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Histoire & Sciences socialeset Témoignages et Sources Historiques  

Diplomate en guerre à Kaboul - Les coulisses de l’engagement de la France
de Jean d' Amécourt
Robert Laffont 2013 /  21 €- 137.55  ffr. / 361 pages
ISBN : 978-2-221-13357-6
FORMAT : 15,6 cm × 24,2 cm

L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris X – Nanterre et à l’IEP de Paris.

Dans le cimetière des empires

A quoi servent les diplomates dans les guerres ? On pourrait se dire que la diplomatie s'efface devant les armes, qu'elle ne sert plus qu'à gérer les coulisses et préparer des lendemains qui doivent chanter... Une diplomatie de la présence sur le mode du témoignage, avec cocktails et rapports hebdomadaires ? La réalité est bien plus complexe, bien plus déroutante, et confirme déjà un fait : le rôle d'expertise des diplomates, une expertise qui suppose toutefois une présence longue, afin de bien s'imprégner du terrain et des enjeux. Ambassadeur de France à Kaboul de 2008 à 2011, Jean d'Amécourt évoque, dans un ouvrage très réussi, à la fois accessible et renseigné, sa mission en Afghanistan, et son rôle : incarner la France dans la coalition et en développer les prérogatives. Car son arrivée coïncide avec le retour de la France sur la scène afghane, son affirmation dans la coalition tenue par les anglo-saxons. Le "grand jeu", celui du Kim de Kipling, mais un "grand jeu" modernisé dans un pays singulier.

Et donc, une Excellence découvre le bourbier afghan, ce "cimetière des empires" qui aura épuisé la couronne anglaise, puis l'empire soviétique. Il s'agit de se familiariser avec un contexte chaotique, découvrir les langues locales (et tenter d'en apprendre une), s'imprégner du terrain, causer enfin avec les hommes. On le suit donc, de visites officielles en inspection de terrain, de conversations et réunions politiques. Avec l'auteur, on entre dans les ambassades, on fait la tournée des popotes du contingent français, on négocie avec le Quai d'Orsay et les généraux américains, on reçoit en coup de vent le président Sarkozy, on s'assoit aux côtés d'Hamid Karzaï et de ses divers conseillers et ministres, on s'insinue dans les instances internationales, on découvre l'Aga khan et son action philanthropique...

Un tour d'horizon passionnant qui ramène la diplomatie à ses fondements, la réalité humaine et l'expérience de l'Autre. La mission afghane est forcément spécifique et suppose, malgré toute l'efficacité des réseaux de communication, un agent capable de saisir et de réagir vite. Car la politique, nationale, américaine et internationale, pèse et chaque détail compte. Ainsi, quand un Bush s'impliquait, largement, dans l'affaire afghane, son successeur lui ne s'y intéresse guère et peine à établir des liens personnels avec le pouvoir afghan, liens pourtant indispensables. Ce n'est pas l'un des moindres intérêts de cet ouvrage que d'explorer le côté, parfois très féodal, d'une diplomatie à taille humaine, où les rapports de confiance entre individus structurent les rapports entre Etats.

Avec ce récit passionnant, riche, dense, on est loin, très loin de l'image traditionnelle du diplomate compassé, de "l'homme dans la cage de verre" décrit par Romain Gary. Au contraire, Jean d'Amécourt montre l'ampleur de l'action diplomatique, la diversité des missions, des interlocuteurs, des problèmes. Le souci d'obtenir l'information, d'en contrôler la diffusion (le nombre de rapports secrets parvenus en Une des grands journaux, et qui grippent, de ce fait, toute une négociation), de comprendre "l'âme afghane" pour éviter les bourdes : il s'agit d'apprendre vite. L'urgence aussi d'une action qui doit constamment s'adapter aux réalités de l'heure et aux acteurs (militaires, civils, etc.), intégrer les calculs des puissances régionales (le Pakistan, mais aussi l'Inde), gérer les crises (attentats, embuscades meurtrières, bavures, etc.).

L'Afghanistan apparaît, à la lecture de ce bel ouvrage, comme un défi complexe, un casse-tête que les médias simplifient par nécessité : un système à la fois ethnique, communautaire et clanique, sur lequel les occidentaux tentent de plaquer une modèle politique démocratique. Cela donne, vu de loin, un gouvernement enfermé, avec son président, à Kaboul, et un pays livré à de subtils jeux d'équilibres entre les autorités afghanes, les forces de la coalition, les puissances frontalières et les chefs locaux...

Et en embuscade, les Talibans et leurs diverses structures, la crise économique et ses impératifs. Un défi à tous les niveaux : militaire certes, mais également politique, culturel, économique, financier, etc. Comment concilier les attentes de chacun (et déjà, comment les saisir ?) ? Comment accorder les programmes civils de reconstruction et les nécessités militaires ? Comment faire émerger une économie détachée de la drogue ? Comment répartir les fonds de l'aide internationale ? Comment asseoir l'autorité du président Karzaï ? Faut-il augmenter la taille du contingent (le fameux "surge" américain, dont on découvre les origines), ou plutôt envoyer des conseillers économiques pour refonder une économie ? Chaque question en soulève d'autres, et chaque chapitre permet à l'auteur de proposer une réponse, pas forcément simple, mais éclairante.

Diplomate en guerre à Kaboul est donc un document exceptionnel, pour quiconque veut saisir dans sa complexité la situation afghane et plus largement pour quiconque s'intéresse aux relations internationales. Rédigé d'une plume souple, sur le mode de la conversation, l'ouvrage se dévore plus qu'il ne se lit, et donne à voir une diplomatie en action. On en ressort avec le sentiment d'avoir compris, un temps, la question afghane et ses ressorts internationaux.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 19/02/2013 )
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