| Gilbert-Keith Chesterton A bâtons rompus - Propos débridés L'Âge d'homme 2010 / 15 € - 98.25 ffr. / 270 pages ISBN : 978-2-8251-4011-6 FORMAT : 12,5cm x 19cm
Traduction de Maurice Le Péchoux. Imprimer
Lirremplaçable Chesterton est à la mode toutes proportions gardées, cela va sans dire
Cest tout de même une fière nouvelle pour ceux qui préfèrent ce Che-là à lautre ; que réjouit ce Che dogmatique et se revendiquant tel, à linverse de nos temps modernes, lesquels se rêvent délestés de tout dogme, alors quils se repaissent de dogmes inconscients qui se prennent pour de lantidogmatisme. Cest monde à lenvers sur monde à lenvers, plus que jamais, mais précisément, le bon docteur Gilbert Keith Chesterton se propose de vous dévisser la tête, de jongler avec en riant, pour la déposer enfin sur vos épaules, désormais souveraine, libérée de tout empêtrement cervical, et affranchie de ce carcan rouillé dont elle ignorait jusquà présent lexistence.
Les éditions Flammarion, grâces leur soient rendues, ont réédité cette année Hérétiques et Orthodoxie, ce diptyque flamboyant de Chesterton, introuvable depuis des lustres, que de pauvres démons connaissent bien pour lavoir pourchassé, des années durant, dans les labyrinthes de bouquineries poussiéreuses et de sites web décidément lacunaires. À bâtons rompus, aux éditions de lÂge dhomme cette fois, recueille une quarantaine darticles écrits par Chesterton, à partir de 1927, pour le journal Illustrated London News, à propos du cinéma, du bouddhisme, des coutumes funéraires, du pilori, du vin, du cigare, des «mots maltraités», de Noël, de la quête du plaisir... Articles inégaux, mais quimporte : le Che, paladin du paradoxe, croisé de la logique (le vocabulaire médiéval sied à cet amoureux du Moyen Âge
), se tient là, devant nous, bien vivant, égal à lui-même : il sagit encore et toujours de retourner comme un gant la rhétorique de ladversaire, damener ce dernier à cette découverte que ce quil prenait pour le monde nétait que le fond de ses propres paupières. Claquant le paradoxe comme un fouet, Chesterton rétablit promptement ce qui philosophait cul par-dessus tête. Éblouissement ! Voilà que les dogmes chrétiens béent sur laventure, que la moindre poussière crache démons et merveilles, et quant au néant, il est rendu à lui-même
Et voici la très raisonnable folie du paradoxe ! Séparpillent alors les chauves-souris philosophes, lesquelles ronflaient, tête en bas, leur infirmité, leur léthargie et leur décadence
«Vous pouvez, raille Chesterton, être ainsi constitué dans votre système nerveux que ce qui est courant devient rapidement lieu commun. Mais cest parce que vos émotions sépuisent et non parce que le sujet est épuisé» (p.93). Chesterton, lui, est inlassable : il inspecte le moindre recoin, soulève tous les couvercles, commente tout, discute tout, et en priorité du sexe des anges, très conscient quen dépendent notre bonheur et nos destinées. Cest là, plastronne ce chrétien malicieux, «lancienne coutume chrétienne dargumenter à sen casser la tête» (p.99).
Avec sa bienveillance sarcastique, Chesterton sermonne : «Vous êtes brave, mais un peu bête
Cest pourtant simple !» Déboule la lumière
Baffe délicieuse ! Les adversaires de cet ours agile senvolent au vent, et nous aussi, à vrai dire
Vous qui vous apprêtez à le lire : vous êtes des idiots, coincés dans la torpeur ; Che va le montrer tout à lheure. Lui nest pas un idiot, mais nuance un simple desprit. Un simple desprit, un candide roublard, dont le passe-temps favori consiste à faire tourner en bourrique astrophysiciens, chimistes, botanistes, pessimistes, trapézistes, bref, les spécialistes de tout poil, poil quil se plaît à caresser à rebrousse. «Point nest besoin dêtre spécialiste» (p.228), lâche notre derviche. Cest quil prend la discipline en question par un bout dont le spécialiste, le nez dans son cachot théorique, nimaginait même pas lexistence. Chesterton pourrait aisément se passer de son savoir de fer : ses assises dairain lui suffisent à élever les plus évidents, les plus clairs palais de cristal. Que lon lise par exemple larticle dans lequel Chesterton électrocute de sa pensée les élucubrations scientifico-occultistes du manitou Edison
Alors, que les dieux veuillent bien nous envoyer au plus vite un nouveau Chesterton ! Quenfin lumière soit faite sur le réchauffement climatique, les iPhone, la télé-réalité, la tecktonik et les installations dart contemporain
Lobjet détude de Chesterton, cest en effet ce quon appelle, à défaut dautre chose, le «moderne». Lécrivain connaît lanimal : «ce serpent est aussi glissant quune anguille, ce démon aussi insaisissable quun lutin» (p.98). La pensée de Chesterton, concernant les temps nouveaux ? En voici un condensé : «La vitesse elle-même est équilibre et comparaison, comme nous le montrent deux trains qui, en se déplaçant à la même vitesse, paraissent immobiles. Ainsi toute une société peut paraître immobile si, de façon unanime, elle ne fait que se ruer dans une pure et simple routine» (p.67). À rebours de lhybris moderne, Chesterton senquiert, par ses agiles observations sociales, historiques et littéraires, de ce qui est proprement humain. Quest-ce qui est humain dans lhomme ? Certes pas le bon sauvage au fond de nous, certes pas «la philosophie qui conduit quelques philosophes teutons à courir nu dans les bois» (p.222). Cest ce qui est assez élaboré pour distinguer lhomme de la nature ; cest ce qui a été assez pensé, soupesé, ritualisé par les âges, pour ne pas le dénaturer. «On peut dire, si lon veut, quil est naturel à lhomme dêtre artificiel» (p.223). La quête de Chesterton, cest ce point déquilibre où lhomme est assez artificiel (et artiste) pour être homme, mais pas suffisamment pour trouver naturel dêtre phagocyté par une calculatrice ou un moteur à pistons. «Nous navons même pas réussi à comprendre que lon ne peut pas voir quun homme court vite si lon ne peut pas le voir du tout» (p.68), observe-t-il à propos du cinéma.
