L'actualité du livre Vendredi 29 mars 2024
  
 
     
Le Livre
Littérature  ->  
Rentrée Littéraire 2021
Romans & Nouvelles
Récits
Biographies, Mémoires & Correspondances
Essais littéraires & histoire de la littérature
Policier & suspense
Classique
Fantastique & Science-fiction
Poésie & théâtre
Poches
Littérature Américaine
Divers
Entretiens

Notre équipe
Essais & documents
Philosophie
Histoire & Sciences sociales
Beaux arts / Beaux livres
Bande dessinée
Jeunesse
Art de vivre
Poches
Sciences, écologie & Médecine
Rayon gay & lesbien
Pour vous abonner au Bulletin de Parutions.com inscrivez votre E-mail
Rechercher un auteur
A B C D E F G H I
J K L M N O P Q R
S T U V W X Y Z
Littérature  ->  Entretiens  
 

Entretien avec Gabriel Matzneff - 1ère partie
Entretien avec Gabriel Matzneff - 1ère partie


- Gabriel Matzneff, Les Emiles de Gab la Rafale - Roman électronique, Éditions Léo Scheer, Septembre 2010, 359 p., 20 €, ISBN : 978-2-7561-0264-1

- Florent Georgesco (Ed.), Gabriel Matzneff, Éditions du Sandre, Septembre 2010, 368 p., 39 €, ISBN : 978-2-358-21056-0

Imprimer

Vendredi 10 décembre 2010. Gabriel Matzneff est attablé au bar de l’hôtel Bedford, succursale feutrée des éditions Léo Scheer. De retour d’Italie, ce pays devenu au fil des ans comme sa patrie de cœur, l’écrivain retrouve, accablé, un Paris glacé, au plafond gris et bas. D’abord réconforté par son éditeur Florent Georgesco, réchauffé ensuite par un bon thé, le voici se prêtant, deux heures durant, au jeu de l’entretien – poursuivi ensuite par ''émiles''. Il fallait quelque peu de temps, et un rien d’espace, pour évoquer ce double événement : la parution chez Léo Scheer des Émiles de Gab la Rafale, «roman électronique» enlevé et kaléidoscopique, et celle, aux éditions du Sandre, de Gabriel Matzneff, véritable bible couleur or, où une ribambelle d’écrivains, de critiques littéraires, d’universitaires, de lecteurs, d’amis, une amante aussi, communient dans la fidélité à celui qui nous a donné Le Défi, Vénus et Junon, Les Passions schismatiques, Ivre du vin perdu, Isaïe réjouis-toi, Les Moins de seize ans, Douze poèmes pour Francesca et Le Taureau de Phalaris, bien d'autres livres encore, parmi lesquels des romans, des essais, des recueils d’articles ou de poèmes, des volumes de journal intime.. Vaste entretien, donc, où il est question, pêle-mêle, d’écriture, de passions, de schismes, du moi, de l’autre, de l’amour, de la résurrection, et même, morbleu ! de cette satanée morale…

PREMIÈRE PARTIE


Parutions.com : Gabriel Matzneff, en septembre ont paru, chez Léo Scheer, Les Émiles de Gab la Rafale, et simultanément ou presque, un beau volume en forme d’hommage intitulé Gabriel Matzneff, édité par les Editions du Sandre et orchestré par Florent Georgesco, éditeur chez Léo Scheer. Cette somme réunit un fragment de journal inédit, des études sur votre œuvre et ses sources (l’antiquité gréco-romaine, l’Église orthodoxe, Dumas, Dostoïevski, Hergé, d’autres encore), sur votre écriture, par de jeunes universitaires, des témoignages et des portraits par des amis, le journal intime d’une jeune amante, un florilège critique, de nombreux entretiens, des photographies, un thème astral, etc. Pourriez-vous nous dire ce qui a déterminé la naissance de ces deux livres, puis nous faire part de votre sentiment concernant la somme Gabriel Matzneff ?

