| Jean-Pierre Siméon Philoctète - Variation à partir de Sophocle Les Solitaires Intempestifs 2009 / 10 € - 65.5 ffr. / 96 pages ISBN : 978-2-84681-251-1
Pièce actuellement jouée au Théâtre de l'Odéon à Paris, jusqu'au 18 octobre 2009.
Mise en scène : Christian Schiaretti
Avec : Laurent Terzieff, Johan Leysen, David Mambouch, Christian Ruché, Julien Tiphaine et le chur Olivier Borle, Damien Gouy, Clément Morinière, Julien Tiphaine
A voir, à savoir : Quels héros lHistoire se choisit-elle ?
Cycle de quatre débats du 10 au 20 octobre 2009, proposé et animé par Gérald Garutti,
avec Laure Adler, Jean-Marie Apostolidès, Robert Belbéoch, Jean Bollack, Régis Debray,
Alain Finkielkraut, Thomas Pavel, Myriam Revault dAllonnes, Christian Schiaretti, Jean-Pierre Siméon, Laurent Terzieff et Tzvetan Todorov.
Théâtre National Populaire, Théâtre de l'Odéon, Sciences-Po Paris, Université de Chicago.
À chaque époque ses héros. Doù vient cette notion de héros ? Comment a t-elle évolué depuis lAntiquité ? Du mythe homérique à lidéal aristocratique, du génie romantique au star système médiatique bref, dAchille aux pieds légers à Zidane aux crampons dor, lhéroïsme sest-il perpétué, diffracté, effondré ou seulement métamorphosé ? Quelles nouvelles mythologies fondent nos vies et quelles vies, peut-être inédites, fondent aujourdhui nos mythologies ?
Pour plus d'informations, cliquer ICI Imprimer
Qui est Philoctète ? Un héros de la solitude. Un homme mué en île. Un corps perdu pour la cause grecque, victime collatérale de la guerre de Troie, abandonné, puant et suppurant, sur un rocher rivé nulle part. Un cri dinjustice transformé en destin. Si les tragédies grecques sont des tranches taillées dans le banquet dHomère, Philoctète écope de la dernière miette du festin la part du paria. Et pourtant, chez Jean-Pierre Siméon à la suite de Sophocle, cette portion congrue tient du morceau de roi.
Un héros paria
Étrange héros, Philoctète épouse trois identités successives, qui sagglomèrent sans sannuler. Il simpose dabord comme lhéritier dHéraclès. Du demi-dieu, il a récupéré une arme infaillible : larc aux flèches fatidiques. Mais mordu au pied par un serpent, il devient, de par sa blessure toujours purulente, son atroce puanteur et ses cris déchirants, un fardeau insupportable. Et le voici brusquement disgrâcié rejeté par ses compagnons, relégué, sans crier gare, sur une île déserte, et reclus, là, à Lemnos, bout de caillou noyé entre deux continents pour dix ans de solitude. Soit, pour les Grecs, dix ans de guerre.
Jusquà ce quun oracle prophétise que jamais Troie ne tombera sans les flèches dHéraclès, décochées de la main même de Philoctète. À défaut, larmée grecque continuera de croupir aux pieds des hauts murs troyens. Cette condition expresse de la victoire provoque un second renversement : par la grâce des dieux, voilà lIntouchable transfiguré en Sauveur. Archer fatal, déchet toxique homme providentiel : cette troisième métamorphose de Philoctète, inscrite au cur du drame sophocléen, intègre les précédents avatars, puisque le rédempteur conserve et son arc, et sa blessure. Et de ces deux traits, larme la plus pénétrante ne sera pas celle que lon croit.
Car ce recours des Grecs, il va falloir aller le débusquer dans son pus. Le traquer, jusque dans la tanière de son amertume. Lextirper de son antre où depuis dix ans rancit son ressentiment. Et de cette épineuse extraction de Philoctète, qui se chargera ? Celui-là même qui labandonna : Ulysse, lhomme aux mille tours. Pour captiver sa proie, il savance masqué, drapé dans linnocence dun autre : celle de Néoptolème, fils dAchille, qui semble, lui, hors de tout soupçon, par sa candeur déphèbe et sa généalogie éclatante. Reste à convaincre Philoctète de quitter Lemnos pour gagner Troie.
