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Qui a tué Daniel Pearl ?
de Bernard-Henri Lévy
Le Livre de Poche 2005 /  6.95 €- 45.52  ffr. / 506 pages
ISBN : 2-253-11357-3
FORMAT : 11x18 cm

Première publication en avril 2003 (Grasset).

L'amour du risque

L’avantage de chroniquer le Pearl de Lévy deux ans après sa sortie, à la faveur de sa publication en poche, c’est que l’on peut s’interroger sur les causes de son immense succès. Certes, BHL est un habitué des best-sellers et des plateaux télés, mais force est de constater que son ouvrage fait un véritable tabac, et ce malgré un nombre de pages conséquent et un sujet épouvantablement complexe. Alors, pourquoi les Français se sont-ils jetés en masse sur cet ouvrage, ce «romanquête», comme l’appelle son auteur, à mi-chemin entre la fiction politico-policière et l’enquête journalistique de terrain ?

Rappel des faits : le 23 janvier 2002, le reporter américain Daniel Pearl, connu et apprécié outre-Atlantique, disparaît à Karachi alors qu’il enquête sur les milieux fondamentalistes islamistes et s’apprête à interviewer Sheik Mubarak Al Sah Gilani, figure peu médiatisée de l’islamisme radical. En février de la même année, une cassette vidéo est envoyée à la presse internationale, montrant la captivité de Pearl, puis la décapitation pure et simple du journaliste.

Si, le 11 septembre 2001, les innombrables victimes du terrorisme furent symbolisées par les images surréalistes des Twin Towers s’effondrant, cette fois-ci, le visage de Pearl, martyr unique, humanisé, est filmé en direct, de près, jusqu’au bout... Choc et émois. Violence brute. Le monde s’émeut, et BHL à sa suite. Il y a peut-être déjà là un premier élément de réponse au succès du livre : Lévy s’indigne, se révolte et se pose les mêmes questions que n’importe quel quidam : au nom de quoi et de qui a-t-on assassiné de façon si odieuse un brillant journaliste ? Que révèle un tel acte de barbarie ?

BHL décide alors de reprendre l’enquête depuis le début, en explorant la double face de cet assassinat monstrueux : il détaille le trajet de Daniel Pearl, journaliste juif américain, brillant chroniqueur au Wall Street Journal, homme doux et éclairé, curieux des autres et arpenteur insatiable des coins brûlants de la planète, marié à une Française et futur papa ; et celui du cerveau de son assassinat, Omar Sheikh, issu d’une bonne famille pakistanaise confortablement implantée à Londres, d’abord écolier modèle à la London School of Economics, passionné d’échecs et champion de bras de fer, puis ardent défenseur de la cause bosniaque et, pour finir, haute figure de l’extrémisme, fervent du jihad, homme aux multiples identités, déjà impliqué dans des kidnappings et détournements d’avion.

Courageusement, BHL multiplie les voyages – Karachi, Los Angeles, Londres, Sarajevo, Kandahar, Dubaï –, les enquêtes et les liens. De fil en aiguille, il relie Omar aux services secrets pakistanais, puis aux vastes et nébuleux réseaux d’al-Qaida, et aboutit à Bashiruddin Mahmoud, savant atomiste pakistanais plus que lié à la cause islamiste. Au cours de son enquête, il croise également les ombres de Richard Reid, l’homme aux chaussures piégées du vol Paris-Miami, ou bien John Muhammad, le «sniper fou» qui terrorisa l’Amérique : tout le ramène au grand Tout fondamentaliste, dont le ventre grouillant se trouve à l’endroit précis où Pearl a tragiquement disparu, "entre Islamabad et Karachi, un véritable trou noir en comparaison duquel le Bagdad de Saddam Hussein était un dépotoir d’armes périmées."

Voilà sans doute la partie la plus remarquable de l’ouvrage : une enquête fouillée, un travail de journaliste irréprochable, soigné, loin d’une désinformation honteuse souvent pratiquée au non de la simplification. BHL bafouille, se trompe, change d’avis, persévère, preuve de son opiniâtreté intellectuelle. On appréciera moins les passages nombrilistes sur les souvenirs de «guerre» de l’auteur – Bangladesh, Bosnie –, de même que la part un peu trop belle faite à Omar, sa «personnalisation», ainsi qu’une écriture parfois brouillonne et emphatique. Et BHL le dit lui-même, il a parfois substitué l’imaginaire au réel lorsque ce dernier se dérobait. Or, il a beau faire tous les efforts possibles, l'écrivain n’est pas présent aux moments cruciaux des trajets de ces deux «personnages» principaux : l’agonie de Pearl, et le cheminement psychologique d’Omar jusqu’à son engagement dans le jihad.

Mais c’est finalement peu de chose au regard du travail énorme accompli, de cette quête exposée au lecteur et partagée respectueusement avec lui, de cette prise réelle de risque. BHL nous présente un Pakistan poisseux, ambivalent, corrompu, «le plus voyou des Etats voyous», sur lequel Pearl aurait été en train d’enquêter : «Je fais l’hypothèse d’un article en cours d’écriture sur le double-jeu d’un pouvoir pakistanais posant, d’un côté, au bon allié des Etats-Unis et se prêtant, de l’autre, à travers le plus prestigieux de ses savants, aux plus redoutables opérations de prolifération nucléaire.»

C’est peut-être là la seconde raison du succès mérité de ce livre : il a trouvé un écho auprès de ceux qui veulent comprendre, à partir du «cas Pearl», la marche complexe du monde, la nébuleuse des mouvements religieux fortement cornaqués à des enjeux géopolitiques et financiers. S’achemine-t-on inexorablement vers une guerre entre l’Orient et l’Occident ? Le philosophe René Guénon, dans son ouvrage Orient et Occident (1924), louait la force de la tradition orientale contre le «monstre» occidental, sans repères et en quête de sens. Le vieux sage, converti au soufisme à la fin de sa vie, prônait un islam modéré et éclairé.

BHL, à son tour, constate : «Qui aura raison de l’autre : les héritiers de ce très ancien commerce des hommes et des cultures qui va d’Avicenne à Mahfouz en passant par les sages de Cordou – ou les furieux des camps de Peshawar qui appellent au jihad et, le ventre bardé d’explosifs, aspirent à mourir en martyrs ?» Et de conclure, en guise de réponse : «C’est la grande affaire du siècle qui commence. C’était je crois la grande affaire de Pearl lorsqu’il s’emportait contre tous les doctrinaires d’une guerre des civilisations qui ne nous promet que le pire.»

Caroline Bee
( Mis en ligne le 18/07/2005 )
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