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Sérieusement drôle
Gabriel Bergounioux   Il y a de
Champ Vallon - Détours 2006 /  18 € - 117.9 ffr. / 246 pages
ISBN : 2-87673-444-3
FORMAT : 12,0cm x 19,0cm
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Gabriel Bergounioux, a priori, n’est pas un fantaisiste. Professeur des universités en linguistique à l’Université d’Orléans, auteur d’ouvrages scientifiques pointus, il avait en outre déjà marqué les esprits en 2004 avec son premier roman, Il y a un, dont Il y a de est une suite. Aucun de ces deux romans ne traite de sujets légers puisqu’il s’agit dans les deux cas de la guerre, de l’asservissement des hommes, de l’absurdité de leur condition. Le premier racontait la vie d’un jeune aveugle dans une petite ville de province, la confusion des informations, les privations dues à un conflit dont on pouvait se demander s’il ne relevait pas d’un complot ourdi contre la population. Le second replonge le lecteur dans ce conflit qui reste incompréhensible et s’en impose d’autant mieux aux esprits et aux corps. Mais Il y a de resserre encore le cadre puisque tout se passe à bord d’un vieux croiseur de plus en plus déglingué participant au blocus d’une citadelle ennemie. Le jeune aveugle, mobilisé malgré son handicap à la fin d’Il y a un, est désormais transmetteur radio. Et c’est là que ça devient tragiquement drôle.

Car cet antihéros, qui est le narrateur principal – quand d’autres voix ne submergent pas la sienne le temps d’autres discours plus ou moins distincts, plus ou moins clairs –, ne comprend pas plus le sens de son travail que celui des messages qu’il doit transmettre. Et bien sûr, il ne peut rien lire, «que c’est pour ça, tu le sais, qu’on t’a mis sur ce job» (p.62). Cet Homère, aveugle comme il se doit, d’une Iliade (= «il y a de», tout le monde aura compris) burlesque, au sens rhétorique du terme, est aussi un Ulysse immobilisé dans sa cabine radio et travaillé par les bruits du monde à défaut du chant des sirènes, sur un navire progressivement gagné par la lenteur. Il n’a rien d’un chef plein de ruse, il subit au contraire tous les pouvoirs qui se succèdent. Il passerait, comme son modèle antique, pour le jouet des dieux … s’il y en avait dans les cieux, ou à défaut dans «le château» où se tiennent des officiers tout aussi inaccessibles et invisibles, jusqu’à la fin, que les ennemis (le Kafka du Château hante ce vaisseau en compagnie du Buzzati du Désert des tartares).

Ce qu’il y a, ce sont les voix et les corps entassés d’un improbable équipage, d’abord impitoyablement soumis à la discipline militaire, puis de plus en plus à la loi des plus forts, des «boss», des «caïds» qui finissent pas imposer leur monde de trafics et de rackets en tous genres. Ce qu’il y a, c’est la mer des mots, plus ou moins bons, clapotant au-dessus de la mer réelle, toujours mauvaise, même quand elle est étale, puisqu’elle est toujours un non lieu et une menace, celle de l’inévitable engloutissement. Gabriel Bergounioux se plaît à mêler les vocabulaires techniques et argotiques, les parlers des marins, de la hiérarchie, des marlous. Il oppose avec une jubilation sensible les langues de bois (mort) de l’administration et de la propagande à la verdeur de vigoureuses saillies, aux trouvailles vitales du verbe, aux échappées pas vraiment belles de l’imagination qui se terminent immanquablement par des négations (p.102, fin de chapitre sans appel : «on n’a jamais eu de perm»).

Car la situation ne cesse de se dégrader. Quand on n’a plus rien à perdre et que l’on a oublié depuis longtemps qu’on pouvait gagner quoi que ce soit – et surtout pas la guerre – il ne reste plus qu’à «se la raconter». Quand on n’a aucun pouvoir sur rien, il reste le pouvoir des mots ; on ne lutte plus que pour avoir le dernier, quand tout est perdu : «L’autre, il apprécie pas qu’on le coupe : Alors tu l’as vu. Quoi ? Bè le canot ? Qu’est-ce que t’en sais ? Rien ? Alors t’attends ton tour comme les copains, j’arrive» (avant dernier chapitre, p.238) ; et le locuteur de jouir de raconter, même s’il raconte une catastrophe, et une catastrophe dont il sera victime comme les autres ! Il y a de, ou la décomposition d’un corps social qui tente provisoirement de se recomposer par des métamorphoses monstrueuses. Les paroles incessantes, omniprésentes, signalent et signifient, amplifient ces métamorphoses. Les corps suivent et subissent, dans la souffrance. Quand ce ne sont plus les coups des sous-offs, cela devient les marquages des clans, inscrivant plus avant la folie des signes dans la chair : «Un qui s’était autorisé à changer de clan par amour pour se retrouver dans le groupe de son ami, ses anciens copains l’ont rattrapé qui lui ont expliqué qu’ils comprenaient mais qu’il peut plus garder le signe, c’est la loi, qu’il se débrouille avec ses nouveaux camarades pour qu’ils le lui gravent mais avant, eux, ils doivent effacer celui qu’il a dessiné. Ils l’ont nettoyé au chalumeau, jusqu’à l’os» (p.185).

Il y a de est un roman de linguiste dont le héros ne peut être qu’un technicien, même dérisoire, des messages : il est ainsi bien placé pour rendre évident le brouillage généralisé de la communication, non seulement entre le navire isolé au milieu de nulle part et le pays qu’il est censé défendre, voire, au début du récit, entre le livre et le lecteur, mais aussi, sur le navire, entre les hommes d’équipage. Épuisantes explications du calvaire vécu par ceux qu’on ne peut décemment plus appeler des «proches», quand ils essaient de se donner des nouvelles. Des formalités à n’en plus finir : le chapitre 4, pour les expliquer, donne longuement la parole à la mère du héros, ce qui nous fait éprouver avec lui, quand ça s’arrête, «le plaisir que [c’est] de plus recevoir de nouvelles depuis qu’elle écrit pas qu’elle est à bout» (p.35). Des formalités à vouloir en finir à jamais, ce à quoi se résolvent à la longue les marins.

Usures des gens et des sentiments au bout de la frustration, de l’ennui, de la peur et des haines, qui ne ménagent pas le lecteur mais lui offrent parfois la libération du rire. On pense à des passages de Louis-Ferdinand Céline quand il fait jaillir le comique de la misère et de l’horreur, ou … à Gainsbourg dont la chanson «En relisant ta lettre» semble inspirer un passage hilarant : «Ma chérie, Ouais, je pense qu’à toi, Ouais. Je t’aime beaucoup beaucoup, OK, ouais je te le mets deux fois beaucoup ? Bè ouais, D’accord, beaucoup ouais ? Euh, il fait très chaud, Ah attends, après beaucoup, là, je mets un point alors ?» Il y a des ouvrages sérieux sérieusement drôles.


Alain Romestaing
( Mis en ligne le 30/05/2007 )
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