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Histoire & Sciences socialeset Témoignages et Sources Historiques  

De la nature
de Lucrèce
Les Belles Lettres 2012 /  19.50 €- 127.73  ffr. / 460 pages
ISBN : 978-2-251-80027-1
FORMAT : 12,5 cm × 19,1 cm

Olivier Sers (Traducteur)

Alfred Ernout (Annotateur)

L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de l’I.E.P. de Toulouse, titulaire d’une maîtrise en histoire ancienne et d’un DEA de Sciences des Religions (EPHE), est actuellement conservateur à la Bibliothèque Interuniversitaire de la Sorbonne à Paris, où il est responsable du CADIST Antiquité. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne.


Poème épicurien

Les Belles Lettres nous offrent une nouvelle traduction du De rerum natura de Lucrèce. Cette édition, bilingue, n’est pas publiée dans la collection ''Classiques en poche'', car cette dernière compte déjà le poème épicurien dans son catalogue depuis 2009, reprenant le texte et la traduction d’Alfred Ernout publiés dans la ''Collection des Universités de France'', avec une introduction et des notes par Elisabeth de Fontenay. Le nouveau De rerum natura reprend le texte latin établi par Alfred Ernout, mais présenté, amendé et traduit par Olivier Sers. L’originalité de cette traduction est de prendre la forme d’alexandrins, vers pour vers, comme ce qu’Olivier Sers avait réalisé pour les Métamorphoses d’Ovide en 2009, sans parler du Satiricon de Pétrone (2001) et des Satires de Juvénal (2002).

Lucrèce est né en 98 av. J.-C. et mort en 55 av. J.-C. On sait peu de choses de lui. Ses tria nomina donnés par les manuscrits, Titus Lucretius Carus, impliquent une ascendance noble faisant remonter son patriciat aux origines de la République. Le haut personnage nommé Memmius auquel s’adresse le traité de Lucrèce, s’identifie très certainement à C. Memmius Gemellus, qui fut successivement tribun de la plèbe, préteur, puis propréteur de Bithynie. Selon une anecdote rapportée par Saint Jérôme, Lucrèce serait devenu fou après avoir absorbé à son insu un philtre d’amour. Il aurait composé son poème pendant ses intervalles de lucidité, puis se serait donné la mort. La communication de l’œuvre aurait été assurée à titre posthume par Cicéron.

Quoi qu’il en soit, le choix de la forme poétique pour exposer une doctrine philosophique, en l’occurrence celle d’Epicure, apparaît comme particulièrement original. Dès le chant I, Lucrèce souhaite annoncer aux hommes, hantés par la triple terreur de la vie, de la mort et des tourments d’outre tombe, la bonne nouvelle découverte et révélée par son maître Epicure : l’être humain se fabrique en réalité sa propre angoisse, se créant d’imaginaires et illusoires tourments dans un au-delà tout aussi illusoire. En fait, il n’y aura rien après la mort, comme il n’y eut rien avant la naissance. L’âme n’est pas immortelle ; elle est matérielle comme le corps, même si elle est composée d’atomes plus subtils. Le monde n’obéit pas au caprice des dieux, qui sont hors de lui et s’en désintéressent. Dès lors, il n’y a aucune raison de les craindre. Le monde obéit à des lois physiques simples et constantes, dont la connaissance suffit à procurer la sérénité.

L’objet du poème de Lucrèce est donc d’enseigner ces lois, à Memmius mais aussi à tous les lecteurs latins. Lucrèce donne en fait la forme d’un poème à un traité de physique anxiolytique, tout comme on enrobe l’absinthe de miel afin de faciliter l’absorption d’un remède amer (il utilise lui-même cette métaphore). Tout d’abord, il existe des «corps premiers» qui composent l’ensemble des choses en ce monde (les Epicuriens reprennent la théorie des atomes de Démocrite). Dès lors, rien n’est jamais créé ex nihilo par un prétendu pouvoir divin : rien ne se crée, tout se transforme, par la combinaison infinie des atomes, et l’espace est infini, sans centre comme le pensent les Stoïciens.

Le chant II est presque entièrement consacré aux corps premiers, qui tombent sans cesse dans le vide infini. Leurs rencontres sont le produit d’une convergence infinitésimale et aléatoire, puisqu’elle résulte de leur libre arbitre. Lucrèce entend également démontrer la pluralité des mondes, et l’épuisement progressif du nôtre, destiné à croître, vieillir et mourir. Le chant III est consacré à l’esprit-âme, matériel, composé d’atomes plus lisses et ronds. La mort n’est pas à craindre, car lorsqu’elle sera là, nous ne serons plus et ne pourrons donc souffrir. Le chant IV est consacré aux simulacres émis par les corps, aux visions, aux reflets, ou encore aux rêves provoqués par des simulacres errants, ainsi qu’au sommeil et à l’amour. Enfin, les deux derniers chants (V et VI) exposent le caractère périssable de notre monde, non créé par les dieux, qui y demeurent radicalement étrangers.

L’œuvre de Lucrèce est particulièrement importante : il s’agit en effet du seul exposé systématique de la doctrine atomiste ayant échappé au naufrage des manuscrits antiques de Démocrite et au quasi-naufrage de ceux d’Epicure. Il s’agit d’une double réussite : non seulement l’exposé technique est clair et pédagogique, mais le poème est riche en morceaux de bravoure harmonieusement disposés pour le purger de toute monotonie et relancer régulièrement l’intérêt du lecteur : invocations à Vénus (en ouverture) et à Epicure ; éloge d’Epicure, d’Empédocle, de la philosophie, du toucher, de la curiosité, des sens, des plaisirs simples, ou encore d’Athènes ; description tragique du sacrifice d’Iphigénie, description des maladies de l’âme ; profusion d’analogies, visions ou énigmes pittoresques… Ces différents tableaux attestent chez leur auteur une perception visuelle, auditive, olfactive et tactile particulièrement aiguë, qui s’exprime non sans humour. Tous nos maux viennent de l’ignorance, et c’est la vérité qui seule nous libère.

Par la suite, Lucrèce a été célébré comme poète par des personnes ne partageant pourtant pas sa philosophie, notamment Cicéron ou encore des auteurs chrétiens. C’est donc à son talent poétique que l’on doit la conservation de son texte aux périodes post-classiques, jusqu’à aujourd’hui.

Sébastien Dalmon
( Mis en ligne le 05/03/2013 )
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