|
Littérature -> Romans & Nouvelles |
| |
''Le cerveau s’endort et il fait un dernier rêve…'' | | | Dmitri Lipskerov Le Dernier rêve de la raison Editions du Revif 2009 / 20 € - 131 ffr. / 388 pages ISBN : 978-2-9525960-7-7 FORMAT : 12cm x 19cm
Traduction de Raphaëlle Pache. Imprimer
Quand une quatrième de couverture avance des noms décrivains glorieux pour présenter un auteur jusqualors inconnu, le réflexe qui prévaut chez nombre de lecteurs est souvent la méfiance : nul nignore combien les éditeurs ont le superlatif facile et éprouvent rarement de scrupules à convoquer les plus illustres romanciers pour lancer leurs nouveautés. Quelle agréable surprise de constater alors que luvre de Dmitri Lipskerov déjoue les réflexes des lettrés et mérite amplement dêtre inscrite dans la lignée des grands classiques de la littérature russe que sont un Boulgakov ou un Gogol ! A lire Le Dernier rêve de la raison, nous retrouvons de ce plaisir que nous avions goûté jadis en découvrant (et en dévorant) pour la première fois Le Maître et Marguerite.
Rien détonnant, de ce fait, à ce que le romancier russe soit très populaire en son pays puisque ce premier roman à être traduit en France possède à la fois les qualités dun «page-turner» (sans sautoriser pour autant les facilités de certains best-sellers) et une rigueur décriture et de construction narrative qui témoigne dune grande maîtrise de lart romanesque. La qualité de la traduction entre sans doute aussi pour beaucoup dans notre plaisir de lecture dès lors quelle maintient parfaitement tout au long du texte la tonalité ironique qui caractérise cette oeuvre et permet que les scènes dune drôlerie tantôt féroce tantôt cocasse fassent toujours mouche.
Comme ses glorieux maîtres, Lipskerov excelle à ancrer les phénomènes fantastiques dans un univers contemporain on ne peut plus réaliste, pour ne pas dire trivial, les poussant ainsi jusquà labsurde. Lintrigue se déroule presque entièrement dans des Poustirki, équivalents peu reluisants des cités-dortoirs de nos banlieues les plus glauques et dont la décharge est devenue le royaume dune horde de corbeaux carnassiers. Autour du personnage central dIlya Ilyassov, vieux Tatare employé dans une poissonnerie et objet de lhostilité de ses collègues de magasin comme de ses voisins, se déploie toute une galerie de créatures auxquelles lhumanité semble presque faire défaut tant elles méritent les qualificatifs daffreuses, sales, bêtes et méchantes.
Pourtant, parmi ce petit peuple dont le faciès est tout aussi monstrueux que lâme, cest le seul «innocent» quest Ilya qui connaît les métamorphoses les plus étonnantes et sanimalise chaque fois que son intégrité physique est menacée, ainsi que sa compagne denfance, la délicieuse Aïza, hélas prédestinée à toujours connaître une mort violente sous les yeux de son amoureux, quelle que soit sa réincarnation. La curieuse descendance de ces prosaïques Adam et Eve la scène initiale dans le jardin, où Ilya vole des pêches et séprend dAïza, revient de manière récurrente dans le récit pour représenter une forme dEden perdu subit quant à elle de curieuses mutations : issu dun uf de poisson, le petit Sémion, non content de vieillir à une vitesse stupéfiante comme son frère et sa sur, se végétalise jusquà devenir un homme-arbre. Néanmoins, aussi hybride soit-il, le mutant n'est pas le plus inhumain des personnages : dune sagesse de philosophe stoïque dès sa naissance, il devient le nouveau prophète russe durant ses quelques jours de vie.
La monstruosité est donc finalement davantage du côté des êtres qui ne subissent pas de plein fouet les assauts du fantastique : chez le magasinier alcoolique Pétrov, par exemple, au passé dadolescent parricide, dont le passe-temps favori consiste à capturer des pigeons pour savourer ensuite le plaisir de les décapiter à mains nues ; la morale de cet «écorcheur» dont la vie semble avoir été écrite par un Zola goguenard, réside dans ce credo, découvert dès son enfance sordide dans des crèches horrifiantes : «Le fort peut toujours trouver une bonne quantité de faibles à exploiter».
Monstruosité encore dans le duo infernal (mais ô combien cocasse parfois aussi) Mykine et Mitrokhine, Pieds Nickelés malfaisants, stupides ouvriers hébétés par lalcool, qui, lorsquils ne passent pas leur temps à se démolir le portrait lun lautre, commettent sans vergogne les pires atrocités sur autrui. La nature humaine est foncièrement mauvaise, si lon en croit ce que le romancier nous en montre à travers son conte cruel : la plupart des personnages sont animés par la haine de leur prochain et la volonté de lui nuire, le plus souvent gratuitement. Voler, tuer, tirer un maximum de jouissance du sexe, de la nourriture, de lalcool ou de la drogue, telles sont les occupations de la majeure partie dentre eux : «Nous sommes devenus de vraies bêtes féroces (
), comme si on nétait plus humains», sont parfois capables de constater certains, dans un accès de clairvoyance, tandis que dautres réclament un peu dhumanité : «Je ne suis pas une bête, tout de même».
