| |
Itinéraire d’un enfant doué | | | Jacques Body Jean Giraudoux Gallimard - Biographies 2004 / 39 € - 255.45 ffr. / 944 pages ISBN : 2-07-076142-8 FORMAT : 15x24 cm Imprimer
Jean Giraudoux est définitivement entré au Panthéon des grands écrivains français : traduction, il sagit dune lecture imposée et imposante qui, passée le baccalauréat français, a du mal à conserver sa place face à un Harry Potter et autre Bill Clinton
Qui lit encore Bella de nos jours ? Et pourtant, il y a des pages de Giraudoux qui marquent, qui semblent inscrites en lettres de feu dans lHistoire et qui, plus que cent livres dhistoire, figurent lentre deux guerres, et la conscience dune montée des périls. On ne peut décidément pas condamner un tel écrivain à lanonymat dune référence scolaire. Jacques Body, spécialiste universitaire, qui a présidé à lédition en Pléiade de luvre intégrale de Giraudoux, en fait dans cette biographie la démonstration manifeste et convaincante.
Car lhomme nest pas seulement romancier ou écrivain : cest également un poète qui a constamment écrit/réécrit sa vie, affabule par moment, et trouve dans son histoire comme dans son univers la source dune évocation littéraire forte. Cela se comprend demblée, dans les pages que J. Body consacre au Limousin, terre délection de Giraudoux : sappuyant sur une connaissance minutieuse et érudite de la géographie littéraire de Giraudoux, il le suit à la trace, dans chaque bourg, chaque maison denfance, entre un père intelligent mais froid, et une mère idéalisée. Lenfance, la jeunesse sont celles dun élève brillant, habitué aux tableaux dhonneur, aux premier prix
mais toujours loin des siens, isolé. Parvenu à lEcole normale supérieure, un changement toutefois se manifeste : le brillant sujet se mue en un brillant dilettante, porté par ses envies plutôt que par sa carrière. Il opte pour des études de germanistes (sous la direction de Charles Andler tout de même, véritable maître à penser dune génération) pour éviter les incertitudes du professorat de lettres et surtout voyager. Munich puis Harvard permettront ainsi au jeune clerc déchapper à la vie du «couvent laïque» de la rue dUlm et à lennuyeuse préparation de lagrégation. Car le voyage est lune des grandes tentations de Giraudoux, source dinspiration et opportunité de fuite; grand prometteur devant léternel, il a parfois besoin de fuir.
Dans la première partie de louvrage, lhomme se construit avant lauteur, autour de quelques grands axes : les amis (et quels amis : le gratin de la littérature française, sous la houlette paternelle de Gide, réunis dans un élitiste club des cordeliers), les femmes (de nombreuses réussites en ce domaine, mais un échec : Lilita Abreu), mais aussi la guerre (la vraie, dans les Dardanelles, puis dans la dentelle du Quai dOrsay et du service des oeuvres). Le charme du personnage en fait une sorte daimant social : on le recherche tant pour ce quil est que pour ses relations politiques, littéraires, artistiques.... Car le jeune Giraudoux est un garçon très protégé, séduction oblige : ses bonnes fées se nomment Berthelot (le diplomate favori de Briand), Gide, Grasset, Morand (Eugène : le père de Paul)
quant aux amis et aux admirateurs, encore une fois, ils témoignent de lincontestable pouvoir dattraction de cet homme discret (Paul Morand, Fargue, Proust, Rivière
). Le talent est là, reconnu : luvre suivra.
Et luvre arrive. Le tournant semble être la fin de la guerre et Siegfried et le Limousin : se détachant quelque peu de lautobiographie romancée, Giraudoux aborde lhistoire. Enfin, lécrivain semble prendre le pas sur le jouisseur, et réaliser les promesses faites, les espoirs accumulés naguères
Il est comme étreint par la sensation dune uvre à naître, sensation qui va parfois se muer en véritable tentation de succomber à lécriture et au théâtre (de ce point de vue, son amitié pour Jouvet est très sigfnificative). Mais par ailleurs, la carrière diplomatique, entamée laborieusement, savère météorique : la légende de lécrivain-diplomate se forge (il faut dire que la génération est prolifique, depuis Claudel jusquà Alexis Léger Saint John Perse), principalement à Paris et dans les services culturels jusquau commissariat à linformation, quil fonde quasiment en 1939. Patriote sans être nationaliste, il est hanté par une Allemagne qui le fascine et linquiète en même temps (il est, à ce titre, très représentatif de sa génération intellectuelle) et conjugue dans son écriture ces deux sentiments. Mais on imagine alors son angoisse, face à un Reich inquiétant, une défaite dramatique (dautant que son fils, Jean-Pierre, rallie Londres) et une Révolution nationale quil côtoie, mais qui lui est manifestement hostile (ce qui lui coûte lAcadémie française, et Aragon évoquera même, à sa mort, en 1944, un empoisonnement par la Gestapo), à lui qui aimais tant plaire.
Voilà une grande biographie, de facture classique, donc efficace et stylée : Jacques Body met au service de Giraudoux lhomme autant que lauteur une érudition sans faille ainsi quune écriture élégante sans être ni précieuse, ni académique (ne reculant ainsi pas devant le jeu de mot, pour le plaisir du lecteur). Usant des souvenirs de quelques grands témoins (Paul Morand en particulier : le disciple, lami, le complice, le collègue) et des nombreuses archives disponibles, il fait montre dun réel souci de rendre claire, limpide même, une vie qui souvent chemine dans les ombres de lhistoire et de la littérature, sans compter les ombres plus intimes dun homme que son «démon intérieur», la neurasthénie, frappe parfois. La lecture nen est que plus passionnante A cet égard, le dialogue constant entre «grande» et «petite» histoires permet au lecteur de saisir toutes les implications dune uvre qui se déroule avec le cours même de lHistoire française et européenne. Si quelques passages accusent des longueurs (les affaires de cur en particulier), la faute en revient à Giraudoux lui-même, peu enclin à reconnaître ses échecs en quelque matière que ce soit.
Au final, lécrivain apparaît sous un jour neuf, à la fois inséré dans son uvre (dans ses aspects autobiographiques) et dégagé delle : de létudiant nomade au diplomate parisien, du fils délaissé au père absent
, J. Body dévoile les multiples visages de Giraudoux. Se dégageant des légendes comme des conventions de lexplication de texte littéraire, il livre donc une existence et lui rend sa cohérence : cela paraît simple, encore fallait-il le faire.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 25/08/2004 ) Imprimer | | |