociale du conflit, qui se caractérise selon lui par la mécanisation des armées et le triomphe de l’ouvrier-soldat (thème qui n’est que brièvement évoqué dans Kaputt) : «C’est la première fois, dans l’histoire de la guerre, que l’on assiste à la confrontation de deux armées dans lesquelles l’esprit militaire s’allie à l’esprit ouvrier, à la «morale ouvrière», et la discipline militaire se confond avec la discipline militaire du travail, celle des «équipes» de spécialistes".

Dans une préface rédigée en français à l’occasion de la première publication de l’ouvrage dans l’après-guerre, Malaparte justifie a posteriori son attitude politique pour le moins ambigüe par le caractère subversif de ses reportages ; l’auteur y aurait tenté de démontrer en filigrane les défaites à venir des forces de l’Axe, ainsi que la puissance et le danger du pouvoir soviétique. Et quelle meilleure preuve, selon lui, de cet engagement politique, que son arrestation par le pouvoir nazi à l’automne 1941 ?

Malaparte s’affranchit en effet des contraintes politiques imposées par le pouvoir ; l’édition restitue certains passages censurés à l’époque par les fascistes. Cette ambiguïté politique se voit décuplée par une tendance à l’esthétisation de la guerre qui, dans la lignée des récits de Jünger, constitue la marque de fabrique de Malaparte. Ce dernier n’hésite pas, malgré sa mission de correspondant de guerre, à s’arranger avec la réalité pour la teinter d’une tonalité merveilleuse («les lecteurs sont méfiants, pleins de suspicion à l’égard des choses extraordinaires»). Le talent de Malaparte semble ainsi parfois prendre le dessus sur un récit objectif du conflit, au détriment de tout regard moral, et pour le plus grand plaisir du lecteur : «La guerre, la mort ont quelquefois de ces mystérieuses délicatesses, d'un grand souffle lyrique. La guerre, parfois, a soin de transformer en images de beauté ses tableaux les plus réalistes comme si elle-même, soudain, se trouvait subjugués par la pitié que l’homme doit à l’homme, que la nature doit à l’homme». Le récit est marqué par la magnifique description du siège de Leningrad, durant lequel des patrouilles de skieurs finlandais, les ''sissit'', attaquent par petits groupes une flotte soviétique figée dans les glaces. Malaparte renoue alors avec la tradition romantique en exaltant le sentiment de sublime du spectateur fasciné par la beauté du désastre.

La Volga naît en Europe ne peut donc être réduit à sa dimension documentaire, Malaparte parvenant à s’en affranchir par deux modes de distanciation a priori incompatibles, l’analyse scientifique (le regard froid de l’anthropologue et du sociologue) et l’esthétisation romantique. L’écrivain démontre finalement la manière dont le talent littéraire s’amuse et se nourrit des contraintes.

Antoine Robineau
( Mis en ligne le 13/11/2012 )
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