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La science contre l'opinion - Histoire d'un divorce
de Bernadette Bensaude-Vincent
Les empêcheurs de penser en rond 2003 /  15 €- 98.25  ffr. / 290 pages
ISBN : 2-84671-087-2
FORMAT : 12 x 21 cm

L'auteur du compte-rendu: Chercheur au CNRS (Centre d'analyses et de mathématiques sociales - EHESS), Michel Bourdeau a publié divers ouvrages de philosophie de la logique (Pensée symbolique et intuition, PUF; Locus logicus, L'Harmattan) et réédité les conclusions générales du Cours de philosophie positive (Pocket) ainsi que l'Auguste Comte et le positivisime de Stuart Mill (L'Harmattan).

Le savant et l'opinion publique

Notre regard sur la science s'est profondément renouvelé depuis quelques décennies. Longtemps, celle-ci n'était interrogée que sur sa prétention à la vérité et il s'agissait donc d'examiner avant tout ce que l'administration de la preuve y a en propre. Mais le savant n'est pas un pur esprit. Le contexte de justification n'étant pas séparable du contexte de découverte, historiens, philosophes et sociologues mettent de plus en plus l'accent sur le caractère social de l'activité scientifique.

L'ouvrage de Bernadette Bensaude, qui s'est fait connaître par ses travaux d'histoire de la chimie, s'inscrit dans cette approche puisqu'il a pour thème le divorce de la science et de ce phénomène éminemment social qu'est l'opinion publique. La question des rapports de la science et de l'opinion est aussi vieille que la philosophie et l'auteur rappelle fort à propos que, science et opinion n'étant que divers degrés du savoir, une théorie de la science ne peut faire l'économie d'une réflexion sur l'opinion. On ne peut cependant en dire autant de l'opinion publique, ce dernier concept appartenant à un autre champ sémantique, non plus épistémologique mais politique. A cette première difficulté s'ajoute que nous avons des images contradictoires tant de la science que de l'opinion considérées en elles-mêmes. C'est dans les tensions entre ces différentes perspectives que l'histoire commune de la science et de l'opinion esquissée dans ce livre trouve son origine.

La première partie commence par décrire de façon fort suggestive les deux visages antithétiques de la science, inséparablement critique et dogmatique. Toute une tradition ne veut voir en effet dans la science que l'expression des Lumières. Sa fécondité s'expliquerait par ce qu'elle met en pratique le mot d'ordre de Kant : sapere aude, aie le courage de penser par toi-même. C'est ainsi que Claude Bernard faisait du doute la qualité principale du savant et que, plus près de nous, Popper exaltait les vertus de l'esprit critique et de la discussion rationnelle. Mais, comme François Lurçat nous le rappelait encore il y a peu de temps, s'en tenir là serait faire bon marché de l'autorité de la science. Quand le scientifique a parlé, le profane n'a plus qu'à se taire car, comme disait Comte, "chacun trouverait absurde de ne pas croire aux principes établis dans [l]es sciences par les hommes compétents". Ces deux composantes ne se présentent pour ainsi dire jamais à l'état pur et Condorcet par exemple, homme des Lumières s'il en est, prenait bien soin de soustraire la science au tribunal de l'opinion.

Si chacune des deux figures de la science assigne un ou parfois plusieurs rôles à l'opinion, celle-ci, dans la première partie, restait à l'arrière plan. Le rapport s'inverse dans la suivante, qui poursuit un double but : décrire l'essor de la vulgarisation scientifique, montrer ce faisant que, quoi qu'en disent certains, l'idée d'un fossé croissant entre la science et le public n'est qu'un mythe. Une place considérable est accordée au rôle des médias, qu'il s'agisse du journalisme scientifique, de la façon dont, face aux pouvoirs publics, Pasteur a su mobiliser la presse en sa faveur, ou encore de la création de musées comme le Palais de la découverte. L'auteur y propose également deux lectures de Bouvard et Pécuchet : selon toute vraisemblance, Flaubert voulait pointer du doigt une contradiction interne à la vulgarisation, mais il est également permis d'y voir une mise en scène de ces obstacles épistémologiques dont Bachelard a montré l'importance. Les trois derniers chapitres de cette partie décrivent l'opinion tour à tour disqualifiée, embrigadée puis malade, et en profitent pour égratigner au passage ces "médecins de l'opinion [qui] présentent eux-mêmes quelques symptômes de déficience".

La troisième partie, "Alternatives", suggère quelques pistes à explorer et tout d'abord deux contre-offensives, visant l'une à rendre la science moins dogmatique, l'autre à réhabiliter l'opinion publique éclairée telle qu'elle avait émergé au XVIIIe siècle. L'opinion n'est pas l'erreur, et déjà chez Aristote l'opinion droite remplissait des fonctions aussi bien politiques que cognitives. Le dernier chapitre, "Pour une doxologie", propose en conséquence de faire cohabiter plusieurs régimes de vérité et revient, sans peut-être le dire assez explicitement, sur la vieille question du rapport de l'entendement et de la volonté dans le jugement. D'un côté, dans tout jugement, même dans celui du plus compétent des experts, il y a une part qui revient à la décision volontaire; de l'autre, qu'est-ce qu'un citoyen qui n'aurait pas le courage de ses opinions ?

Tout n'est pas également convaincant dans ces pages. Ainsi, l'existence d'un "fossé grandissant" est peut-être un mythe; mais il en va ici comme de la question de savoir si oui ou non "le niveau baisse" à l'école : tant qu'on ne disposera pas de moyens fiables pour mesurer la distance qui sépare la science du public, il est à craindre que chacun continue à camper sur ses positions. De même, les rapports, fort complexes, entre opinion "doxique" et opinion publique auraient gagné à être examinés de façon plus méthodique.

S'il est donc difficile d'adhérer pleinement à la position défendue par l'auteur, l'ouvrage ne s'en signale pas moins par de nombreux mérites. Le principal tient certainement au sujet abordé, aux frontières du cognitif et du politique. Il va de soi qu'en ce qui concerne la science, ou du moins la science expérimentale, le premier contrôle est celui de l'expérience. Ne considérer la science que comme phénomène social, c'est ouvrir la porte à tous les abus : science allemande contre science juive, science bourgeoise contre science prolétarienne... Reste qu'il existe aussi un contrôle social de la science et qu'il serait regrettable que le public se laisse dessaisir, au profit d'on ne sait qui, de son droit de regard. A une époque où les hommes politiques s'en remettent de plus en plus à des comités d'experts, il est bon de dire haut et fort que l'expert n'est jamais omniscient, que, vu la diversité et la singularité des questions qui lui sont posées, le plus souvent, quelque part, sa compétence est en défaut; et l'on ne peut qu'approuver Bernadette Bensaude lorsqu'elle estime impératif de réhabiliter le régime de l'opinion comme vertu propre au citoyen.

Michel Bourdeau
( Mis en ligne le 10/10/2003 )
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