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Histoire & Sciences socialeset Géopolitique  

Le Procès de l'Europe - Grandeur et misère de la culture européenne
de Jean-François Mattéi
PUF - Intervention philosophique 2011 /  22 €- 144.1  ffr. / 248 pages
ISBN : 978-2-13-058929-7
FORMAT : 13,6cm x 20cm

L’Europe du sous-sol

«Nous, bon Européens…» écrivait Nietzsche, rêvant d’un cosmopolitisme de l’esprit, d’une communauté des formes et des aspirations, à des années-lumière du magma d’heureux déshérités, de dégoûtés vertueux et de culturolâtres de Bas-Empire qu’on appelle aujourd’hui Europe. «Nous, mauvais Européens» : c’est la nouvelle rengaine, à quoi Philippe Muray a donné son nom définitif de shame pride. Car le bon Européen est mauvais, et n’aime rien tant que se couvrir la tête de cendre. Ce coquet dragon à tête de porc, le voici qui s’admire chaque soir : «miroir, ô doux miroir, dis-moi qui est le plus laid !» Dieu déchu, astre mort, il ne cesse, sur le mode du ''tsimtsoum'' imaginé par la kabbale juive, de contracter son être, qu’enfin batifolent les altérités étouffées, sur un globe réconcilié.

Il a beau se rétracter, nous dit Jean-François Mattéi dans Le Procès de l’Europe, on a beau l’en presser, c’est toujours au nom de principes européens, l’humanisme critique en premier chef. Dans le procès que l’on fait, à l’intérieur et à l’extérieur, à l’Europe, c’est toujours l’Europe qui juge, puisque l’arsenal critique dont elle subit le feu nourri, c’est elle qui l’a forgé. De sorte que toute critique de l’Europe tient de l’Europe, et que son procès est un hommage qui ne se connaît pas.

N’est-il pas temps de mettre un terme à la procession de flagellants à quoi ressemble l’Europe de la bonne mauvaise conscience, laquelle devrait indisposer comme le fait son pendant grotesque, la condescendance humanitaire et droit-de-l’hommiste ? Est-il possible d’être un bon Européen, et un Européen tout court ? Peut-on conserver à l’Europe une âme qui ne soit pas pauvre béance, poche crevée pressée de voir filer ses dernières pistoles ? «J’essaie […], écrit Jean-François Mattéi, d’appréhender les principes de la culture européenne en postulant qu’il y a bien une culture européenne, comme en témoignent d’ailleurs ceux qui l’accablent, et en montrant que, dans sons sen strict, l’idée de «culture» est d’essence purement européenne».

Nous Européens gâtés baignons dans un carnaval de rafraichissantes cultures, culture d’entreprise et culture geek, culture trottinette et culture canoë-kayak, culture bio et culture Snoopy, puis il faudrait encore parler, au sujet des lecteurs des Inrocks et de Télérama, d’une culture culture, enfin nous jouirons sans doute bientôt, avis aux cadors du marketing, de cultures individuelles en kit (culture Jean-Michel et culture Philémon, culture Gaspard et culture Simone, en somme un marché pour tous et une culture pour chacun), bref, on nous sous-cultive à tire-larigot, mais il revient aujourd’hui à un philosophe d’avancer qu’il existe peut-être quelque chose comme une culture européenne. Culture par laquelle, paraît-il, l’Europe aurait idéalement dû se faire – n’eût été l’épineuse question de l’harmonisation communautaire des réglementations touchant le camembert et le bicarbonate de soude.

La culture européenne, écrit Jean-François Mattéi – puisant, au passage, à larges brassées dans un précédent livre, Le Regard vide – n’est pas tant un mausolée qu’il conviendrait d’entretenir pour les siècles des siècles, qu’un regard, lequel, mesurant l’écart entre l’horizon infini et les limitations de la réalité empirique, nourrit un désir d’outrepassement, qu’illustre la devise de Charles Quint : ''Plus Ultra'', «plus outre». Ainsi, la culture européenne est ouverte par essence, quand, à l’inverse, «la société close, celle qui est la plus proche de la nature, reproduit indéfiniment les cycles de la vie et reste bouclée sur elle-même dans une attitude défensive». L’Europe est le lieu d’une capacité historique, d’une aventure, féconde en périls et en triomphes, menée sous la houlette de «l’Idée» platonicienne, cet ailleurs idéalisé vers quoi l’esprit tend, «double condition de la formation de l’homme et de la connaissance du monde». La culture européenne, sa prétention universelle, se reconnaissent dans cette quête vivace d’un extérieur dans le temps et dans l’espace où se retremper, se lustrer, enfin s’amender. Art du dépaysement en somme, par quoi on se fait volontiers romain, grec, persan, huron, aztèque ou zoulou, afin de mieux se goûter soi-même – ou se dégoûter ! Citons Nietzsche encore, dans une lettre à Peter Gast datée du 13 mars 1881: «Je veux vivre parmi les Musulmans un bon laps de temps, et ce, là où leur foi s’exerce avec le plus de rigueur : ainsi mon regard et mon jugement pour tout ce qui est européen, acquerront plus d’acuité».

