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Initiation à l'impasse et phénoménologie de l'expérience mystique | | | Paul Mommaers Robert Musil, mystique et réalité - L'énigme de L'Homme sans qualités Cerf - Littérature 2006 / 22 € - 144.1 ffr. / 198 pages ISBN : 2-204-08202-3 FORMAT : 13,5cm x 21,5cm Imprimer
Né en 1935, Paul Mommaers est professeur émérite des universités belges : docteur de la Sorbonne en philosophie et sciences des religions, il a été professeur de théologie des universités dAnvers et de Louvain. Spécialiste de la mystique chrétienne, notamment médiévale (Bernard de Clairvaux, François dAssise, Richard de Saint-Victor, Julian of Norwich, mystique rhénane avec Maître Eckhart) et renaissante (Thérèse dAvila), et plus particulièrement flamande (Hadewijch et Jan van Ruusbroec), il cherche à comprendre lunité de lexpérience mystique comme relation au divin et à en analyser les paradoxes. Il pratique aussi le comparatisme avec le mysticisme bouddhiste. Les lecteurs germanophones pourront lire de lui un Was ist Mystik (1979). Dans The Riddle of Christian Mystical Experience: The Role of the Humanity of Jesus (non-traduit, 2003), Mommaers développe une théorie du rôle médiateur de la divino-humanité de Jésus comme solution des paradoxes de lexpérience mystique : comment le sujet qui a passé par cette expérience peut-il rester profondément intéressé par le monde de la nature («réelle», matérielle, charnelle, sensible) et autrui, alors quil a connu Dieu et le surnaturel. Insuffisance du mystique ou erreur sur sa signification dans le christianisme ?
Labsence de bibliographie dans ce volume et la rareté des éditions françaises de luvre de Mommaers peuvent, autant que ce titre sur la mystique chez Musil induire en erreur le lecteur pressé, dautant que lauteur ne fait pas à propos de Musil de prosélytisme voyant. Mommaers est cependant un auteur catholique, qui ne cède pas à quelque confusionnisme avec le bouddhisme, et sil est profondément intéressé par les phénomènes mystiques non-chrétiens du monde moderne, cest sans renier sa foi dans la spécificité et la vérité supérieure de sa variante chrétienne. Ce qui ne doit pas nous étonner de la part dun théologien catholique.
Cependant, il ne sagit pas ici dun ouvrage de théologie, même si cette dimension nen est pas absente : comment pourrait-il en être autrement dans un livre sur la mystique ! Spécialiste de la littérature mystique, Mommaers croise sa formation essentielle (létude de lexpérience religieuse) avec un regard très acéré de critique littéraire laïque. Et si Musil est une rencontre de plus sur un parcours de mystiques écrivains dans luvre de Mommaers, il nest pas utilisé comme un prétexte falot, mais considéré comme un témoin de premier ordre de la réalité et de la profondeur dune expérience que nombreux ont classée dans le psycho-pathologique. En ce sens, le livre est discrètement apologétique pour le champ détudes de lauteur: Musil, auteur culte de certains rationalistes du 20ème siècle, nest pas quun brasseur didées stimulantes, ni un auteur de formules brillantes, ni une source de plaisir cérébral sophistiqué pour intellectuels, mais un esprit de grande classe, formé aux sciences et mentalement sain, qui atteste dans son Opus Magnum de la vérité existentielle de lexpérience mystique (par-delà «lexpérience» des scientifiques ou du sens commun) et donc de la validité du champ détudes qui y consacre son attention méthodiquement. Mommaers se réjouit dailleurs en préface de la fin du temps du mépris pour la littérature mystique dans lUniversité et constate (ironiquement ?) comme une mode inverse aujourdhui. Hommage à la qualité littéraire mais aussi à la richesse de pensée des auteurs concernés. Mais plus original est de faire de Musil lun deux ! Un mystique athée, certes : doù lutilité de rapprochements avec le bouddhisme, mais pas seulement, car tout communique.
