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Entrer dans le monde de Douglas Kennedy | | | Un entretien avec Douglas Kennedy - (Quitter le monde, Belfond, Mai 2009)
- Douglas Kennedy, Quitter le monde, Belfond, Mai 2009, 496 p., 23 , ISBN : 978-2-7144-4259-8
Traduction de Bernard Cohen. Imprimer
Le nouveau roman de Douglas Kennedy est globalement plus sombre que les précédents. Quitter le monde pose la question de lidentité et de la construction de soi. Jane, la narratrice, senferme dans une obsession, persuadée que sa vie est condamnée à léchec. Le déterminisme des mots et la trace quils laissent, indélébiles, fondent la trame de ce roman, un roman sur la multiplicité des perceptions et les difficultés à comprendre lautre, comme si entre soi et les autres des codes indéchiffrables simposaient et donnaient une complexité effrayante aux relations, quelles soient amoureuses, professionnelles ou familiales.
Jane traverse des épreuves successives, qui, même si elles sont induites par des évènements extérieurs, semblent avant tout la conséquence de ses choix. Son incapacité à pouvoir être heureuse, à exprimer ce quelle pense réellement la conduit à plonger tête première dans les situations les plus complexes, parfois en toute conscience. Léducation et ses parents sont ces ombres menaçantes sur la vie de ladulte que Jane devient, des spectres compromettant la moindre de ses initiatives, provocant le doute, le trouble, perturbant sa lucidité. Jane ne peut sextirper de cette histoire familiale qui lempêche de vivre pour soi.
Paradoxalement, au lieu de sombrer irrémédiablement dans la dépression, Jane sefforce de combattre ces difficultés et ce malgré la culpabilité entretenue par sa mère et lignominie de son père, fantômes qui la poursuivent toujours aux moments clés de son histoire. La jeune adolescente, qui une seule fois a osé exprimer une pensée personnelle, une phrase qui la hante à jamais, décide de ne plus parler, de garder pour elle ses émotions, ses réflexions, avec une obstination parfois ridicule, condamnant ses tourments à une insupportable permanence. Comment supporter la vie sans jamais se livrer, compter sur le soulagement des mots ? Il faudra du temps pour que Jane rompe ce silence. Peu à peu, elle sémancipe, se libère, mue et sextériorise pour renaître, mais au prix dun chemin tortueux et douloureux. Cest la vie ?
Douglas Kennedy semble le penser, à travers sa narratrice.
500 pages qui se dévorent avec frénésie.
Parutions.com : Quitter le monde, sans être autobiographique, semble un roman très intime, plus que dans vos précédents romans. Est-ce une impression ?
Douglas Kennedy : Ce nest pas autobiographique, ce nest pas moi ; en même temps, dans mes romans, il y a toujours des éléments qui me correspondent. Mais, de plus en plus, je parle en effet de choses intimes en public ; il est donc plus facile au lecteur de reconnaître des éléments et de faire le lien. Heureusement, lhistoire de Jane nest pas la mienne, mais je comprends beaucoup de ses problèmes. Une des grandes questions du roman est : «est-il possible de trouver le bonheur ?» Il y a beaucoup de choses dans ce roman. Quand je lai commencé - je nai plus aucune idée du moment et quand jai évolué dans lécriture, jai découvert que jétais en fait moi-même au milieu dun roman, un roman avec beaucoup de vies dans une seule vie. Il est ainsi impossible déviter des tragédies dans une existence. Tout le monde connaît des catastrophes. Jane est une femme brillante, très capable. Elle comprend la littérature, elle comprend le fait que la vie est si complexe, que toutes les grandes questions morales trouvent leurs réponses dans une zone grise. En même temps, même si elle est brillante, dans sa vie intime, cest tout linverse. Ce constat est très commun. Un autre grand thème du roman est la question de lenfance et le fait que peut être en fait, jen suis sûr - lombre de lenfance nous poursuit dans nos vies d'adultes. On est conditionné par lenfance. Dans le cas de Jane, la question du père est vaste, elle cherche un père tout le temps ; David est son amant mais cest aussi son ersatz de paternité. Tout comme son père, ce nest pas un homme disponible. Avec Stern, cest autre chose, cest un vrai père ; sexuellement, il ne se passe rien. Est-il vrai que lon répète les mêmes erreurs tout le temps ? Tout à fait (rires) ! Sans aucun doute
.
