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Conformisme totalitaire
Philippe Muray   Ultima Necat - Journal intime - Tome 4 - 1992-1993
Les Belles Lettres 2021 /  35 € - 229.25 ffr. / 687 pages
ISBN : 978-2-251-45173-2
FORMAT : 16,0 cm × 21,9 cm
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. «Demain, après-demain peut-être, une nouvelle loi nous obligera à porter en broche, en sautoir, en badge, en pin’s, un certain nombre d’informations codées (bilan de santé, preuve de séronégativité, attestations diverses)» (P. Muray, 29 août 1993).

Après trois tomes parus depuis 2015, Les Belles lettres, éditeur fidèle de l’œuvre de Philippe Muray (1945-2006), publient les années 1992-1993 du journal posthume de cet écrivain majeur de la littérature contemporaine. Auteur entre autres du XIXe siècle à travers les âges, de L'Empire du Bien, Après l'Histoire, ou Exorcismes spirituels, il a su, mieux que quiconque, anticiper, voir et exprimer de manière profonde et ironique la mutation anthropologique sans précédent de la société occidentale, conduite par un nouvel ordre mondial (terme qu'il emploie dès 1991) dominé par le spectacle, le pénal, le féminisme, le libéralisme, bref l’uniformisation d’un système qui broie toute pensée alternative. L'Empire du bien, qu'il publie en 1991, marque un tournant dans son œuvre. Ce journal est l'outil précis et privilégié de ce type d’observations. En 1992, Muray vit et décrit directement ce qu’il a analysé précédemment. Le système ''cordicole'' est bien en place et ces deux années d’une densité propre aux mutations anthropologiques le montrent à travers des domaines aussi importants que le pouvoir politique, la culture de masse, les médias télévisés, l’obsession pénale et le divertissement à portée humaniste. Le tout-festif pointe également son nez et les années qui suivront permettront à Muray d’en proposer une théorie décapante.

Philippe Muray pensait que son journal était son œuvre importante et il avait décidé de le faire paraitre seulement à titre posthume. Un choix curieux d’autant plus frappant que le document est si vivant, le personnage si exubérant que le lecteur peine à s’imaginer l’auteur disparu depuis 2006. Certes, les analyses sur la fin de l’Histoire tels que le traité de Maastricht, l’ouverture d’Eurodisney, la séparation des endroits fumeurs et non-fumeurs ou la profusion d’émissions de témoignages à la télévision, remplissent la majeure partie de ce tome 4 ; mais le personnage commence aussi à se dévoiler dans son intimité d’écrivain solitaire et mélancolique, refusant les mondanités, souffrant de cette vie assez recluse, de son destin manqué et de son relatif rejet du monde éditorial. Certaines expressions font mouche (notamment l’emploi de l’oxymore comme métaphore du réel) et le diariste se permet même de dialoguer avec son lecteur du futur ; ce qui confère à ce type de littérature un caractère extrêmement troublant, le long de 700 pages de confessions, de chroniques, d’analyses et de pensées. Le lecteur passe quelques jours en compagnie d’un écrivain dont il se fait une représentation aussi juste que son écriture le permet ! Ainsi, Muray confie à son Journal, le 30 mai 1992 : «Il nous reste quoi ? Dix, quinze années vivables, avant la grande descente –nausée. Oui au maximum. Pour moi, les quinze dernières années ont été un demi-cauchemar. J’en ai devant moi, à présent, autant ou à peu près. C’est peu, c’est bien peu avant ma disparition».

L’auteur irascible est un incroyable conteur de son époque, il observe ses contemporains, regarde les émissions télés, inspecte sa boite aux lettres et dévore Chateaubriand, Céline, Bernanos, Balzac et Bloy afin de produire ses chroniques tout en gardant un œil lucide sur la littérature contemporaine ; peu reluisante. Sa voisine du dessous avec sa tripoté d’enfants, les invitations pseudo culturelles lui proposant d’intervenir à des colloques postmodernes, ses infidélités répétées qui entrainent des descriptions sexuelles imagées, ses crises d’angoisse à l’entrée des restaurants dont il craint que la zone fumeur soit complète, rendent compte à la fois de la grandeur du penseur et de la misère de l’être humain. Ces deux années charnières dans la déconstruction de tout ce qui était jadis peut-être authentique finit d’achever le moral, pourtant combatif, de l’écrivain qui ne vit que de littérature (ironie du sort, l’apport financier essentiel dépend des Brigades mondaines qu’il doit produire à raison de quatre romans par ans et sur lesquelles il ne s’étend pas : il ne dit rien sur l’éditeur, rien sur les ventes, rien sur le salaire, etc.).

