| Didier Hendrickx HP Lovecraft, le Dieu silencieux L'Âge d'homme - Revizor 2012 / 12,17 € - 79.71 ffr. / 173 pages ISBN : 978-2-8251-4164-9 FORMAT : 12,5 cm × 19,0 cm Imprimer
Un adolescent digne de ce nom veut des héros et des dieux. Enfin il paraît. Certains zéros éclairés ayant décrété linanité de la Louve romaine, de la Grèce de Plutarque et de la France historique, notre adolescent na plus cacahuète à se mettre sous la dent. Désert des sitcoms.
Savance Lovecraft : ô démons ! ô merveilles !
Ce qui fascine dabord chez saint Howard, cest la mélodie des noms par lui inventés pour peupler son panthéon noir. Cthulhu, Yog-Sothoth, Azatoth aveugle et stupide, Shub-Niggurath la chèvre noire aux milles chevreaux, Nyarlathotep le chaos rampant : ces sonorités comme pluie daérolithes nous sortent de nos gonds, et lunivers avec. Et puis il y a les noms de pays : Rlyeh, Ulthar, Kadath linconnue et le plateau de Leng... Iä !
Didier Hendrickx fut à ce quil semble du petit troupeau de fidèles qui, tandis quon leur débitait de la tranche de Giraudoux ou de la côtelette dHugo, murmurait, en guise de talisman, ce condensé définitif de toute littérature comme de toute sagesse, et qui na pas été suffisamment médité : Ph'nglui mglw'nafh Cthulhu R'lyeh wgah'nagl fhtagn ! Il fut à ce quil semble de ces adolescents qui avec cette belle crédulité de la jeunesse crurent en lexistence du mythique Nécronomicon, le livre répugnant de lArabe fou Abdul Al-Hazred avant dêtre détrompé par leur libraire. Cest donc avidement que nous ouvrons son livre consacré au dieu silencieux, Howard Phillips Lovecraft, créateur dun cosmos blasphématoire, où affleurent, précédées du son de grêles flûtes, de hideuses divinités. Car au sommet de montagnes délirées, au fond de palais cyclopéens et de citadelles oniriques, des éons éternellement se plient et se déplient...
Ce qui nous captive dans les nouvelles du père de Cthulhu pourquoi ne pas le dire ? , cest leur pornographie visuelle et sonore. Tout lart du roman, plus encore du roman fantastique, est de suggestion ; pas chez Lovecraft, qui jette ses horreurs sur la table comme un poulpe sur une planche à pain. Il ny pas à chipoter ; lhorreur qui suinte est si évidente quelle donne à tout lhumanisme positiviste un air pantalon. La frénétique histoire humaine, Lovecraft la rabaisse à une cosmique, et comique, seconde ; alentour, le mal pur.
Remarquez combien les grands délirants tels Lovecraft ont lair «coincé» et «ringard», tandis que lexcentricité revendiquée, le froufrou artiste, cachent la plupart du temps un imaginaire de larve. Lindigence dâme est racoleuse, le délire vrai est pudique. Quelque chose fascine chez Howard Phillips Lovecraft, de qui Didier Hendrickx, après dautres, propose une analyse de luvre, et le portrait : gentleman inadapté (lire ses extraordinaires lettres dembauche, si à côté de la plaque quelles touchent au sublime), puritain délirant, rêveur matérialiste, raciste extrême, fauve blond raté, enfin admirateur de Nietzsche et souffreteux comme lui ; handicapé de la vie dont le cerveau forme une sorte dexcroissance du chaos, où germent des nuits de Walpurgis épouvantables auprès de quoi celle du Faust de Goethe, pourtant superbe, paraît une aimable partie de campagne. Sous le faciès du courtier en assurances du «reclus de Providence», un cerveau comme une plante vénéneuse.
Livre passionnant et passionné que celui de Didier Hendrickx, bien que non exempt de défauts : une manière très dissertative dans une composition rigide, au rythme heurté par linventaire systématique des occurrences de tel thème dans chacune des nouvelles du cycle lovecraftien ; puis trop de plâtre aux jointures. On a parfois la nostalgie, en lisant Hendrickx, dune déambulation plus personnelle, moins thématique (à ce titre, remarquons ce parti pris évident que lexcellent Lovecraft de Houellebecq nest pas mentionné par Didier Hendrickx, même dans la bibliographie). Et puis il y a ces termes burlesques sous la plume dun auteur pourtant peu suspect de gâtisme hypermoderne : le «vécu», par exemple, apparaît ici ou là comme un cheveu sur la soupe primitive. De même, si lanalyse de limpossible communication est féconde chez Hendrickx, le terme quant à lui est plat, à comparaison des vocables plus délicieusement lovecraftiens de lindicible et de linnommable.
Didier Hendrickx propose au demeurant dexcellents aperçus sur luvre lovecraftienne, sous les angles de langoisse de lhérédité, de la dégradation du monde ancien, du vagissement de la meute ; puis sous ceux de lécriture, du rêve et la quête de lenfance comme remèdes à ces maux. Il en profite pour tailler au passage quelques croupières à notre modernité ronflante : «Le plus obscur nécromant se targue dêtre tolérant et citoyen», écrit-il en des termes qui rappellent feu Philippe Muray. Les analyses de Hendrickx sur le mal, la parole, les hiéroglyphes, la bibliothèque absolue dans luvre de Lovecraft, pour précieuses quelles soient, souffrent toutefois de passer sous silence des auteurs qui ne relèvent sans doute pas du strict répertoire fantastique, mais quon rapprocherait avec bonheur du créateur de Cthulhu, parmi lesquels Stevenson, Conrad, James, Melville ou Borges.
Lauteur propose pour finir cette thèse parée dévidence, un peu outrée en fait, dun Lovecraft épris denracinement et didentité. Identité, fort bien, mais à quoi tient-elle quand un minotaure squameux se tapit dans le double labyrinthe de notre code génétique et de nos songes ? Enracinement, parfait, mais tout pied sur un sol nest-il pas chétif bulbe au regard des territoires hallucinés par le maître, qui font de linconscient, du rêve, de loutre-espace-temps, le lieu où se trame toute vérité ? Comme quoi luvre à nouveau laisse là toute éthique. Et une fois de plus, quest-ce quun puceron humain au regard du chaos que le dieu silencieux fait ramper dans lindifférence des siècles, quest-ce que la chère identité, quand
''Nest pas mort pour toujours qui dort dans léternel,
Et détranges éons rendent la mort mortelle''.
Jean-Baptiste Fichet ( Mis en ligne le 02/05/2012 ) Imprimer
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