Méthodique, Mommaers prouve dabord la présence indéniable dun intérêt pour la mystique chez Musil : intérêt qui transparaît dans un vocabulaire (analyse sémantique du thème de la réalité et de ses degrés, de limaginaire, du rêve, notamment), mais aussi dans des dialogues et des réflexions très explicites. Musil avait dailleurs étudié Les Confessions extatiques de M. Buber. Mommaers décode les allusions moins nettes et renvoie souvent au passage allemand. La sexualité et la chasteté jouent un rôle majeur, car lamour est ce qui dépasse les apories de la raison et donne accès au Vrai suprême. «Lhomme sans qualités» est une référence claire à maître Eckhart et à sa notion de «propriété» déterminante. «Lhomme sans qualités» est le contraire du spécialiste obtus, identifié à sa tâche matérielle, technique, à sa fonction sociale ; cest lantithèse de lhomme identifié à une qualité définitive (sociale, psychique, culturelle) et incapable de souvrir à lexpérience du monde. Un idéal éthique? Divin ? Problème de lincarnation existentielle qui demande initiation.
Mommaers suit les étapes de cette aventure spirituelle, qui surplombe les événements apparemment purement mondains des héros Ulrich et Agathe : «Le voyage au Paradis», «Les ombres du jardin enchanté». Mais si formellement et matériellement, cest bien dune histoire spirituelle et dune quête mystique quil sagit, il y a échec et impasse. La Béatrice dUlrich, Agathe («la bonne» médiatrice) ne peut laider à sortir de la relation incestueuse, fusionnelle, car Dieu manque. Ulrich jugerait le passage (le saut de la foi) indigne de son expérience. Le désir de Dieu ne peut dailleurs venir quand lidée même en est obscurcie et la réticence (stérilisante) dUlrich tient sans doute à un manque de
raison !, suggère Mommaers en conclusion. Comme si lexcès moderne du sens critique et une pudeur rationaliste bloquaient la floraison de cet itinéraire des jumeaux mystiques. Lecture engagée et stimulante. Mais Musil nexprime-t-il pas justement comme Ulrich le sens lucide de la limite dans la communication des consciences, lacceptation un peu résignée de la finitude et un scepticisme raisonné devant le saut que lui suggère la foi? Eternel débat...
La force du livre tient à ce que Mommaers montre de façon convaincante ce qui se joue fondamentalement dans LHomme sans qualités, un roman dinitiation ou une odyssée de la conscience finie à lâge de lEurope post-chrétienne. Lecture justifiée. On se demande comment on a pu en douter ou ne pas le voir : illères «rationalistes» étroites ? Dailleurs il rend honnêtement hommage au travail précurseur de Dietmar Goltschnig pour son Tradition mystique dans le roman de Robert Musil (en allemand, 1974). Peut-être Mommaers aurait-il pu, sans hors-sujet, enraciner luvre dans la tradition germanique et principalement romantique du «Bildungsroman» (le roman de formation) de Goethe à Thomas Mann (La Montagne magique, Doktor Faustus), dune part ; dans celle du spiritualisme idéaliste et encyclopédique allemand depuis Novalis dautre part : deux formes de la même quête du sens à lépoque de la crise de la conscience européenne : révolutions politique, socio-économique, culturelle et religieuse (quand la société traditionnelle de la chrétienté bascule radicalement dans la Modernité en germe dans le tournant du XVIIe siècle quon pourrait signer des noms de Descartes, Galilée et Hobbes). Cette tradition germanique, considérée comme une «réaction» (un constat et forcément un jugement de valeur) et où lAllemagne a voulu voir, sous des formes variées et parfois contradictoires, sa mission mondiale de 1700 à 1945 (intégrer le matérialisme moderne utilitaire dans une Vérité plus spirituelle et donc élitiste), est la source dinspiration de Musil, mais elle na de force que parce quelle renvoie à un rapport au monde vécu qui sy exprime.
Sans adhérer nécessairement à la foi, discrète, de lauteur, le lecteur peut trouver dans cette visite guidée du labyrinthe de Musil des éléments de réflexion sur linsuffisance du scientisme dans son rapport au réel et des clés sur «la Crise de lhumanité européenne» (Husserl). Dautres pistes souvrent que celles de Mommaers, complémentaires dans les démarches et alternatives dans leur jugement sur «limpasse». A côté de la tradition mystique, la phénoménologie de lexistence a ses clés : ainsi Heidegger était un lecteur laïque de Maître Eckhart... Le mystique renvoie de toute évidence à létonnement intense dexister (la contingence, labsurde) et à la question du sens, sur fond dentre-deux de la condition humaine : mortelle et finie mais douée de raison, dimagination infinie et dun désir qui ne cesse de sinterroger sur sa destination et sa satisfaction. Mommaers illustre en tous cas de façon brillante ce que peut être la lecture sérieuse dun auteur.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 15/03/2007 ) Imprimer
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