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Histoire & Sciences socialeset Témoignages et Sources Historiques  

Carnets posthumes
de Henri-Irénée Marrou
Cerf - Intimité du christianisme 2006 /  59 €- 386.45  ffr. / 521 pages
ISBN : 2-204-07474-8
FORMAT : 14,5cm x 21,5cm

L'auteur du compte rendu : Historienne et journaliste, Jacqueline Martin-Bagnaudez est particulièrement sensibilisée aux questions d’histoire des religions et d’histoire des mentalités. Elle a publié (chez Desclée de Brouwer) des ouvrages d’initiation portant notamment sur le Moyen Age et sur l’histoire de l’art.

Le cheminement d’une vie

Il s’agit bien ici de carnets, au sens le plus matériel du terme : des notes manuscrites, rédigées sur des supports reliés ‑ parfois entamés par les deux bouts ‑, couverts d’une écriture dont quelques pages reproduites en fac-similé introduisent le lecteur dans la graphie. L’objet en est la mise en mémoire de réflexions de toutes sortes, au fil des jours, sur des sujets variés, rédigées par un des plus grands intellectuels du XXe siècle, animé d’une profonde foi catholique. De cet ensemble, il est plus facile de dire ce qu’il n’est pas que de le rapprocher de genres connus. Il ne s’agit pas d’un journal intime : rarissimes sont les rappels de telle ou telle circonstance de la vie de l’auteur et en outre la rédaction quotidienne n’est pas datée et rarement localisée. Ce n’est pas non plus une chronique de vie professionnelle : les allusions au vécu professoral de H.-I. Marrou sont plutôt rares. Encore moins un exposé de souvenirs destiné à être un mémorial familial : l’épouse du rédacteur apparaît çà et là, occasionnellement. Rien non plus du traité philosophique ni du livre de raison. Le style des méditations portant sur la vie intime n’en fait pas davantage une sorte de «Confessions» à la manière de saint Augustin. On souscrira plutôt au rapprochement fait par le cardinal Lustiger dans la préface, qui voit dans ces «Carnets» une certaine analogie avec le «Mémorial» de Pascal, encore que le volume du présent texte et la durée de sa rédaction arrêtent tout de suite la comparaison.

Ces écrits, posthumes car les héritiers ne les ont retrouvés qu’après le décès du professeur, ne sont d’ailleurs pas complets : l’auteur en aurait volontairement détruit les sept premiers éléments, qui recouvraient les années de la prime jeunesse. Tels quels, ils commencent en 1927 (Marrou avait alors 23 ans et terminait ses études) et les derniers mots en furent écrits environ un mois avant sa mort, survenue le 11 avril 1977. Leur division en carnets numérotés (il s’agit ici, disons, de l’équivalent de «livres») et la numérotation de ceux-ci (il en subsiste 6) sont du rédacteur lui-même, qui a numéroté, à la suite les uns des autres, ses rubriques, de longueurs d’ailleurs très inégales, à l’intérieur de chaque «livre». Dans l’esprit de l’auteur, à quoi correspondaient ces divisions ? Aucun rythme réel dans la rédaction : certaines tranches de temps (impossible de les nommer autrement en l’absence de date) sont abondamment représentées, et le dernier carnet recouvre 25 années.

Les thèmes traités sont divers quoique relevant tous de réflexions personnelles : il s’agit de pensées tantôt inspirées par une lecture, tantôt par une rencontre, ou encore un intérêt porté à quelque événement contemporain, mais avant tout et essentiellement, de méditations spirituelles, de prières, de notations toutes intérieures, inspirées par la foi profonde du rédacteur qui appuie sa méditation sur la Bible (essentiellement psaumes et Evangiles, quoique celui de Marc soit quasiment absent), les Pères de l’Eglise (parmi lesquels, bien normalement une place de choix est réservée à Augustin, dont le jeune historien avait fait le sujet de sa thèse), et aussi sur les idées qui s’expriment de son temps. La vie professionnelle tient peu de place directe ici et même, chose plus curieuse quand on connaît la «double vie» de H.-I. Marrou, les réflexions concernant le domaine musical sont quasi absentes.

La forme est quelque peu déroutante au premier abord, et rend bien compte du caractère purement privé de ces écrits. On relève un fréquent emploi de langues étrangères (mortes ou vivantes, voire d’idiomes régionaux), inséré au milieu de phrases en français, comme si l’auteur considérait que la pensée est parfois plus spontanément traduite dans une langue différente. Marrou a utilisé aussi de nombreuses abréviations, et même une graphie en «alphabet secret». S’il s’agissait de textes écrits pour la publication, on parlerait de négligences de style, d’une certaine désinvolture à l’égard de la grammaire. Persistent en outre et jusqu’à la fin des expressions tout droit issues de l’argot des normaliens, au premier rang desquels on n’est pas surpris de retrouver le fameux «tala», qualificatif décliné aussi en substantif. Bref, un certain désordre formel, qui n’en illustre que mieux la nature de ces textes.

L’édition en est remarquable, par la fidélité au manuscrit autant qu’il a été possible, aux textes et à leur présentation, par les explicitations d’allusions qui seraient difficilement pénétrables par le lecteur, par les traductions des expressions en langues étrangères. On apprécie l’existence de l’index des noms propres ; il était bien sûr impossible, vu la variété des thèmes traités, de constituer un index des matières. C’est donc au lecteur, au fil d’une lecture finalement d’autant plus enrichissante qu’elle est discursive, de découvrir la façon dont le Maître a vécu sa propre histoire d’homme et de chrétien. Ultime leçon de vie, qui va bien au-delà d’un enseignement dont, pourtant, tous ses étudiants gardent un souvenir fort.

Jacqueline Martin-Bagnaudez
( Mis en ligne le 24/11/2006 )
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