Gabriel Matzneff : Les ordinateurs sont des bêtes un peu bizarres, qui, un jour, ne s’allument plus ; vous avez alors perdu tout votre travail. Moi, Dieu merci – je touche du bois –, ça ne m’est jamais arrivé, mais c’est arrivé à des amis, dont l’un, un jeune agrégé, a ainsi perdu sa thèse, très avancée, sur Bossuet et Fénelon. Deux ans de travail à jamais perdus ! C’est pourquoi j’ai décidé de photocopier mes émiles (c’est ainsi que j’appelle les e-mails, les courriels), de les sauvegarder, comme je sauvegarde l’ensemble des textes que j’écris, et pour cela je préfère le papier à l’écran virtuel ou à la clef USB, j’y suis habitué et je le juge moins périssable. Une fois que j’ai eu rassemblé ces émiles, je me suis rendu compte qu’il y avait là un ton, qui n’était ni celui du roman, ni celui du poème ni celui de l’essai, mais qui n’était pas non plus celui du journal intime : il y avait là une vivacité, une immédiateté proches de celles des billets qu’autrefois on griffonnait à ses amis et leur faisait porter par un valet. Dans mon dernier roman, Voici venir le fiancé, il y a une jeune fille, Delphine, qui est folle d’Internet et un cinéaste, Raoul, qui en dit le plus grand mal, qui les tient pour les pissotières du vingt-et-unième siècle : hier, dit-il, les ringards et les cinglés écrivaient sur les parois des pissotières, aujourd’hui ils écrivent sur la Toile. Avec Les Émiles de Gab la Rafale, j’ai voulu montrer qu’il y avait un usage littéraire, esthétique, d’Internet, j’ai tenté de créer une œuvre d’un genre nouveau. Léo Scheer, à qui j’ai soumis l’idée, a été enthousiasmé. C’est le premier livre écrit sous cette forme, il y en aura sans doute d’autres, je vais peut-être donner à de jeunes écrivains, à de futurs écrivains, l’envie de me suivre sur cette voie.

Parutions.com : Pourquoi avoir appelé ce livre un roman ?

Gabriel Matzneff : Parce que c’est romanesque : il y a un narrateur, un io narrante diraient les Italiens, et gravitant autour de lui, des personnages variés, un monde multicolore, des amantes, des ex-amantes, des amis, de simples relations, des prêtres, des bouffeurs de curé, des hétéros, des pédés, des gens de droite et de gauche, des princes, des prolos, c’est un univers, un tourbillon qui me semble fort romanesque, bien que ce ne soit pas, à l’évidence, un roman au sens classique du terme, un roman comparable à mes huit romans précédents. Le principal service que nous ont rendu nos aînés du Nouveau Roman, Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet et les autres, c’est qu’on peut désormais mettre beaucoup de choses sous le mot «roman»…

En ce qui concerne le livre sur moi, je n’y suis pour rien : j’ai appris que le jeune éditeur, Guillaume Zorgbibe, qui a créé les Éditions du Sandre, et qui jusqu’à présent avait surtout publié des auteurs morts, des auteurs tombés dans le domaine public, qu’il s’agisse du cardinal de Retz, de Chamfort ou de Byron, avait décidé de publier un ouvrage collectif sur un écrivain vivant et que, parce qu’il aimait mon travail, cet auteur, ce serait moi. Peut-être publiera-t-il d’autres livres de ce type, mais celui-ci est le premier, et il m’est consacré. C’est une somme, un monument, qui, comme on dit, me fait honneur et plaisir. Recevoir un tel hommage de son vivant, c’est rare.

Parutions.com : Ce format rappelle les Cahiers de l’Herne (et les dossiers H) fondés par votre ami Dominique de Roux.

Gabriel Matzneff : Oui, les Cahiers de l’Herne ont été créés par deux amis très chers, Dominique et Jacqueline de Roux. Pour ce livre sur moi, je ne m’en suis quasiment pas occupé. J’ai ouvert mes archives, j’ai facilité la tâche à Florent Georgesco, qui est le maître d’œuvre de l’ouvrage, mais je ne m’en suis pas mêlé, je l’ai laissé entièrement libre de l’organisation du livre, du choix des collaborateurs et des textes, je n’ai pas exprimé le désir de lire le manuscrit avant qu’il ne parte chez l’imprimeur : je l’ai découvert en même temps que les lecteurs. Je me souvenais, puisque vous évoquez les Cahiers de l’Herne, de Pierre-Jean Jouve (il avait lui aussi eu droit à un gros cahier de son vivant) qui, nerveux, inquiet, n’avait pas cessé d’enquiquiner Dominique de Roux, voulait lire les textes, être tenu au courant, donner son imprimatur… J’ai fait exactement le contraire, posez la question à Florent Georgesco, il vous le dira, et j’ai eu mille fois raisons, car le résultat est épatant. C’est un ensemble considérable, un très beau travail.

