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Matériaux pour une histoire polyphonique du Festival | | | Bruno Tackels Les Voix d'Avignon - (1947-2007) Soixante ans d'archives, lettres, documents et inédits - Avec un CD audio Seuil 2007 / 25 € - 163.75 ffr. / 346 pages ISBN : 978-2-02-095017-6 FORMAT : 15cm x 20,5cm Imprimer
A loccasion du soixantième anniversaire du festival dAvignon, en 2007, Laure Adler, directrice de France Culture, eut lidée dune série de feuilletons qui retraceraient lhistoire du mythique festival. Le travail a été confié à Bruno Tackels qui a construit vingt épisodes de vingt minutes chacun au cours desquels nous sont comptés 60 ans de péripéties et de créations multiples. Pour ce faire, B. Tackels sest appuyé sur des archives sonores (INA), des entretiens, mais aussi des textes commandés, écrits pour la circonstance. L. Adler, après avoir quitté la direction de France Culture, devient directrice du Seuil et souhaite donner un prolongement à cette série démissions diffusées pendant le festival, en juillet 2006. Voilà comment est né cet opus original, livre et CD à la fois.
Le parcours est chronologique, on commence donc forcément par lanecdote bien connue de linvitation lancée par le collectionneur Christian Zervos et par le poète René Char à Jean Vilar. Les deux hommes proposent à J. Vilar de reprendre, pendant une exposition dart contemporain organisée à Avignon, sa pièce qui triomphe à ce moment-là à Paris. J. Vilar refuse et propose à la place trois créations, idée que C. Zervos est obligé de refuser, faute de moyens. Quà cela ne tienne, J. Vilar, pris au jeu, recherche un autre soutien : celui du maire dAvignon, le Dr Pons. Il lobtient : le festival, qui sappelle alors «Semaine dart dramatique» est né, en 1947.
Les festivals, qui fleurissent chaque année dans toute la France avec les beaux jours, nous apparaissent aujourdhui comme un élément naturel du paysage printannier et estival : ce nétait pas du tout le cas de la Semaine dart dramatique, expérimentation nouvelle à lépoque. De même, réintroduire un théâtre de plein air à une époque où il sétait entièrement replié dans des lieux clos nallait pas de soi. Et lutilisation de la cour du Palais des papes comme scène théâtrale - et un scène théâtrale pour 3000 personnes !-, ne fut pas une affaire simple. Le décorateur attitré de J. Vilar, Léon Gischia, y parvint pourtant avec brio.
Les premières années du festival sont marquées par ses acteurs mythiques, Georges Wilson, Jeanne Moreau, Maria Casarès, Philippe Noiret, Silvia Monfort mais surtout, Gérard Philipe. Lépoque vilarienne du festival, encensée, magnifiée, regrettée, et déformée sans aucun doute aussi, est elle-même mythique. On na voulu en retenir que les triomphes de pièces classiques jouées par des étoiles. On oublie souvent que J. Vilar a tenté de faire connaître les auteurs de son temps, sans grand succès parfois (Pichette), quil y a eu des spectacles qui ont déplu au public. On connaît aussi moins la crise qua traversée J. Vilar lequel, sentant venir un essoufflement, choisit en 1963 de laisser la direction du TNP (Théâtre national populaire) de Chaillot à Georges Wilson, pour mieux se concentrer sur le festival.
Quest-ce qui peut bien expliquer lincroyable longévité de ce festival ? B. Tackels pense, et cest convaincant, que cela tient à sa position inconfortable entre tradition et modernité : «Cest que le Festival allie une double force : permanence et renouvellement, sans jamais jouer lune contre lautre» (p.99). Et cette volonté dintroduire de la modernité dans la tradition vient de J. Vilar lui-même. Cest lui qui a introduit de nouvelles formes dans le festival : le théâtre musical, le théâtre ouvert, de la danse (Béjart), du cinéma (Godard). Et de son vivant déjà, certains considéraient cela comme une trahison. Donc régression pour les uns
mais timide frilosité qui masque mal une entreprise de perpétuation dun ordre établi pour les autres.