Nous voici pour de bon parmi les musulmans, au sens où le bon Frédéric l’entendait : parvenus à cette distance où «regard» et «jugement pour tout ce qui est européen» acquièrent tant d’acuité, qu’on ne peut plus se voir en peinture. La critique, au terme de sa route, déclare l’Europe une puissance du mal, un mal en puissance, et paradoxalement, par la voix des «déconstructeurs», un mal creux, vide de substance propre – méchant fantôme monté sur cheval de cauchemar, ravageant d’inanité sonore le jardin planétaire. La critique, jadis éperon de l’Europe, et son excitant, n’est plus qu’opium. Voici l’heure de l’Europe du sous-sol, maladive, vaine, semblable à l’homme peint par Dostoïevski, qui ne jouit plus que dans la nausée : «Je suis un homme malade… Je suis un homme méchant. Un homme repoussoir, voilà ce que je suis. Je crois que j’ai quelque chose au foie». L’ogre impérialiste rotait de satisfaction après dîner, tandis que l’Européen contrit digère mal l’air qu’il avale. L’ouverture, l’universel, la tolérance, l’humanisme, ces «idées européennes devenues folles» (Jean-François Mattéi adapte ici avec bonheur le fameux mot de Chesterton), ne sont plus invoquées que par «fureur de désapproprier l’Europe d’elle-même». Largesse bouffonne, d’empereur décadent, ne reconnaissant jamais de plénitude qu’à qui n’est pas lui. Aux béni-oui-oui de la béance tous azimuts, Jean-François Mattéi se propose de montrer, on l’a dit, qu’ «il y a bien une culture européenne», mieux, qu’il est permis de parler, à propos de l’Europe, de «supériorité critique, de forme négative, plutôt que d’une supériorité ontologique, de forme positive». Programme culotté, réalisé non sans mélange, comme on va le voir.

Ainsi, il est excellent de discuter, entre soi, de supériorité critique de l’Europe, tant qu’on ne se demande pas ce qu’en penserait, au hasard, un aimable Chinois, du haut de son bulldozer planétaire. «On n’a jamais vu les descendants des Aztèques, des Hindous, des Arabes ou des Turcs, qui ont dominé et soumis des peuples entiers, faire un acte d’autocritique et, plus encore, de contrition», écrit Jean-François Mattéi. Précisément, et c’est pourquoi ils ont dominé – un temps du moins. Cela dit, c’est très certainement son orgueil superbe et paresseux qui a provoqué le déclin de la civilisation arabe. Ensuite, il est légitime d’affirmer que «la culture européenne n’est pas une culture parmi d’autres à l’image d’un atoll perdu dans un archipel […], car elle est un monde qui s’est hissé à l’échelle de l’univers», puis d’observer qu’«il est devenu incongru, sinon interdit, de prêter à la culture européenne, qui n’est qu’une culture particulière, une quelconque supériorité sur les autres cultures». Mais pour ce faire, encore faudrait-il dire un mot, un tout petit, des grandes civilisations, de leurs buts et de leurs accomplissements respectifs. Le califat abbasside, par exemple, ce n’était pas, loin s’en faut, de la roupie de sansonnet. Nulle trace pourtant dans le livre de Jean-François Mattéi, qui aggrave son cas lorsqu’il nous déroule, sur une pleine page et à la gloire de l’Occident, une liste des inventions techniques européennes depuis quatre siècles, comme si aucune apocalypse de fer, de feu et de cendre, ne nous séparait de la pharmacie de Monsieur Homais. On peut redonner un peu de sang frais à une Europe zombie sans pour autant renvoyer, d’une pichenette, le reste du monde au mauvais songe de formes congelées de toute éternité. De même, on peut se lasser du tapage sur la colonisation, sans suivre l’auteur dans cette sinistre comptabilité qui consiste à placer sur la balance, en épicier scrupuleux, d’un côté les sempiternels ponts et hôpitaux, de l’autre l’assujettissement des indigènes, pour enfin découvrir qu’à tout prendre, mon bon Monsieur, l’équilibre se fait. On peut enfin reconnaître avec Mattéi que l’histoire n’est pas un concept africain, sans justifier comme lui le discours de Dakar, et cette fatuité qui traite les Africains en gamins immatures, en larves insuffisamment affamées de modernité merveilleuse… Et puis il y a ce péché mignon de Jean-François Mattéi : son goût attendrissant pour la téléologie – goût très chic après le siècle des camps et de la bombe ! Notre philosophe va ainsi décrétant la nécessité a posteriori de l’esclavage, laquelle le fait se délecter aujourd’hui d’excellent jazz. Ô voies impénétrables ! Ô Providence ! Allez, nous n’écouterons plus Tempus fugit de Bud Powell sans une pensée émue pour ces marchands d’esclaves enfantant, par ricochets dans les siècles, ce ''Nègre'' sublime…