Un chant de solitude
Mais linfirme se retranche dans son malheur inexpugnable. Il campe fièrement dans sa solitude. Et pour cause. Ne lui restent, pour seul trésor, seule vocation, et même seule identité, que son infortune inouïe et son injustice extrême, son atroce relégation et sa plaie purulente. Athlète de la plainte, il ne cesse de clamer sa douleur qui toujours revient, à chaque crise plus aiguë, puis toujours séteint, engloutie par un sommeil teinté doubli.
Éternel retour du mal, scandé par de brèves accalmies passagères. Ce cycle infernal évoque les châtiments divins grecs, réitérés pour léternité ainsi de Prométhée lenchaîné, au foie tous les jours dévoré, de Tantale le tenté, immergé sans être jamais rassasié, ou de Sysiphe le portefaix, au rocher toujours retombé. Ce mal fatal, jamais dépassé, toujours recommencé, dessence injustifiable, savère consubstantiel à la condition humaine : il en signale labsurdité radicale. À travers Philoctète, Siméon salue ici Camus et Beckett. Philoctète ou la solitude infinie dun homme fini, déchu, clochard croupissant dans la poubelle du monde, cloué au carrefour des mers pour léternité, avec, pour seuls compagnons, une poignée de vautours, sa seule nourriture avant quil ne devienne la leur.
Philoctète ? Une voix clamant dans le désert du grand nulle part. Un Robinson sans Vendredi. Un Dreyfus sans dreyfusards, sans affaire ni réhabilitation. Un Prospero sans pouvoirs magiques sinon ceux, empruntés, dun arc qui nest pas même le sien, et quon va tout faire pour lui ravir. Lesclave dune île sans maîtres. Bref, lîle dans son pire versant : isolement, finitude, monotonie, ennui, immortel ennui. Avec la souffrance en prime.
Frappé dun sort aussi absurde, comment ne pas hurler sa révolte ? Comment respecter des dieux / qui se font les complices du mal ? Comment ne pas maudire leur iniquité, leur atrocité, leur mutisme ? Roulant à jamais sa douleur dans le silence éternel des espaces infinis, réduit à un point minuscule égaré entre ciel et mer, arpenteur dun bloc de rocailles condamné à piétiner sur place jusquà la fin des temps, Philoctète se dresse en homme révolté. En homme qui chavire / sur sa douleur et Siméon fait ici écho à Giaccometti.
Désespérément seul. Personne à qui parler, sauf, enfin, ce jeune Grec qui surgit Néoptolème, fils dAchille, et donc possiblement un fils de substitution, peut-être même lhypothèse dun compagnon. Nétait, en coulisses, le roi des intrigants, le rusé Ulysse, qui a délégué ladolescent pour séduire lermite.
La tragédie du fils
Autant que le destin pitoyable de Philoctète, la pièce raconte la difficile initiation de Néoptolème. Dans la tradition grecque, pour devenir un homme, tout éphèbe doit subir une initiation (païdéia). Et pour prendre part à la geste mythique, tout aspirant héros doit faire ses preuves. Un tel apprentissage exige passage dépreuves et accomplissement dexploits, qui seuls confèrent le brevet dhéroïsme indispensable pour figurer au firmament des braves et conquérir limmortalité.
Or, en guise de test inaugural de bravoure, Néoptolème reçoit pour mission de dérober à un homme brisé, infirme, terrassé par le sort, son seul bien : son arc autant dire sa seule arme de défense, son unique moyen de subsistance, et lultime refuge de sa dignité anéantie. Pire, cette extorsion exige le mensonge. De telles premières armes souillent à jamais la main de qui les tire. Pleinement conscient de cette infamie, le fils dAchille ne cesse dinvoquer lopprobre universelle que lui vaudrait pareille entrée en matière militaire.
