L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Témoignages et Sources Historiques  

Le Pire voyage au monde - Antarctique 1910-1913
de Apsley Cherry-Garrard
Paulsen 2008 /  32 €- 209.6  ffr. / 645 pages
ISBN : 978-2-916552-07-1
FORMAT : 15,5cm x 21cm

L'auteur du compte rendu: Guy Dreux est professeur certifié de Sciences Économiques et Sociales en région parisienne (92). Il est titulaire d'un DEA de sciences politiques sur le retour de l'URSS d'André Gide.

Entreprendre un ''voyage d'hiver''

A l'heure où Russes, Américains, Canadiens, Norvégiens et Danois (Groenland) se disputent l'Arctique pour l'usage des ses hydrocarbures et ses possibles routes maritimes ouvertes au gré du réchauffement climatique, il faut saluer la magnifique initiative des éditions Paulsen de proposer un catalogue tout entier consacré à la littérature des pôles, inauguré judicieusement en 2007 avec un ouvrage du trop méconnu Boris Pilniak (auteur russe des années vingt, traduit par l'impeccable Anne Coldefy-Faucard) : Le Pays d'Outre-Passe posait d'emblée qu'en ces terres glacées, les questions les plus graves et les plus profondément humaines se jouent avec une extraordinaire intensité.

Avec l'ouvrage de Cherry-Garrard, c'est le récit détaillé d'une expédition au pôle Sud qui dura trois années qui est proposé. 1910-1913, trois années de dangers et de luttes au quotidien pour la simple survie. Trois années durant lesquelles des hommes, au nom de la science, affrontent tous les dangers pour mieux connaître les glaces, les manchots et les orques, les vents et l'évolution des températures. Trois années durant lesquelles le rationnement, les crevasses, la fatigue des hommes et des bêtes (chiens et poneys), la désorientation, et parfois la curiosité sont des risques permanents. Ils sont géologues, glaciologues, biologistes… et veulent atteindre le pôle Sud. Et pour certains d'entre eux, mesurer les températures et leurs variations, observer les léopards des mers, établir des cartes ou reconstituer l'histoire de la banquise, se fera au prix de leur vie.

Face à de telles conditions de voyage, il est impossible d'échapper à une question simple : pourquoi ? La réponse est la même pour tous les participants : la science. "Depuis notre retour dans le monde civilisé, on nous pose régulièrement la question : "A quoi cela sert-il ? Y a-t-il de l'or ? Du charbon ?" l'esprit du temps est au négoce et ne voit rien de bon dans la science pure. L'industriel anglais n'a pas d'intérêt pour une étude qui ne rapportera pas un profit dans l'année, et l'homme de la rue n'y voit qu'énergie gaspillée dans un travail improductif. […] Nous voyageons pour la science. […] La science est grande si elle vous pousse à entreprendre un "voyage d'hiver" et à ne pas le regretter. Je me demande toutefois, si elle n'est pas plus grande encore, quand elle vous incite à continuer, envers et contre tout, de la servir."

Si ce voyage se fait donc en dehors de toute préoccupation de rentabilité, le récit n'en est pas gratuit, lui. Cherry-Garrard, le plus jeune de l'expédition (il n'a que vingt-quatre ans au moment du départ) veut décrire les efforts insensés de ces hommes de science, et rendre hommage au courage du premier d'entre eux, le responsable de l'expédition, Sir Robert Scott. Et puis, surtout, dans une modestie et une ferveur inébranlables, être utile aux autres, aux successeurs, aux expéditions futures. "L'une des principales visées de ce livre est de fournir aux futurs explorateurs l'inventaire le plus complet des méthodes, équipements, denrées, etc., utilisés par la dernière expédition Scott. [Ce dernier écrivait :] "Lorsqu'on écrit un récit de voyage polaire, le premier objectif est de faciliter les voyages qui vont suivre ; l'écrivain est avant tout l'obligé de ses successeurs."

Être utile aux autres, leur faciliter la préparation d'un voyage "improductif", sans "profit dans l'année" n'a rien de réducteur et l'ouvrage ne s'adresse pas aux seuls aventuriers ou scientifiques. C'est au contraire dans cette "obligation" que se dessine les contours douloureux ou heureux de cette aventure humaine. Le moindre faux-pas peut être fatal. L'équilibre des forces est si ténu que le moindre incident peut tout faire chavirer. Qu'un animal se blesse ou blesse un homme de l'expédition, et tout le transport devient problématique, les objectifs, remis en cause. Si chacun réagit différemment aux dangers, il n'y a pas pour autant de héros ou de titres de gloire revendiqués. Ces hommes n'ont pas besoin de célébration ou d'autocélébration parce que tous savent que ce voyage-là, le pire des voyages, pousse chacun aux limites du supportable. Car le drame se prépare.

Mais si Cherry-Garrard veut être utile, il avoue poursuivre un autre but : "Je voulais montrer, enfin, que si les choses avaient duré encore un peu, les hommes seraient sans nul doute devenus fous." C'est en cela que Le Pire voyage au monde, "entreprendre un voyage d'hiver", est une aventure véritable, qui contient quelque sagesse indispensable à tous les hommes.

Guy Dreux
( Mis en ligne le 14/10/2008 )
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