Celui que Chesterton combat sans cesse, cest le progressiste infatué qui, du haut de sa fierté dêtre daujourdhui, de sa gloire dêtre aspiré par demain, naperçoit avant lui quâges sauvages et ères grossières. Le péché mignon de notre jouteur, cest de retourner comme une crêpe lidée que les époques précédentes furent naïves ou superstitieuses, tandis que la nôtre serait consciente de ce quelle fait, se jaugerait elle-même au miroir de la raison. Le véloce Chesterton, en un rien de temps, attrape le miroir, en révèle la déformation et limbécile torsion, pour enfin le rétablir dans sa netteté primitive. Lépoque y plonge alors son regard, et se découvre une gueule de bois que son ivresse frelatée ne pressentait pas
Chesterton le prouve : la modernolâtrie, cest la béatitude bête, au lieu que le chestertonisme est joie de lintelligence. Lécrivain, sans doute, serait aujourdhui coiffé, très promptement, et malgré son goût pour la démocratie, du titre de «réactionnaire», ordinairement décerné dans le but denrober lennemi dun puissant fumet de mouffette.
Chesterton, on le sait, se considère catholique (il ne se convertit pour de bon quen 1922, à 48 ans). Le catholicisme de Chesterton est linverse dun dolorisme. Le dogme lui importe moins comme pure vérité de foi que comme fondement de la morale ; de la morale, affirme-il, jaillit la joie ! Ce qui est moral dignifie, ce qui est digne embellit, ce qui est beau réjouit. Sur ce point, le Che est aux antipodes dun Nietzsche, et des deux, «létoile qui danse» nest pas forcément celui quon croit... Dans larticle «À propos de Stevenson», Chesterton rappelle quil désire une religion «au sens dune règle ; une vraie confiance dans un modèle extérieur en tant que réalité. Sans cela, une sympathie pour la joie de lenfant apercevant le dragon peut éventuellement tourner en sympathie pour la joie du dragon dévorant lenfant. Ce qui est nécessaire, cest de reconnaître quil est des joies qui conduisent à la joie la plus haute et des joies qui conduisent au désespoir le plus profond» (p.259). Chesterton reproche ainsi à Edgar Poe de se complaire dans la «volupté du malheur» (p.261). Péché mortel pour notre écrivain, qui a rompu des lances toute sa vie avec ses pessimistes damis : Shaw, Wells, Kipling
Le désespoir, le pessimisme, le goût du néant, avilissent : le déprimé, le neurasthénique et le bouddhiste se persuadent dêtre descendus au fond des choses et de ny avoir trouvé que le néant ; en fait, ayant, de bonne heure, percuté leur néant, ils lont pris pour le fond des choses. «Le chrétien souffre de ce qui porte atteinte à la vie de lhomme, alors que le bouddhiste le plaint parce quil est vivant» (p.109) Le christianisme de Chesterton séclaire à sa conception de lart : «La dignité de lartiste réside dans son devoir de conserver en éveil le sens du merveilleux dans le monde» (p.153). En somme, lespérance doit porter ses yeux ici-bas ; et que les promesses saccomplissent !
Les pointilleux noteront que Chesterton sétourdit parfois au tourbillon de sa propre subtilité, et névite pas toujours la pétition de principe. Soit. Que cela ne nous empêche pas dentrer dès aujourdhui dans les cathédrales virevoltantes du Che dAngleterre et de laisser là la souillon matérialiste et ses laquais, ahuris pour jamais : «Ils ne voient pas que la digestion est au service de la santé, la santé au service de la vie et la vie au service de lamour de la musique et des belles choses» (p.101).
Jean-Baptiste Fichet ( Mis en ligne le 02/06/2010 ) Imprimer
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