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Rupture dans la civilisation - Le révélateur irakien
de Jacques Julliard
Gallimard - NRF Essais 2003 /  5.50 €- 36.03  ffr. / 84 pages
ISBN : 2-07-074682-8
FORMAT : 14x21 cm

Malaise dans la civilisation

Jacques Julliard propose avec ce court essai comme un éditorial allongé, tel que ceux dont les habitués du Nouvel Observateur sont familiers. En une petite centaine de pages, l’intellectuel et éminent historien propose une vue toute personnelle de la situation mondiale. De quoi nourrir sa propre réflexion sur les aléas et les conséquences de la politique bushienne.

D’emblée, Jacques Julliard se positionne parmi les opposants farouches à celle-ci, n’hésitant pas à attaquer de front les évolutions politiques et culturelles en cours outre-atlantique ; il ne se sent en effet retenu en rien par les décennies d’entente franco-américaine. Contrairement à d’autres, il ne veut pas «suivre aveuglément Bush par fidélité à Wilson» (p.12) mais cherche à montrer les fautes américaines, au nom même de cette amitié… Pour lui, le fiasco irakien fut le révélateur le plus flagrant d’une dérive et de ce qu’il appelle une rupture civilisationnelle dans l’Occident… Rappelant les motifs bancals de la politique américaine en Irak (la supposée présence d’armes de destruction massive, les liaisons prétendues entre Saddam Hussein et Al-Qaida, la prétention à une contagion démocratique dans le monde musulman et le règlement de la question palestinienne), il pointe ensuite du doigt les raisons sous-jacentes à cette intervention, rappelant qu’au même moment, la Corée annonçait qu’elle se dotait elle-même d’un arsenal nucléaire… Sans tomber dans une «vision pétrochimique de l’histoire» (p.17) forcément réductrice, l’intellectuel cite évidemment les intérêts pétroliers américains dans la région. Il y ajoute le désir de vengeance né des attentats du 11 septembre et la préparation de la réélection de Bush cette année…

Ce contexte, connu de tous, expliquerait l’étonnant changement des mentalités américaines et sa rapidité. Jacques Julliard s’étonne, voire s’alarme, qu’au pays du Watergate, du "Monicagate" et de la toute puissante liberté d’expression, «un peuple […], le plus puissant du monde, ait pu se laisser persuader qu’un lointain pays arabe, exsangue et sous développé, constituait une menace pour sa sécurité (p.25). C’est sans doute grossir le trait et oublier que la société civile américaine est moins dupe et «bushiste» qu’il nous semble, sans doute aussi "bushiste" en fait que la société française, au vu des résultats des présidentielles 2002, apparaît comme unanimement chiraquienne…

C’est l’analyse globale donnée par J. Julliard sur l’Occident et l’Europe, notamment au chapitre IV, qui retient surtout l’attention. Pour l’auteur en effet, «la plus grande victoire de Ben Laden […] c’est enfin l’éclatement de l’Occident qui s’en est suivi.» (p.73). Géopolitiquement et culturellement, l’auteur identifie une ligne de partage entre l’Amérique républicaine et l’Europe en construction, fossé que l’actualité la plus récente semble illustrer. A l’unilatéralisme américain s’opposerait un multilatéralisme européen autour de valeurs divergentes. Il souligne l’hostilité générale des Etats-Unis envers une Europe dont la fragilité politique n’empêche pas un incroyable potentiel fédérateur, et dont la puissance économique et financière rivalise avec l’hyper puissance états-unienne. L’européisme de Julliard, couplé à un réalisme politique mâtiné d’un grand espoir, s’exprime seul dans cette déclaration : «Nous voulons que l’Europe soit un gouvernement !» (p.59), entendons une puissance mondiale. Pour ce faire, à l’aune de l’élargissement de l’Union aux PECO, il affirme la nécessité d’un noyau dur franco-allemand, dans une Europe à plusieurs vitesses dont il montre les mérites. Il va jusqu’à proposer l’idée insolente mais convaincante d’un fédéralisme diplomatique franco-allemand… En un mot, il explique que, face à l’hybris américaine, l’Europe a le droit d’affirmer elle aussi sa puissance…

L’historien et éditorialiste offre par là une grille de lecture intéressante, devinant, loin des projections huntingtoniennes d’un «choc des civilisations», une fracture au cœur même de la civilisation occidentale. L’idée est catastrophiste, et caricaturale prise au pied de la lettre. Mais ce «malaise dans la civilisation», pour reprendre l’expression freudienne, n’en est pas moins une problématique séduisante. Il illustrerait ce que le grand psychanalyste appelait «le narcissisme des petites différences». N’est-ce pas là, en effet, l’un des moteurs les plus dynamiques des conflits et des tensions dans l’histoire, cependant que «la dignité de la différence», pour reprendre le titre du récent essai de Jonathan Sacks (Bayard, 2004), pourrait au contraire constituer une facteur d’apaisement, sinon d’indifférence ?

Quoiqu’il en soit, avec Rupture dans la civilisation, Jacques Julliard incarne brillamment la fonction de l’intellectuel, qui est de réagir à l’événement en maintenant cette disposition, raréfiée, à l’étonnement.

Thomas Roman
( Mis en ligne le 09/04/2004 )
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