Et ce sont ces derniers qui, grondant déjà en 1966 (que lon songe à certaines phrases provocantes du tract distribué par André Benedetto au théâtre des Carmes en 1966 : «Les classiques, au poteau», «Assez duvres classiques. Molière est un fasciste. Enterrez les cadavres, ils empestent», cité p.105) explosent en 1968, «année traumatique» du festival. J. Vilar, violemment contesté (ah ce terrible slogan : «Vilar, Béjart, Salazar» !), fut profondément marqué par cette crise et mourut dailleurs peu après, en 1971. Cest son fidèle complice, Paul Puaux, qui reprend alors le flambeau jusquen 1979 et fait vivre le festival dans la plus droite ligne possible tracée par son ami. La période P. Puaux voit monter de nouvelles figures, naître de nouvelles esthétiques (A. Mnouchkine notamment). Mais P. Puaux démissionne en 1979 pour fonder la Maison Jean Vilar.
Bernard Faivre dArcier lui succède, de 1980 à 1984 puis de 1993 à 2003. Ce modernisateur du festival introduit une nouvelle génération dartistes : Jean-Pierre Vincent, Georges Lavaudant ou Daniel Mesguich par exemple. Un certain nombre de créations de cette époque ont fait débat, mais finalement, la contestation est présente presque depuis les origines. Le syndrome du «cétait mieux avant» traverse toute lhistoire du festival, et bien malin celui qui pourrait dire de quand date ce titre darticle de journal : «Avignon à bout de souffle». Dun contempteur de Béjart à lépoque de Vilar ou bien dun pourfendeur de Jan Fabre ?
Cest Alain Crombrecque qui assure la direction du festival de 1985-1992. Cest lépoque où Antoine Vitez émerge comme un successeur de J. Vilar, - même si les deux hommes ont en fait peu travaillé ensemble. Cest aussi le moment que lon a retenu comme celui des «poètes», plus (le Mahabharata mis en scène par P. Brook) ou moins (V. Novarina) appréciés du public. La direction de Bernard Faivre dArcier se termine sur un autre épisode tragique : la première annulation de lhistoire du festival, en 2003. Curieusement, lévénement nest ni vraiment relaté, ni vraiment analysé, mais seulement évoqué par un concert de voix.
Lédition 2004 voit deux grandes nouveautés : la codirection du festival, par Hortense Archambaud et Vincent Baudriller, et la décision dattacher un artiste à chaque édition. Le scandale provoqué par lartiste associé en 2005, Jan Fabre, est resté célèbre. Mais encore une fois, la critique est presque consubstantielle du festival, et comme le faisait ironiquement remarquer Philippe Val dans le numéro du 27 juillet 2005 de Charlie Hebdo, ce sont parfois les mêmes qui regrettent le temps de Jean Vilar et qui, à lépoque, agonissaient dinjures les spectacles quil montait (il faisait allusion au journal Le Figaro) ! Rappelons pour finir que le festival a très rapidement été un lieu de débat et dexpression, sur le spectacle (avec les débats au verger dUrbain V), mais aussi sur la politique (citons la réaction dOlivier Py au massacre de Srebrenica en 1995).
La couleur était annoncée dès le début : ce parcours à travers le festival est «résolument subjectif» (p.20). Cest parfois un peu gênant : certains aspects de lhistoire du festival sont à peine effleurés (les aspects institutionnels et financiers par exemple), la place accordée à certains protagonistes est parfois trop importante. Davantage quune histoire subjective du festival, considérons ce livre-CD comme un recueil de matériaux pour une histoire polyphonique du festival. Et de ce point de vue, cest à la fois plaisant, instructif et parfois même, du fait des archives sonores, émouvant.
Cécile Obligi ( Mis en ligne le 17/03/2009 ) Imprimer | | |