Que faire pour restaurer l’horizon européen, quelle bonne avoine dégoter qui fera cavaler la carne Europe comme aux plus beaux jours ? Pour Jean-François Mattéi, c’est bien simple : «la raison continue d’indiquer un seul et même cap : celui de l’Idée transcendantale vers lequel l’Europe a toujours orienté son regard». L’Idée transcendantale ? Suivez la flèche ! Nous qui croyions que la perte de transcendance n’était pas un choix, mais… une perte. Qu’on ne rallumait pas les mythes ; qu’ils nous rallumaient parfois, on ne sait trop comment... Lisant la fin du Procès de l’Europe, on pense avec tendresse à L’Homme sans qualités de Musil, à la fameuse «Action Parallèle», ce comité culturo-festif au sein duquel les membres de l’élite impériale bavardent à longueur de soirée en se caressant la barbe, avant de lancer : «L’Idée, chers amis ! L’Idée !», à quoi il se trouve toujours un rabat-joie naïf pour demander : «Très bien, mais laquelle ?» C’est qu’il faut faire la transcendance, non la pleurer ; et y renoncer si on ne peut la faire.

«Les détracteurs du système précédent peuvent toujours rêver à un tout autre monde. Mais en quel mode, demande Jean-François Mattéi, sinon dans celui de la rationalité qui nous est commune ?» Sans doute, tant qu’on n’omet pas ce détail que c’est cette même rationalité qui a favorisé le présent règne des machines, et l’effarouchement consécutif de la raison. ''Plus ultra'' ? Mais elle a, cette devise, passé de Charles Quint aux machines, à la technique, laquelle a sa propre raison, que la raison ne connaît pas. Et puis l’Europe du XXe siècle, comme l’avait compris le merveilleux Musil (encore lui), s’est découverte follement intelligente – de cette intelligence qui touche à la déraison, à l’implacable logique des abrutis. La raison continue de fonctionner à plein, la raison à front de taureau, sèche et brutale… Jamais on n’a, concierge ou philosophe, autant ruminé, jusqu’au dégoût, pire, jusqu’à l’indifférence consternée. La preuve par le Le Procès de l’Europe !

Jean-François Mattéi évoque comme en passant les «unités brillantes» de l’Europe selon Braudel : «temples, églises, peintures, sculptures, mais aussi poésies, musiques, romans, drames ou textes philosophiques». En réalité, c’est vers celles-ci, et leur miroitement tragique, lumière et ténèbres, qu’il nous faut nous tourner. L’hystérie critique, la fureur de penser «par soi-même», la vanité débatteuse, prolifèrent sur l’étiolement inédit des puissances d’admiration, puissances qui requièrent l’être entier, et font se réconcilier la critique la plus sévère avec la piété la plus tendre, la plus enfantine. Oui, c’est dans ces «unités brillantes» que s’invite aujourd’hui l’étrangeté, à travers quoi des horizons se font jour, suscités non par la seule raison, mais par l’enthousiasme, l’attention, l’amour – ce même amour que christianisme et platonisme, Orient et Occident, s’accordent à placer à la source de la connaissance, et qui est la pomme d’or de l’héritage européen.

Jean-Baptiste Fichet
( Mis en ligne le 27/09/2011 )
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