Parutions.com : Alors, il serait impossible de changer ?!
Douglas Kennedy : Si, professionnellement ! Il est possible de trouver une certaine distance, un sens critique par rapport à ses propres fantômes ; tout le monde a ses propres pathologies. Quelquun qui me dit qu'il a une vie complètement stable, un grand équilibre, je ne le crois pas
Je pense que cest un scientologue ! (rires)
Parutions.com : Dailleurs, à travers le personnage du pasteur Larry Coursen, vous posez un regard sévère sur la religion ou tout au moins ses représentants.
Douglas Kennedy : Il y a beaucoup de charlatans dans le monde, chez les politiciens, les hommes religieux, car ils affirment avoir des réponses alors quils nen ont pas. À ce propos, ce qui fait quObama est remarquable, cest quil dit simplement «on va essayer». Il fait preuve dhonnêteté.
Parutions.com : Cette référence à Obama nous rappelle que vous êtes Américain, même si vous voyagez beaucoup.
Douglas Kennedy : Oui, je suis américain, mais jai aussi un passeport irlandais et jhabite la moitié du temps en Europe et peut-être seulement trois ou quatre mois aux États Unis. Jai plusieurs identités ! Je parle Français, ce qui est un plaisir et un devoir, un signe de respect. Si lon habite à Paris, il faut parler Français.
Parutions.com : De la cellule familiale à la communauté enseignante, en passant par les milieux de la finance et de la presse, vos critiques sont nombreuses, notamment par lintermédiaire de personnages ingrats, excessifs, aux intentions troubles.
Douglas Kennedy : Cest un roman très dense en effet. Mais, il y a aussi des personnages bienveillants ! Lavocat Alkan est sympa, linfirmière Janet Reiner est sympa, la psy, Christie, lamie de Jane aussi. Dans ma vie, ma famille, maintenant, ce sont mes enfants, mes copains, mes copines. Ce sont eux ma vraie famille.
Parutions.com : Et vos parents, votre passé ?
Douglas Kennedy : Daprès mon expérience
. On peut certes rencontrer des familles très stables mais cest rare, tout comme des mariages heureux mais cest aussi rare. On peut en compter autour de soi sur les doigts de la main, pas plus. En fait, je suis divorcé et maintenant, je vis seul, après 25 ans. Cest différent comme situation, cest intéressant, et honnêtement, je sais ce que je ne veux pas à lavenir. Je ne sais pas si le mariage est nécessaire ; je ne sais pas si une vie quotidienne à deux, tout le temps, est nécessaire. Le plus grand problème est le quotidien ; le quotidien apporte fréquemment lennui. Et, lennui est une force horrible dans la vie. Les gens me disent que je bouge tout le temps, Paris, Londres, Berlin, le Maine. Que je voyage tout le temps. Cest la vérité, je vais à Bali fin juin, puis à Miami, parce que jadore Miami. Miami est extraordinaire parce que cest une ville latine. Jespère aller en Mauritanie aussi ; si la situation est plus stable, pour me balader. Jadore voyager. En même temps, cest ma vie, cest mon choix, ce nest pas une vie pour tout le monde. Et puis, le plus grand problème, cest que lon peut tomber dans son propre piège.
Parutions.com : Dailleurs, dans tous vos romans, vos personnages se créent leurs propres pièges !
Douglas Kennedy : Oui, tout à fait.
Parutions.com : Cest aussi votre cas ? Votre piège, quel serait-il ?
