L'actualité du livre
Filmset Drame  


Les Ames mortes
de Akira Kurosawa
avec Setsuko Hara, Masayuki Mori, Toshirô Mifune, Yoshiko Kuga
MK2 2005 /  4.58 € - 29.97 ffr.
Durée film 166 mn.
Classification : Tous publics
Ce coffret comprend également Le scandale du même réalisateur

Sortie Cinéma, Pays : 1951, Japon
Titre original : Hakuchi

Version : 1 DVD 9 + 1 DVD 5/Zone 2
Format vidéo : 4/3
Format image : 1.33 (noir et blanc)
Format audio : Japonais (Mono)
Sous-titres : Français

DVD 1 :
Film
Préface de Charles Tesson (5 mn)

DVD 2 :
L’interprète - un entretetien de Charles Tesson avec le metteur en scène et comédien, Daniel Mesguich (26 mn)
Scènes commentées par Charles Tesson (27 mn)
Huit bandes annonces des films de la Collection Asie de mk2 (11 mn)



Lors de son voyage vers l’île d’Hokkaïdo, un soldat démobilisé, Kameda (Masayuki Mori), noue connaissance avec Akama (Toshiro Mifune), en route comme lui pour Sapporo afin de toucher son héritage et reconquérir Taeko (Setsuko Hara, l’actrice égérie de Yasujiro Ozu). Kameda va instantanément éprouver de la passion pour cette femme énigmatique, devenant ainsi le rival de Akama. Ce trio amoureux sera bientôt rejoint par la fugueuse Ayako (Yoshiko Kuga) qui deviendra malgré elle l’élément déclencheur d’une tragédie annoncée.

Le texte introductif annonce sans équivoque le sort de Kameda : « c’est la chronique pathétique de la fin cruelle d’une âme simple et pure. » Ce personnage central, considéré par sa communauté comme un idiot, est atteint d’une démence traumatique depuis qu’il a failli être exécuté comme criminel de guerre. Avoir vu la mort en face a profondément modifié sa vision de la vie et l’a isolé car : « l’ironie veut, poursuit le commentaire, en effet, qu’ici-bas un homme vraiment bon passe pour un idiot. » Kameda, en profond décalage avec le cynisme et le pragmatisme des gens qui l’entourent, est écarté de la société et traité comme un paria, un être faible personnifiant aussi la culpabilité et la honte sous-jacentes ressenties après la défaite du Japon à l’issue de la Seconde Guerre mondiale.

Afin de traduire les tourments intérieurs qui rongent leurs personnages, les deux acteurs vedettes s’inspirent du kabuki dans l’exagération de leurs expressions et leur hiératisme. Mifune assume le rôle du guerrier tandis que Mori endosse un registre plus féminin, les rôles de femmes étant, dans cette forme de théâtre populaire, traditionnellement dévolus aux hommes (les onnagata) quasiment depuis ses origines. Le jeu des deux actrices est par contre plus intériorisé, surtout celui de Setsuko Hara qui exprime tout le désespoir de Taeko dans un haussement de sourcils. L’éclairage ainsi que l’immobilité font parfois ressembler les visages à des masques du théâtre nô dont les représentations reposent sur une structure tripartite de la musique, Jo (introduction), Ha (exposition) et Kyu (finale), qu’utilise Akira Kurosawa pour expliquer la composition de ses films (1). Une même construction triangulaire se retrouve à l’écran dans de nombreuses scènes à trois ou deux personnages, séparés par une présence virtuelle qui s’interpose entre eux. Ce tiers peut être soit mentionné par les paroles dites soit signifié par un objet, la photographie de Taeko ou une chaise vide.

Les décors des intérieurs, toujours soignés dans les films du cinéaste, reflètent eux aussi les caractères de leurs occupants. La famille de Ayako vit dans maison modeste et conventionnelle tandis que celle de Akama matérialise la décrépitude de cet être taciturne et proche de la folie, dans laquelle s’est réfugiée sa mère avec il la partage. Cet intérieur sombre symbolise l’enfermement moral des personnages mise en relief, entre autres, par un long travelling arrière qui filme les personnages longeant un couloir comme le ferait des détenus en milieu carcéral. Les jeux d’ombres et de lumières ainsi que le paysage hivernal, à la blancheur immaculée et aux dédales formés par des monticules de neige, contribuent à cet enclerclement. Dans la ville les lignes horizontales coupées par le cadre n’offrent pas non plus de perspectives ni d’avenir aux personnages, jouets du destin, prisonniers de leurs passions (distinguées dans le film en deux parties : Amour et souffrance suivie de Amour et haine) et de la rigidité de la société.

Sensible à l’art japonais, Akira Kurosawa participe à l’engouement des artistes japonais pour les arts occidentaux, depuis l’ouverture du Japon à l’ère Meiji, tout en dénonçant la tendance de ses compatriotes à dénigrer leur propre culture. Le cinéaste, pour qui « la création est mémoire » (2), s’inspire du cinéma occidental qu’il a découvert dans son enfance surtout grâce à son frère qui était benshi (3). Certains cadrages se réfèrent aux mouvements d’avant-gardes allemands ou soviétiques des années 1920-1930, notamment dans l’illustration par les images et le son du monde intérieur perturbé de Kameda et de sa déformation de la réalité jusqu’au vertige. La scène du bal costumé sur la glace, où les protagonistes du drame se croisent parmi les patineurs aux masques grotesques, rappelle quant à elle le lyrisme de Sergueï Eisenstein. De la même manière la peinture occidentale a fortement marqué le cinéaste qui avait voulu embrasser une carrière de peintre avant d’entrer comme assistant-réalisateur à la Toho. Une touche impressionniste à la Monet sublime ainsi la scène où la fumée dégagée par un train, lors de son passage sous une passerelle métallique au-dessus de la voie ferrée, entoure de son halo les personnages.

