Grégory 
Auda Les belles années du « milieu » 1940-1944 - Le grand banditisme dans la machine répressive allemande en France Editions Michalon 2002 / 3.21 € - 21 ffr. / 254 pages ISBN : 2841861643
Préface de Jean-Paul Brunet Imprimer
Du flot des ouvrages consacrés à l’Occupation qui inonde régulièrement les terres de l’édition, celui de Grégory Auda émerge tout particulièrement par l’originalité de son sujet comme par sa relecture de la logique répressive allemande sur le territoire national. À travers l’étude du «milieu» entre 1940 et 1944, apparemment – et à tort – subalterne aux yeux des historiens de la période, on avise combien le grand banditisme se situe à la croisée d’enjeux aussi hétéroclites que décisifs pour la compréhension des années sombres. Longtemps maintenue en lisière de la connaissance historique et cantonnée au champ des légendes populaires quelque peu fantasmées, cette question met pourtant en lumière les liens noués entre les Allemands et la pègre, à travers le système de spoliation et de répression voulu et imposé par les premiers et largement mis en oeuvre par ces derniers, sans le moindre état d’âme.
Cette mutualisation des intérêts tient essentiellement aux besoins de l’Allemagne nazie qui, victime d’un blocus à peu près total, se livra à un pillage massif au nom de l’effort de guerre. Parce qu’elles manquaient cruellement d’hommes pour cette tâche, les autorités d’occupation s’assurèrent les offices de ces nervis appâtés par le gain, qui devinrent les exécutants de leurs basses oeuvres moyennant la plus grande impunité. Elles surent asseoir leur autorité en s’appuyant sur cette constellation de truands, de voyous, de réfractaires et de relégués qu’elle parvint à mettre au pas grâce à l’implantation et à l’action d’une administration et d’une police efficaces.
Devenue l’affidée des Allemands, la pègre put alors agir les mains libres et connut son âge d’or. Bien loin de s’en tenir à l’échange de «bons procédés» avec l’envahisseur, elle agit pour son propre profit et multiplie les missions économiques (pillage, confiscations, racket, chantage financier) et crapuleuses (perquisitions, usurpations, marché noir, trafics divers, règlements de compte, torture, assassinats). Elle forge alors sa réputation de «Gestapo française» par la brutalité des méthodes employées et ses fréquentes dérives criminelles.
On assiste à cette occasion à la fois au développement du crime organisé, assez peu surprenant en temps de guerre, et à la mutation profonde d’un «milieu» qui, avec la bienveillance sinon le concours de l’occupant, s’est structuré, rassemblé, professionnalisé.
Le grand banditisme parisien, qui fit sans hésitation le choix de l’envahisseur, se renforce durant cette période, instaure un système fortement hiérarchisé et vassalisé, étend ses pseudopodes jusqu’en province. Il développe également une activité excédant largement ses domaines traditionnels et se recompose essentiellement autour de deux figures : un petit truand appelé à jouer un rôle de premier plan dans le monde du crime, Henri Chamberlin, dit Lafont, et Pierre Bonny, un temps présenté comme le «premier policier de France» et qui fut mêlé à la plupart des scandales politico-financiers des années trente. La petite frappe et le ripoux épousèrent sans barguigner la cause de l’occupant et constituèrent une bande de funeste réputation, une sorte de syndic du crime baptisé la «Carlingue» ou encore la «Gestapo de la rue Lauriston». Ils drainèrent dans leur sillage bien des malfrats plus chanceux qu’eux à la Libération. Au reste, le banditisme d’après-guerre a contracté une dette importante envers l’Occupation, puisque les truands formés à cette école feront carrière jusque dans la French Connection ou le S.A.C., deviendront pour la plupart des barbouzes acharnés, des caïds notoires ou des «parrains» installés.
Les époques de grands troubles renversent les échelles de valeur, adoubent volontiers les malfaiteurs, métamorphosent le premier venu en héros, poursuivent de la vindicte populaire les honnêtes gens. L’exemple du grand banditisme français sous l’Occupation, à travers la passionnante étude que lui consacre Grégory Auda, illustre parfaitement ce constat de bon sens et montre une fois encore combien la période des années sombres est décisive pour notre histoire contemporaine.
Jérôme Cotillon ( Mis en ligne le 25/01/2003 ) Imprimer |