Douglas Kennedy : Maintenant, je nai pas beaucoup de pièges à éviter. Je suis complètement libre, chose rare. Jai réfléchi récemment. Pour linstant, mon prochain roman ne tient pas la route et je voudrais laméliorer. Jai donc décidé quen septembre jirai minstaller dans mon appartement de Berlin ; cette ville est extraordinaire. Ce prochain roman se déroule à Berlin. Dans cette ville, beaucoup de choses sont possibles. Je connais beaucoup dartistes à Berlin. Ici, à Paris, tout comme à Londres, à New York, il y a aussi beaucoup dartistes mais des artistes très connus, des peintres, des écrivains à succès, alors quà Berlin, il y a des artistes, point final. Ils font de lart et en parallèle, des traductions, certains sont profs dans le privé
Il nest pas question de notoriété là bas. Ils sont venus à Berlin pour pouvoir vivre leur art car la vie y est restée abordable. On peut trouver un appartement, une location, 40 m2 pour 200/300 euros par mois. On peut vivre à Berlin, en célibataire, dune manière simple, avec un vélo, la carte de transport, deux ou trois petites vacances pour moins de 12000 euros par an. Jaime ça car je me souviens très bien dune vie comme celle là, à Dublin ou Londres au début de ma carrière. Maintenant, comme je le dis souvent, je vis comme un étudiant riche, mais dans lesprit, cest la même chose. Jai toujours bougé et jaime encore bouger.
Parutions.com : Mais justement, pour revenir à cette question des pièges de lexistence, à tant bouger, comme ça, sans cesse, vous navez pas la sensation de tourner en rond ?
Douglas Kennedy : Tout peut être piège ! Je pense que vous avez tort, car il ny a pas de piège avec lécriture. On peut trouver des pièges partout ; il y a des pièges partout. Certes, on peut vivre comme Oblamov mais cest un piège aussi car on vit seul dans une petite chambre sale, en dehors du monde ; est-ce intéressant ? Jai un copain aux États Unis qui en est à son troisième mariage, et je suis sûr quil va encore divorcer, car finalement cest toujours la même femme quil épouse, la personne change mais le style est toujours le même. On est prisonnier de ses habitudes et de ses besoins. Dans le cas de Jane, jen suis sûr, elle pense sincèrement quelle ne mérite pas le bonheur.
Parutions.com : Elle le dit même. Et au fur et à mesure des épreuves quelle traverse, elle acquiert une certaine intuition de ce qui va lui arriver, et pourquoi.
Douglas Kennedy : Tout à fait, vous avez raison, elle comprend les choses. Elle comprend son erreur avec Théo. Le changement arrive quand on sent que lon ne peut plus supporter et que lon dit à lautre : «fiche le camps, laisse tomber». À présent, je suis capable de dire à quelquun, dans une relation, que ce nest plus possible au bout de 3 mois et non plus 3 ans
Je fais des progrès ! Il y a une idée dangereuse dans la société moderne, celle qui fait croire quil y aurait un seul amour, une seule personne sur Terre, pour vous, qui vous correspond et quà un moment donné, vous allez rencontrer cette personne, un véritable coup de foudre, un bonheur total, la vie sera belle, le mythe de Blanche Neige, etc. (rires) Mais ce nest pas possible ! La vérité est que tout le monde a ses forces et ses faiblesses et au bout du compte, si lon rencontre quelquun qui est franchement sympathique, bienveillant, intelligent, alors peut-être quil y aura une opportunité, mais rien de plus. Le début dune liaison est différent de ce que sera cette relation 10 ans plus tard, cest normal. Tout change, tout le temps. Dans mon prochain roman, le narrateur remarque que toutes les chansons populaires et 80% de la poésie ont pour sujet lamour... Et pourquoi lamour ? Cest comme ça lamour peut-être ?!
Parutions.com : Pourquoi avoir fait le choix dune narratrice et non dun narrateur ? Lexercice de se mettre dans la peau et le fonctionnement psychologique dune femme vous a-t-il paru difficile ? Vous réussissez très bien dailleurs, votre masculinité sefface.
Douglas Kennedy : Cest la quatrième fois que jutilise une narratrice, cest peut-être pour ça. Je nai aucune idée de pourquoi cela fonctionne si bien. En même temps, je vois le monde avec les yeux de ma narratrice, pas avec les yeux dune Femme mais avec les réactions spécifique de Jane. Je deviens Jane. Cest simple, quand jécris, je deviens quelquun dautre, naturellement. Et de temps en temps, au milieu de lécriture du roman, je ne sais plus si cest ma narratrice ou moi-même qui continue à écrire. Cest difficile à exprimer.