Akira Kurosawa ne négligea pas non plus la littérature occidentale puisqu’il porta à l’écran deux œuvres de Shakespeare : Le château de l’araignée, inspiré de Macbeth, et Ran (1990) tiré du Roi Lear. Son engagement humaniste et son goût pour la littérature russe, que son frère au tempérament romantique lui a également transmis, l’ont poussé à adapter deux grands classiques Les bas-fonds (1957) de Maxime Gorki (adapté par Jean Renoir en 1936), où il transpose de manière réaliste le drame à l’époque de Edo et L’idiot de Fedor Dostoïevski. Akira Kurosawa fut cependant l’un des rares cinéastes à réussir à transposer une littérature éminemment psychologique par une création personnelle telle que la définit Béla Balázs : « l’adaptateur ne doit utiliser l’œuvre existante que comme matière première en la considérant sous l’angle spécifique de sa propre forme d’art. » L’idiot est d’autant mieux transposé qu’il fait preuve d’une fidélité cursive à l’œuvre dans un Japon moderne et enneigé, à l’instar des adaptations de Robert Bresson (4), et que le maniement aigu de l’ellipse restitue sa densité foisonnante ainsi que son pessimisme. Les autres films tirés de ce même roman n’ont laissé eux que peu de souvenirs qu’il s’agisse de L’idiot (1946) de Georges Lampin, de celui de Ivan Pyriev datant de 1958 ou de L’amour braque (1985) de Andrzej Zulawski avec une Sophie Marceau hystérique dans le rôle de Nastassia (interprétation qui tranche radicalement avec le jeu tout en retenu de Setsuko Hara dans l’adaptation de Kurosawa).

Toshiro Mifune (5) et Masayuki Mori (6) avaient joué ensemble dans le précédent film du cinéaste, Rashomon (1950). Ce film, Lion d’or au festival de Venise et Oscar du meilleur film étranger, est devenu « sa propre d’entrée » (7) ouvrant définitivement sa carrière cinématographique. Les prix contribuèrent a révélé au monde occidental le cinéma japonais avec son regain de vitalité après la guerre et a lancé la mode des films jidaigeki (drame historique) destinés plus particulièrement au marché occidental (8). Akira Kurosawa disait cependant regretter que l’œuvre qui l’a révélé ait été un film à costumes contrairement à L’idiot qui se déroulait à l’époque contemporaine. Ceci peut expliquer en partie la raison de son échec retentissant autant auprès de la critique que du public, pourtant la Shochiku inquiète avait fait réduire le film de 270 minutes d’un premier montage à 150 minutes (9), mais ce n’est qu’avec Les sept samouraïs (1954) que le cinéaste renoua avec le succès.

L’idiot n’est certes pas le long métrage le plus connu de Kurosawa, contrairement à ses fresques épiques situées dans un Japon médiéval, mais c’est une œuvre sensible, imprégnée de compassion, maîtrisée et fidèle à la substance du roman en traduisant finement les sentiments de chaque personnage. L’humanisme du cinéaste, affilié lorsqu’il était peintre à la Ligue artistique prolétarienne et militant au sein de mouvements clandestins de gauche dans sa jeunesse, se retrouve dans le personnage de Kameda ainsi que dans tous les autres. Et la meilleure façon de connaître ce réalisateur dont l’œuvre s’intéresse aux humbles et aux déshérités, que ce soit dans Vivre ou Dodes’ka-den, consiste, confiait-il à la fin de ses mémoires (10) qui s’achevait avant le tournage de L’idiot, à observer tout simplement les personnages de ses films.

Les suppléments réjouiront les inconditionnels de Charles Tesson mais décevront les autres car ils se résument à une présentation du film, ainsi que de certaines scènes clés, par le critique de cinéma et d’une discussion avec l’homme de théâtre, Daniel Mesguich, qui livre quelques judicieuses remarques sur les sentiments que lui inspire cette adaptation littéraire.


(1), (2) et (10) Akira Kurosawa, Comme une autobiographie, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1997.
(3) Narrateur qui commentait les films muets en brodant librement sur l’intrigue avant l’avènement du parlant.
(4) Une femme douce (1969) et Quatres nuits d’un rêveur (1971) tiré de Nuits blanches.
(5) Toshiro Mifune a tourné dans de nombreux films de Akira Kurosawa, jusqu’à Barberousse (1965), depuis que le cinéaste avait insisté auprès de la Toho pour le faire engager.
(6) Masayuki Mori, acteur très connu à cette époque, a été entre autres le partenaire de Setsuko Hara dans le rôle du fils nihiliste du Bal de la famille Anjo (1947) de Kozaburo Yoshimura, inspiré de La Cerisaie de Tchekhov, et dans Les contes de la lune vague après la pluie (1953) de Kenji Mizoguchi.
(7) Rashomon est le nom de la porte principale du château dans le film.
(8) Le Commandement suprême des forces alliées dans le Pacifique (S.C.A.P.), qui exerçait un contrôle sur le cinéma japonais, souhaitait favoriser les gendaigeki (films d’inspiration contemporaine) pour l’édification des spectateurs japonais. Ceci visait à bannir certaines valeurs traditionnelles (comme le suicide rituel, le code de l’honneur militaire et de la patrie, le culte des ancêtres…) et à privilégier des thèmes sur la reconstruction du pays, les difficultés sociales, l’émancipation des femmes, les droits de l’homme.
(9) Une version rééditée de 165 mn est proposée dans ce DVD.




Corinne Garnier
( Mis en ligne le 16/11/2005 )
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