L'actualité du livre
Philosophie  

Philosopher à trente ans
de Jean Jaurès
Fayard 2000 /  21.37 €- 139.97  ffr. / 446 pages
ISBN : 2-213-60552-1

Un philosophe à découvrir, Jean Jaurès

Ce n'est pas tous les jours qu'un un nouvel auteur philosophique de qualité nous est donné à découvrir; et il est à vrai dire exceptionnel que ce philosophe soit précisément une personnalité célèbre. C'est pourtant la surprise que nous réservent les éditions Fayard en réunissant un certain nombre de cours de Jean Jaurès à Albi, ses deux thèses, l'une intitulée De la réalité du monde sensible l'autre -la thèse complémentaire, dont le volume reproduit la version traduite du latin par Veber en l'annotant- portant sur Les premiers linéaments du socialisme allemand chez Luther, Kant, Fichte et Hegel.

Sans doute les spécialistes étaient bien au courant de cet aspect de Jaurès, normalien et agrégé de philosophie, bientôt docteur de la Sorbonne. Ce n'était pas néanmoins la facette la plus connue de la grande ombre du socialisme français, et cette partie de son oeuvre risque d'autant plus d'être occultée que, dans sa thèse principale et dans ses cours, Jaurès ne fait aucune allusion à la politique. Cet étrange paradoxe est à peine relevé par la thèse secondaire qui appartient plutôt au registre de l'histoire des doctrines telle qu'on la pratiquait alors dans l'université française, un peu hétéroclite dans ses sources, un peu vague dans ses références.

Une inexorable distance semble s'installer entre le philosophe et l'homme politique, même si Annick Taburet-Wajngart s'emploie avec raison à la minimiser en pointant, derrière l'apparence de la séparation, la continuité réelle de l'oeuvre.

La prise de recul n'étonnera pas les spécialistes de la période : la philosophie française entretient, jusqu'après la seconde guerre mondiale un rapport contrasté avec la politique; et l'apparent détachement de Jaurès signe plutôt son appartenance plénière à un milieu philosophique dont il est issu et dont il partage les habitudes dans son travail universitaire, qu'il ne qualifie un retrait ou une indifférence. C'est d'ailleurs une réelle qualité du texte de la thèse de Jaurès que d'introduire à une discussion serrée des thèses de l'époque -celles de Ravaisson, Bergson, Lyon, ou encore Lachelier, dont je considère sans hésitation que Jaurès est l'un des meilleurs critiques. Ainsi nous sommes rappelés au débat extrêmement dynamique de la philosophie en France à l'époque, qu'il est d'usage d'ignorer ou de négliger (ou dont on isole quelques éléments en se concentrant sur Bergson). Jaurès n'est pas le moindre des contributeurs à cette réflexion commune.

Ce débat, il porte essentiellement sur les rapports du sujet et de l'Etre, et Jaurès l'aborde tant dans ses cours à travers différentes questions sur la raison, la personnalité ou encore la liberté morale que dans sa thèse principale, dont il constitue le centre. Il ne faut d'ailleurs pas se méprendre sur le titre de cette thèse: Jaurès ne se demande nullement si le monde réel existe, mais comment il nous est donné dans son inévitable présence. En cela, il quitte les vieilles discussions scolastiques sur l'existence des corps extérieurs pour entrer pleinement dans la discussion moderne sur la pluralité des regards que nous portons sur le réel. Il conclut sa réflexion par une théorie du mouvement qui unit l'univers dans son "amitié avec lui-même" à la conscience que nous en prenons : cela le conduit à des interprétations à la fois hardies et intéressantes de Descartes, quand il affirme que la pensée du "je pense" est solidaire de la pensée de Dieu (plus qu'elle n'en est la condition, comme on le pense souvent). Dès lors -et

Jaurès mène sa démonstration sur plusieurs auteurs, dont Lyon- notre moi est décentré, ouvert à l'infini de l'Etre (Dieu pour Jaurès, qui n'est pas un individu).

Cela le rend très proche dans certains passages de la phénoménologie de notre temps, et notamment lorsqu'il explore la lisière de la conscience et du réel, des thèses de Jacques Garelli.

Certes, la thèse secondaire sur le socialisme rend un tout autre écho. Mais on y trouve la même pénétration du jugement lorsque Jaurès aborde des auteurs à l'époque peu connus comme Marx et même Hegel, auquel il offre une introduction intéressante. On peut certainement regretter le vague des références, mais il est traditionnel à l'époque (on peut d'ailleurs regretter aussi la belle liberté des universitaires d'antan...) Peut-être, également, on peut contester le choix éditorial de ne pas donner une traduction nouvelle de la thèse secondaire, de préférence à la solution retenue de donner la traduction la plus répandue en en signalant les imperfections. Comme tout choix, celui-ci a ses inconvénients. Cela ne saurait être une raison pour bouder un livre remarquable qui nous permet, comme le signale Madeleine Rebérioux qui signe la préface, une autre lecture de ce grand homme qui fut également un grand esprit philosophique.

Thierry Leterre
( Mis en ligne le 30/01/2001 )
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