L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Témoignages et Sources Historiques  

Journal politique - La République gaullienne (1958-1981)
de Michel Winock
Thierry Marchaisse Editions 2015 /  25 €- 163.75  ffr. / 495 pages
ISBN : 978-2-36280-085-6
FORMAT : 14,0 cm × 20,5 cm

L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris X – Nanterre et à l’IEP de Paris. Il est l'auteur d'une Histoire du terrorisme (Perrin, 2014).

Le dernier des grands témoins ?

2 mars 1958 : «les socialistes qui nous gouvernent ne varient pas» … 10 mai 1981 : «l’alternance démocratique fonctionne enfin». De 1958 à 1981, un socialisme chasse l’autre, et dans l’intervalle, un jeune étudiant engagé est devenu un clerc, un intellectuel au sens noble du terme, observateur et acteur, autant qu’un professeur, et un entrepreneur culturel.

Dans ce Journal politique (qui est bien plus que cela, soit dit en passant), Michel Winock offre – comment le dire autrement – à ses lecteurs l’acuité d’un regard autant que le charme d’un style. De la question algérienne et de ses débats à l’élection de François Mitterrand, il observe, commente, comme étudiant puis comme professeur accomplissant le cursus honorum, et éditeur. A cet égard, le journal se présente comme une belle galerie de portraits scandée par quelques fortes analyses et autant de formules ciselées : sur de Gaulle bien sûr («Cet homme là nous a tous grandis»… la formule qui annonce la mort de de Gaulle pourrait être placée en exergue), sur Mitterrand, «le héros de l’Observatoire», qui émerge en «opposant majeur» des brumes de la IVe République grâce à son Coup d’Etat permanent, sur «Giscard le sémillant», «Pompidou le matois», etc. Les notes sont plus ou moins fréquentes, parfois quotidiennes, parfois mensuelles, c’est un tableau pointilliste, où chaque envoi fait mouche.

Et si la politique est une passion manifeste – mais raisonnée : de l’élan oui, mais pas révolutionnaire –, elle va de pair avec un regard sur les débats de son temps : l’histoire et les historiens certes, mais plus largement le débat d’idée dans les sciences humaines au temps où il est encore vif, engagé. On cause entre amis, entre collègues (et les amateurs de sociabilité scientifique y trouveront la matière à de beaux graphiques), on commente le cinéma, la littérature, on s’interroge sur la portée politique de l’Histoire, on se prépare au jugement des pairs et aux fleurets plus ou moins mouchetés. La presse est particulièrement sollicitée, en un temps où la réflexion ne se limitait pas à un tweet. On feuillette ainsi Le Nouvel Observateur («un panier de crabes distingués») comme Esprit, on s’attriste de la mort du Libération résistant, et de la fin des grands journaux engagés, on découvre la fac de Vincennes (et son public hétéroclite) et les coulisses du Seuil, on va applaudir au TNP et défendre Furet dans L’Humanité.

Ce sont vingt années de vie intellectuelle qui se déroulent, avec ses hauts et ses bas : depuis les angoisses d’un jeune auteur publiant un premier ouvrage sur la Commune et les débats d’un jeune chroniqueur collaborant aux Lettres françaises… jusqu’aux aventures à la fois humaines et intellectuelles, comme l’accouchement d’une revue historique généraliste (ce qui, dans le paysage des années 70, et face à des forteresses comme l’EHESS, n’était pas si évident). Michel Winock campe un entrepreneur culturel autant qu’un intellectuel : c’est là aussi l’un des intérêts de ce journal de souligner l’amplitude d’une carrière.

Avec ce journal, Michel Winock s’inscrit dans une grande tradition un peu oubliée, celle des journaux et correspondances, un genre pourtant majeur, illustré par les grands noms de la politique et de la diplomatie, indispensable aux historiens comme aux amateurs d’actualité, et qui offre du passé et du présent un tableau impressionniste. A l’heure de l’immédiateté et du présentisme, cette lecture est une respiration, à la fois historique – le regard d’un homme qui passe, d’un analyste, d’un savant – et politique… car Michel Winock, contrairement à tant d’autres, su ne pas se perdre dans les extrêmes et garda la tête froide, il fut de ceux qui eurent raison avec Aron plutôt que tort avec Sartre. Cette cohérence – celle d’un homme de centre gauche lucide et enthousiaste - va de pair avec un style sobre, sans excès rhétorique, mais avec cet art de la formule, du trait qui révèle le grand pédagogue. Michel Winock ne proclame ni ne déclame, il observe, croque certains profils et l’on retrouve parfois sous sa plume cette ironie tendre du Flaubert de Bouvard et Pécuchet… son mémoire de maîtrise. `

Le journal d’un honnête homme pour les honnêtes gens, mais surtout un témoignage passionnant sur une République qui s’installe, s’impose et se métamorphose, métamorphosant les citoyens et le débat public. Une lecture stimulante, passionnante, qui allie le plaisir d’une belle plume et la vivacité d’un regard, pour quiconque entend comprendre l’évolution des idées depuis la fin des années 60.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 04/11/2015 )
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