Parutions.com : Vous êtes totalement seul quand vous écrivez ?
Douglas Kennedy : Oui tout à fait, je disparais. La semaine prochaine, dieu merci, jaurais une semaine décriture dans le Maine. Je vais trouver le temps décrire après avoir passé le week-end avec mon fils.
Parutions.com : Et vous arrivez à interrompre vos plages décriture puis à vous replonger à nouveau dans votre roman ?
Douglas Kennedy : Oh oui
Honnêtement, ça dépend des impératifs du moment ; parfois, il y a beaucoup de pressions et de temps en temps je nai à penser quà mon roman. Cest mieux quand je peux ne me consacrer quau roman. Jécris un scénario entre Quitter le monde et le prochain roman. Bientôt, peut-être à partir de septembre, ces pressions seront terminées, ce sera mieux. Jai une vie chargée mais pas mondaine. Je ne suis pas mondain, je ne suis pas quelqu'un qui squatte la télévision, sauf pendant les promotions. Ensuite, cest fini : laissez-moi tranquille, il me faut écrire et vivre !
Parutions.com : Jane Howards a été victime des ses mots prononcés à lâge de 13 ans («Je ne me marierai jamais et je naurai jamais denfants»). Tout au long du roman, son obsession se nourrit du poids des mots et des interprétations que les autres peuvent en faire.
Douglas Kennedy : Tout peut changer avec les mots. Jane a raison. Mon mariage a basculé à cause dune phrase que ma femme ma dite, et ensuite tout a changé pour moi. Elle a exprimé quelque chose et cétait le début de la fin, douze mois après. Quelquun peut dire des mots horribles et la personne peut absorber ça et penser pendant des années quelle mérite ces mots ; et tout à coup, comme si elle se réveillait, elle pense quelle na pas à subir ces mots. Avec Jane, cest à cause de cette phrase quon lui reprochera toute sa vie que pour elle tout change, notamment dans ses relations aux autres et dans ses pensées sur elle-même. Ce nest pas une métaphore, cest très concret, surtout vis-à-vis de sa mère. Cest terrible. Il y a une certaine vérité et elle est très importante à comprendre ; jai réfléchi pendant mon divorce aux relations avec ma mère, mon père ; quand les gens sont trop rigides dans leur façon de penser et voir les choses, ils ne peuvent pas admettre quil existe une autre version, un autre point de vue, la compréhension mutuelle devient impossible. Pour convaincre quelquun, il faut faire exploser la vérité
Mais qui détient la vérité ? Chacun a sa vérité. Pour la mère de Jane, cest ainsi, elle est incapable de changer son point de vue et pour quelle puisse changer, il aurait fallu quelle accepte davoir tout simplement raté son mariage. La mère de Jane est une vraie mythomane et je pense que ce personnage est juste car des situations comme celle-ci existent. Elle se défend contre lidée de son échec total et la faute est donc celle des autres, et ici de sa fille. À cause de ça, la vie de Jane est irrémédiablement différente.
Parutions.com : De nombreux personnages, Jane, David, Christie, Stern, Théo, sont confrontés à lacte décrire et à la publication. A observer leurs parcours et leurs relations à lécrit, il semble quécrire est une torture, un arrachement dune partie de soi. Vivez-vous le même genre démotions ?
Douglas Kennedy : Tous ces personnages ont un refuge ; par exemple, pour Stern, cest la musique classique et lécriture de son dictionnaire. Et lécriture, je crois que cest ça, cest un refuge complexe. Le truc avec lécriture, cest quon peut contrôler le monde (rires). Lenfer cest les autres... mais quand on écrit on est seul avec ses personnages et on peut tout contrôler. Avec la vie, cest autre chose
Entretien mené par Frédéric Bargeon, le 30 avril 2009 ( Mis en ligne le 11/05/2009 ) Imprimer
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