La tragédie de Philoctète devient alors celle de Néoptolème, sommé de choisir entre trois pères impossibles, incarnant trois modèles dhéroïsme concurrents : Achille ou la vaillance absolue, mais défunte, tombée devant Troie ; Ulysse ou la ruse à tout prix, peu honorable ; et Philoctète ou la souffrance forcenée, aux accents insoutenables. Et peut-être ces trois formes héroïques expriment-elles trois âges tragiques successifs : héroïsme frontal des guerriers mythiques, qui attaquent et meurent de face, que dépeignait Eschyle ; héroïsme latéral des raisonneurs pragmatiques, qui contournent lobstacle et prennent leurs adversaires de biais, tels que les montre Sophocle ; héroïsme paradoxal des victimes inflexibles, qui convertissent leur défaite en défi, comme les campe Euripide.
Mais pour Néoptolème, aucune de ces trois options ne savère tenable. Son père biologique, Achille, est mort Achille le père / que jaimais sans jamais lavoir vu. Et avec lui ont sombré les âges héroïques, où lon pouvait encore dire : tout est perdu, fors lhonneur. Le temps des grands hommes a passé ; la décadence a frappé la Grèce. La guerre nest plus ce quelle était. Sa version contemporaine au moment où Sophocle compose Philoctète, celle qui fait alors rage dans le Péloponnèse depuis un quart de siècle, celle qui précipite Athènes vers sa perte cette guerre-là fait fi de la dignité de jadis et emprunte ses méthodes au naufragé insubmersible de lOdyssée avec pour adage : tout plutôt que la mort. Aussi, ployant sous lombre écrasante dun père de légende, Néoptolème rejette-t-il le modèle imposé par Ulysse, pour qui la fin justifie les moyens. Mais, malgré sa compassion croissante pour Philoctète, il ne peut ni souscrire à son injonction doloriste, ni le rejoindre en son désert pour y conspuer les hommes et les dieux sur le mode du tous pourris sauf moi.
Ainsi, de tous côtés règne la dérilection des valeurs héroïques. Entre le héros spectral de la grandeur perdue, le héros décadent du pragmatisme radical, et le héros crépusculaire du martyre altier, léphèbe oscille. Ce fils sans père ne cesse dhésiter entre deux pères sans fils, Philoctète et Ulysse (pour qui Télémaque est bien loin). Cette hésitation perpétuelle entre deux options inacceptables fonde la tragédie.
Le drame de la parole : notre Philoctète
Comme le révèle Ulysse à Néoptolème : Cest la parole / la parole pas laction qui mène le monde. Ici, toute parole devient éminemment suspecte. Dès lors, dans ce jeu de dupes à tiroirs, qui mène qui ? Que sait Philoctète ? Qua-t-il compris de la situation ? Son langage est-il à double entente ? Et que pense Néoptolème ? Quel jeu joue-t-il ? Qui décide-t-il de suivre, et à quel moment ? Au fond, lequel des deux manipule lautre ? Paradoxalement, des trois personnages, le plus constant demeure Ulysse. Ses intentions, son objectif et sa stratégie conservent cohérence et transparence dun bout à lautre.
En regard, Philoctète balaie toute la gamme de la parole, du silence au cri, de la plainte à léructation, du logos au pathos. Au sein dun trio infernal en équilibre perpétuellement instable, au fil de ces dialogues toujours recommencés, cest Philoctète qui simpose comme le vrai maître du discours. Devant lui, Ulysse recule et Néoptolème cède. Seul un deus ex machina pourra le réduire au silence pour résoudre cet intenable attelage à trois voix.
Ce vertige de la parole, qui pouvait mieux le chanter quun poète amant du théâtre ? À la fable mystérieuse de Sophocle, notre Philoctète conjoint la langue charnelle de Jean-Pierre Siméon, le geste visionnaire de Christian Schiaretti, et lintense figure de Laurent Terzieff. Mythe brûlant, intégrité absolue, destin radical, accents déchirants Terzieff est notre Philoctète.
Gérald Garutti ( Mis en ligne le 07/10/2009 ) Imprimer | | |