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Alain Savary, Politique et honneur
de Serge Hurtig (coordinateur)
Presses de Sciences Po 2002 /  26 €- 170.3  ffr.

Politique, honneur et sacrifice

En consacrant un ouvrage collectif à Alain Savary (1918-1988) les Presses de Sciences Po permettent de redécouvrir une figure notable de la gauche française non communiste sous les IVème et Vème Républiques. Parmi les contributions figurent des témoignages amicaux, comme celui de Serge Hurtig, qui coordonne le projet, mais le propos du livre n'est pas exclusivement biographique, et c'est le "moi social plutôt que le moi intime" (Omar Carlier), qui se trouve mis en lumière. Et plus encore qu'un "moi", c'est un parcours qui se dessine : résistant, membres des Forces Françaises Libres dès 1940, Compagnon de la Libération, puis commissaire de la République pendant la période qui préside au retour de la légalité en France, Savary s'engage à gauche, se passionne pour les questions de décolonisation. C'est ce qui amène Guy Mollet à lui confier un secrétariat d'État aux affaires marocaines et tunisiennes en 1956.

La période est cruciale, puisque vient justement l'heure de l'émancipation pour les deux pays. Savary gère cette situation en "libéral, refusant toute politique de force et d'intimidation" (Serge Bernstein). La gauche sortie des affaires nationales par la Vème République gaulliste, il participe activement à la recomposition de la gauche, prenant la tête entre 1969 et 1971 du tout jeune parti socialiste. En 1973, il devient le premier président de la Région Midi-Pyrénées, poste dont il démissionne en 1981 alors que la gauche revient au pouvoir pour prendre le ministère de l'Éducation nationale, non sans hésitation, car il sait la difficulté d'un secteur où les attentes de l'électorat de gauche sont cruciales.

En dépit de cette riche carrière, on se rend compte à la lecture de l'ouvrage qu'Alain Savary est l'un de ces politiques qui joua de malchance avec la postérité. Une première fois en 1969 : à la tête du Parti socialiste, il est promis aux premiers rôles. Mais il se voit déloger par François Mitterrand lors du Congrès d'Épinay. Une seconde fois en 1984 : il défend en tant que Ministre de l'Éducation nationale un projet de loi visant à la laïcisation et à l'unification de l'enseignement en France. L'entreprise avance lentement, les résistances sont considérables -, venues d'une droite effrayée par la radicalité de certaines interprétations possibles, mais aussi d'une gauche déçue par les vestiges d'une prudence que Savary et plus encore Mitterrand souhaitent conserver. Finalement, l'ampleur des protestations est telle que François Mitterrand fait retirer le texte. Ainsi lâché par le président, le gouvernement de Mauroy, auquel appartient Savary tombe, et le ministre disparaît de la scène politique.

Ces deux défaites, si différentes de nature et de niveau, ont pourtant des ressorts communs. Chaque fois, Alain Savary apparaît comme l'homme de la solution équilibrée dans des temps où la crispation était telle, rapporte-t-on, que parfois des interlocuteurs du ministre refusaient la proposition d'un café pour n'avoir rien à accepter d'un homme de gauche ! Au PS, ce fut l'incapacité d'imposer une ligne ouverte entre les dérives vers la droite d'une fraction du parti et la turbulence à gauche qui fit son échec.

Au fil des contributions, on voit en effet que Savary apparaît souvent comme l'homme qui prend son temps, et sans renier ses convictions, cherche le compromis raisonnable. Cela le conduit à une aversion pour le temps court des médias. Cette attitude tout à son honneur - le titre du livre est révélateur- compromet pourtant la lisibilité de son action, comme cela se produit en 1984. Il est d'autant plus desservi que le pays est amateur de vastes plans de réformes - dont la rhétorique s'accentue dans les années 80.

Aussi bien, c'est assez ironiquement que l'on note en lisant le chapitre consacré par Danièle Bernard et Françoise Lepagnot-Leca à son action dans l'enseignement supérieur, que c'est ce qui reste de son oeuvre, alors qu'il négligea les conseils de prudence et céda à la tentation de grande réforme. Il impose ainsi, contre une opposition parlementaire forcenée une série de mesures qui aboutissent, comme on le voit aujourd'hui, à faire de l'université la seule administration gérée comme une communauté post-soixante-huitarde. On ne partagera donc pas forcément l'optimisme nuancé des auteurs sur ce point : la loi Savary reste à bien des égards comme celle qui organise le désordre plus qu'elle n'y remédie.

Au-delà de l'histoire de Savary, ce que dessine le livre coordonné par Serge Hurtig, c'est le portrait d'une certaine gauche, qui sort du tumulte du XXème siècle, sans pour autant se perdre dans les méandres de la gestion du pouvoir pour lui-même. Le lecteur apprendra donc beaucoup sur l'évolution du socialisme et cette richesse témoigne de la parfaite maîtrise de l'ensemble. Issu d'un colloque soutenu par le CHEVS (le laboratoire d'histoire de Sciences Po) et l'INRP, il ne se limite pas à restituer des actes (disponibles par ailleurs) mais représente un vrai travail d'édition, donc de sélection, qui lui donne son unité.
Enrichi par le soin apporté à l'édition (un index, une bibliographie, mais aussi la présentation, la typographie, un très beau fac-similé de lettre de De Gaulle en 1942) il prouve que l'ouvrage collectif est un genre à part entière, dont on doit souligner l'intérêt et le dynamisme. Il faut donc en juger comme d'une oeuvre propre, ce qui permet de relever quelques absences. D'abord, même si tel fut visiblement le pari du livre, l'homme manque un peu dans cet ouvrage qui lui est consacré ; on aurait également aimé y trouver des détails plus précis sur les rapports entre Savary et Mitterrand. Il n'en reste pas moins que le livre nous montre la marche de la gauche française, vers sa maturité et si Savary fut l'honneur de ce progrès, on ne peut manquer d'y goûter, aussi, l'amertume d'un sacrifice.

Thierry Leterre est professeur de science politique à l'Université de Versailles St Quentin.
( Mis en ligne le 04/11/2002 )
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