Aussi plusieurs scènes sont-elles dune brutalité exacerbée, comme celle du massacre du jeune Ilya par le père dAïza, dès les premières pages du roman. Point de complaisance ni de politiquement correct dans la peinture des pauvres gens des Poustirki par Lipskerov : ils sont odieux, et ceux qui détiennent une forme de pouvoir ne sen tirent pas mieux. Police, armée, hôpitaux
les institutions dysfonctionnent autant que faire se peut et sont elles aussi peuplées dêtres malintentionnés. Pour nen prendre quun seul exemple, le racisme dont est victime le Tatare Ilya trouve son équivalent au poste de police à légard des Arméniens ou bien dans larmée, où le père dAnna Karlovna na pu faire carrière quà partir du moment où lon a cessé de croire, à cause de son prénom, quil était dorigine allemande. Lenfance nest pas davantage un monde dinnocence : quil sagisse des écoles ou des orphelinats, les jeunes créatures déploient force violence physique et morale à légard des plus faibles dentre eux. Cest un regard acéré, caustique et implacable que porte le romancier sur la société russe.
Cependant, il ne faudrait pas se méprendre. Malgré le pessimisme indéniable de cette vision du monde contemporain, nous navons nullement affaire à un récit intégralement noir. Cest la docte leçon dontologie de Sinitchkine à Pogossian : «Tout va sarranger [
]. Cest toujours comme ça dans la vie : dabord ça va pas ; après ça va ; et encore après tout se mélange». Rien nest entièrement dramatique dans ce roman justement parce que lensemble de la narration est placé sous le signe dune ironie grinçante qui nous pousse à sourire et même à rire (un rire jaune, souvent, certes) à la fois de lincongruité des événements fantastiques, des rebondissements ingénieux dune intrigue en apparence farfelue mais au final fort maîtrisée puisque les destins de tous les personnages finissent par se croiser et par converger vers un même point, et, bien sûr, de la stupidité des personnages dont les dialogues dun réalisme et dune verdeur étonnants ne sont pas les passages les moins savoureux du roman.
Ce rire complice que nous partageons avec le narrateur nous rend paradoxalement attachantes certaines figures a priori ingrates, comme le policier Sinitchkine, Jupiter grotesque dont la cuisse surdimensionnée et clignotante est vouée à accoucher cycliquement dune Aïza qui relève chaque fois dune espèce zoologique différente («Quest-ce que cest que cette diablerie ?», se demande-t-il à la manière dun personnage gogolien devant ses «jambes vivipares») ; lui et son épouse forment un couple un peu bête mais brave au fond : au moment où il sagit dadopter un enfant trouvé, celui-là prend conscience «de la quantité damour inemployée qui s[est] accumulée en lui, de la force de cet amour inutilisé durant toutes ces années» et comprend que sil ne commence pas à en donner, il va «se rabougrir de désespoir à la pensée de son inutilité» et que ses «sucs vitaux» vont «tourner au vinaigre». On pense encore au major Pogossian, brutal et cyclothymique dun côté, émouvant de lautre, dans ses moments dapitoiement sur le sort des malheureux ou sur le sien propre.
Enfin, même si la mort plane sur tout le roman (on y meurt beaucoup et dans de grandes souffrances), une forme despoir demeure dans ce dernier rêve de la raison qui donne son titre à louvrage. Les personnages de voyants ou de prophètes laissent pourtant peu despoir aux vivants concernant ce quil leur reste de vie sur terre. Ils naffirment pas davantage quun dieu quelconque leur a préparé une deuxième vie pleine de félicités dans lau-delà. Aussi Ilya, éternelle victime, nouveau Sisyphe destiné à voir éternellement sa belle mourir sous ses yeux selon les aléas de la métempsychose, chaque fois que le désespoir lenvahit et que le suicide se présente comme seule issue possible, ne trouve-t-il jamais de réponse à la question : Pourquoi suis-je condamné à souffrir ainsi ? «Je dois être lhomme qui souffre pour les autres [
] Mais ce nest pas moi qui ai choisi ces tourments, quelquun dautre en a décidé à ma place, sans me demander si je voulais prendre sur moi les souffrances des autres gens et si jétais en mesure de les supporter
».
Pour consoler lâme humaine (car cest bien delle quil est au fond question dans toute cette parabole comme en témoignent les interrogations eschatologiques des brutes les plus épaisses), reste donc la promesse de ce dernier rêve que lon fait au moment de mourir, parfois aussi long que la vie elle-même, voire infini : «Cest un rêve, un rêve de la raison. Le cerveau sendort et il fait un dernier rêve
». La mort tant redoutée peut alors apparaître comme une consolation. Elle fait office de somnifère quand la souffrance est trop grande : «Tu tendors après la douleur, puis il y a un rêve». Quant à notre passage sur terre, cest Sémion le sage qui nous en dévoile le sens : la destinée humaine consiste à se réjouir de ce que lon fait. «Lhomme ne parviendra jamais à connaître ce qui doit arriver après sa mort, si bien que pour être dans le vrai, il doit pouvoir se réjouir de ce quil fait».
Stéphanie Collard ( Mis en ligne le 19/08/2009 ) Imprimer | | |
|
|
|
|