|
Littérature -> Romans & Nouvelles |
| |
Le plastique, c’est fantastique ! | | | André-Joseph Dubois Les Années plastique Éditions Weyrich 2012 / 15 € - 98.25 ffr. / 232 pages ISBN : 978-2874891311 FORMAT : 12,5 x 21,5 cm Imprimer
Quun avocat des causes indéfendables disparaisse de la circulation pendant une période de sa vie, et lon sinquiète, lon sinterroge, lon interprète sans fin sa mystérieuse évaporation. Où était-il, et avec qui, et quel noir complot aura-t-il servi ? Mais quun romancier vienne à sarrêter de publier sans crier gare, qui sen inquiètera vraiment ? On finira peut-être par défoncer sa porte au vu de sa boîte aux lettres débordant dun courrier tout de même vieux de plusieurs mois. Ou pire, lon oubliera carrément de son vivant celui qui, refusant la logique stakhanoviste et cyclique des agendas de lédition, préféra se soumettre à son propre rythme décriture organique et attendre le moment qui lui semblait opportun pour faire son ''come back''.
André-Joseph Dubois a, paraît-il, publié il y a une trentaine dannées deux romans de très belle facture chez Balland, LOeil de la mouche et Celui qui aimait le monde. Puis le silence radio, le retrait. Qua-t-il vécu durant toutes ces années, lenfer, le purgatoire ou le paradis ? Il le racontera peut-être un jour prochain, à un public de curieux, lors dune présentation du livre quil vient de faire paraître aux Éditions Weyrich. En attendant, on ne peut que se réjouir de ces retrouvailles, car Les Années plastique est, par sa structure subtile autant que son écriture parfaitement maîtrisée, un très beau récit.
Nous sommes à Liège entre les années 50 et 70. Et même dans cette «petite ville dun pays minuscule», les changements de toute une époque se font sentir. Le vent de lhistoire souffle, des grandes grèves de 60 qui font voler en éclats les vitres de la Gare des Guillemins (ancienne version) aux échos dun certain mois de mai parisien qui agite les étudiants dans leurs auditoires universitaires. Les repères vacillent, les manichéismes se repositionnent, les camps irréductibles saffrontent, tiraillés entre soutien-gorge Lou ou Chantelle, méthode ogino ou pilule, fièvre consumériste ou défilés ''US Go Home'', érudition élitiste à la Gaston Paris ou sociologie de combat façon Pierre Bourdieu. Certaines femmes découvrent comme par surprise lexistence de leur clitoris en lisant la traduction du rapport Kinsey, déjà obsolète outre-Atlantique, tandis que des mâles soffusquant dêtre taxés de machisme se métamorphosent en maniaques des tâches ménagères. La société moderne est en marche sur la route du progrès, et quimporte si sa boussole est cassée : elle ne compte pas sarrêter de sitôt.
Dans ce contexte ébouriffant vont se croiser les existences de deux couples, menés par les caprices du Destin, «ce truc qui sécrit après coup, aussi périmé quun guide des chemins de fer davant lExpo 58». Il y a dune part Franklin et Alice. Lui, assistant en philologie romane (léquivalent français des études en «lettres») et contraint à travailler sur le très médiéval Brut de Wace alors que son seul rêve est de consacrer une thèse au Maître de Croisset, et elle, fille métisse issue du passage en trombe dun GI aussi noir que libérateur en 1945, souffrant dêtre devenue, après quelques fugaces étreintes seulement, une trop jeune maman. Dautre part, il y a Hélène, esprit romanesque, bovaryen à plus dun titre, mal mariée (excusez du pléonasme) à son dentiste de Lucien, un brave type fort aimable au demeurant mais qui ne jure hélas que par le foot et La Grande vadrouille.
Quoi de commun à ces deux binômes, sinon la référence à Flaubert ? Eh bien, justement : tout ce petit monde baigne dans un univers qui ressemble à sy méprendre à une Éducation sentimentale en miniature, à dimension mosane et provinciale en quelque sorte. Hélène va succomber aux avances dun fougueux amant prénommé Frédéric qui va tôt lui révéler les revers de la passion après extinction des feux ; et, lâge venu, Franklin connaîtra une déréliction similaire à celle éprouvée par les protagonistes de son uvre fétiche, une fois devenus quadragénaires. Ajoutez à cela un tableau très complet des ridicules dune génération, à travers la mise en exergue de ses poncifs, une galerie de portraits en pieds et sur estrade de ses idéologues les plus infatués, une scène désopilante dinitiation maçonnique avortée, et vous comprendrez que le Dictionnaire de la bêtise a trouvé, en terre wallonne, lune de ses transpositions romanesques les plus abouties.
Pourtant, le talent dAndré-Joseph Dubois dépasse de loin la simple uvre de démarque, le «à la manière de
». Par sa prose dabord. La précision sy allie avec une simplicité franche que sautorisent peu dauteurs hexagonaux contemporains, et le style indirect libre y est utilisé sans recherche dartifice mais bien pour dynamiser la narration lil écoute les phrases de Dubois, pour les transmettre directement au cur. Par sa construction ensuite. Certes, il y a ces deux histoires parallèles, mais on ne comprend le «plan» qui les unit quà lextrême fin et lorsque lon opère le lien avec les en-têtes des trois ou quatre premiers chapitres. Ce que nous raconte lauteur en définitive, sur un mode doux-amer, cest tout le passé présidant en filigranes à lexistence dun amour futur à peine évoqué, mais qui pourtant constitue lessentiel du récit. Un tour de force dans la description de la «ronde» des amours humaines, qui apparente la virtuosité de notre auteur à celle dun Arthur Schnitzler, cruauté en moins.
On devine aisément, à travers maintes caricatures de figures académiques notamment, que Les Années plastique est enfin un roman à clefs, avec une intention drolatique évidente. Mais en se situant plutôt au rang des fabulistes que des humoristes, Dubois a su garantir au lecteur non averti un plaisir de découverte qui ne nécessite pas davoir vécu à telle époque, dans tel milieu ou tel environnement, pour en savourer les références et en comprendre les tenants et les aboutissants. Les Années plastique est donc un roman localisable, mais pas local. Et malgré son titre évocateur dune matière synthétique rigide et dénuée de noblesse, son contenu est, lui, à chaque page, palpitant de vie. Bonne nouvelle donc : André-Joseph Dubois est de retour. Vous allez pouvoir enfin faire sa connaissance.
Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 03/02/2012 ) Imprimer | | |
|
|
|
|