Cette nouvelle ère de construction européenne est en fait le début d’une ère de déconstruction de l’individu au profit d’une masse touristique et divertie qui envahit l’espace d’une société déjà déclinante. Muray décrit avec précision et ironie les principales étapes de ce phénomène en proposant une définition de cette nouvelle ère, le 27 décembre 1992 : «Cordicolisme, n. m. Nom donné à une forme de totalitarisme apparue en Occident dans les dernières années du XXe siècle. Tyrannie qui, sous les apparences de la philanthropie et de l’humanitarisme, propose un programme d’asservissement de l’individu sans précédent. Etatisme sans limite, terrorisme de la Santé publique, solidarisme dévorant, tribalisme moral, européanophilie, rôle grandissant de l’assistance sociale et de l’impôt spoliateur, ne sont que quelques-uns des moyens employés par les cordicoles. Sans leaders notables, sans idéologie apparente, sans discours substantiel, le cordicolisme vise, par une répression des mœurs progressive menée au nom de l’intérêt général, l’achèvement de l’égalisation, ainsi que la disparition de ce qui reste de vie privée et de libre-arbitre dans la société».

La communauté économique européenne (entité financière visant à l’uniformisation ainsi que la collaboration des médias) est parfaitement analysée dans ces pages qui reviennent également sur le suicide de Bérégovoy ou la prise d’otages de la maternelle de Neuilly, toujours sous l’angle de la disparition du réel, de la fin de l’Histoire, et de la société du spectacle. Muray dresse également des portraits assassins des deux grands gourous de l’édition parisienne que sont Sollers et Levy, puissants et malfaisants personnages du tout Paris mondain, qui souhaitent le voir rentrer dans le rang éditorial et que l’auteur de L’Empire du bien, loin de toute compromission, fustige avec son humour et sa férocité coutumiers. Seul Kundera, avec qui ses deux rencontres sont extrêmement détaillées, semble être un allié littéraire ; Muray n'est pas peu fier de faire partie de ses intimes.

On apprécie également ses visions prophétiques : Sur Ségolène Royal, sur la crise sanitaire que nous vivons actuellement, sur le devenir médiatique en réseau, sur l’implacable délabrement de la CEE ; c’est le tour de force des génies qui, même morts, continuent de parler de notre époque. Une petite réserve tout de même : alors qu’il se penche ici sur la publication posthume de son œuvre, et relate dans une conférence admirable (et anti-universitaire) les péripéties qu’a connues Chateaubriand avec son éditeur pour publier les Mémoires d’outre-tombe, ce qu’il déplore tel Kundera dans Les Testaments trahis (publié en 1993), nous savons que ce journal est amputé par certaines coupes de l’éditrice (Anne Muray-Sefrioui, femme de l’auteur qui apparait sous le prénom de Nanouk), sous prétexte de retirer des passages trop intimes (d’où le fait qu’aucune allusion sexuelle n’apparaisse la concernant, à défaut de celles concernant les maitresses de l’auteur), quand bien même l’intégralité du journal sera déposée dans un fond. Cela pose un véritable problème, qui plus est pour la mémoire de Muray qui souhaitait cette publication posthume, c’est-à-dire intégrale et non tronquée par un système éditorial qui a toujours le dernier mot (en le censurant notamment !). Il est désolant de lire l’écrivain qui rend compte des déboires de Chateaubriand ou Balzac avec ses éditeurs alors même qu’il est trahi par sa femme lors de sa production posthume.

Reste un document littéraire de premier ordre, écrit dans une langue savoureuse, qui poursuit et grandit le lecteur attentif à une pensée qui démonte avec un talent rare tout un système social et politique. Un passionnant réquisitoire contre une époque libérale et sociétale d’une bêtise à la fois violente et dominante, tout autant que la description d’un milieu éditorial plus proche de la mondanité et des pouvoirs personnels que de la diffusion noble de la littérature. Balzac avait anticipé cela avec génie, Philippe Muray ne fait que décrire avec lucidité et férocité un monde qui se précipite vers le gouffre de l’indifférenciation, de l’exclusion sous couvert des pires discours de tolérance, d’humanisme et de progrès. A coup sûr, il est le Saint Simon de cette fin de XXe siècle. Ce quatrième tome de ses aventures cordicoles est à la fois passionnant et tragique car l’on y perçoit : «La mort en jogging qui y vit une vie humaine».


Simon Anger
( Mis en ligne le 01/09/2021 )
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