Parutions.com : Revenons aux Émiles de Gab la Rafale : vous avez opéré une sélection parmi vos «émiles», visiblement. Quels sont les critères qui ont présidé à ce tri ? S’agissait-il pour vous de composer un «roman», justement ?

Gabriel Matzneff : Oui, il s’agissait de créer une œuvre d’art. Il y a là une construction romanesque, avec des variations de ton, de thèmes, de personnages, une rigoureuse mise en forme. C’est d’ailleurs la même chose dans mes romans, disons, traditionnels. Je prends beaucoup de notes, puis je trie, je ne retiens que ce qui est nécessaire, j’organise la création de mon univers : l’art est la vérité choisie, stylisée. C’est de la marqueterie, de l’horlogerie de précision.

Parutions.com : Le lecteur matznevien reconnaîtra sans trop de peine un certain nombre de vos multiples correspondants (dont seuls apparaissent le prénom et l’initiale du nom) : amantes, ex-amantes, amis, écrivains, moines, éditeurs – tous ceux, en somme, qui peuplent vos journaux intimes, dont certains sont des personnes publiques. Une missive vaut pour son thème et son écriture, sans doute, mais en connaître le destinataire, sa place dans votre vie ou dans le monde, ajoute du relief, et du piment ; ce piment n’est-il cependant pas perdu pour le néophyte, pour le lecteur non averti, qui découvrirait Gabriel Matzneff avec ce livre ?

Gabriel Matzneff : Oui, il y a en effet un côté jeu de piste dans ce livre, et les lecteurs qui ont lu mes poèmes, mes romans, les douze volumes déjà publiés de mon journal intime, en particulier le dernier, Carnets noirs 2007-2008, sont plus à même d’entrer immédiatement dans Les Émiles de Gab la Rafale, car ils en reconnaissent aussitôt certains personnages. Vous avez donc raison : quelqu’un qui n’a jamais rien lu de moi, ni poème, ni essai, ni roman, ni récit, ni tome de journal, ni rien du tout, et qui tombe sur ce livre, doit se dire que c’est un peu curieux ; mais justement, c’est très bien d’éveiller la curiosité ! J’espère que ce livre donnera à ce nouveau lecteur l’envie de lire les autres. Pour ma part, c’est ainsi que je réagis. Lorsque je découvre un peintre, ou un cinéaste, ou un écrivain qui m’enthousiasme, j’ai aussitôt envie de voir toutes ses toiles, tous ses films, de lire tous ses livres. Je suis fort surpris lorsque quelqu’un me dit : «Oh, j’adore Billy Wilder, Fritz Lang, Jean-Luc Godard», et qu’au cours de la conversation je me rends compte que ce prétendu adorateur n’a vu que trois films de Wilder, deux de Lang et un seul de Godard. Adorer, ce n’est pas ça. Moi, quand j’aime un auteur, j’ai soif de découvrir la totalité de son œuvre – y compris les ouvrages difficiles, et parfois impossibles, à trouver. Quand je faisais mon service militaire, un de nos sujets de conversation, à des copains de régiment cinéphiles et à moi, était Le Garçon aux cheveux verts de Losey, film mystérieux, mythique comme on dit aujourd’hui, que personne n’avait vu en Europe. Dès que, une dizaine d’années après, ce Garçon aux cheveux verts a enfin été distribué en France, je me suis précipité dans une salle de cinéma pour le voir, je brûlais d’impatience. Je pense donc que quelqu’un qui sera enthousiasmé par Les Émiles de Gab la Rafale se dira : «Matzneff a écrit une trentaine d’autres livres, tous genres confondus, il faut que j’aille dans la librairie la plus proche et que je les achète illico, ou que je les commande !» Moi, je veux des lecteurs comme ça ! De jeunes lecteurs, de jeunes lectrices, des passionnés. Nietzsche disait : «Je ne veux pas être lu, je veux être su par cœur !»  Ça a l’air prétentieux, mais j’aime l’enthousiasme dans l’admiration, et tout écrivain véritable désire être lu ainsi. Hier soir, par exemple, je suis allé voir un spectacle que je vous recommande car c’est é-blou-i-ssant : la reprise au Français d’Un fil à la patte de Feydeau. La salle était enthousiaste, et j’ai passé une des meilleures soirées au théâtre de ma vie. J’aime Feydeau, j’ai lu tout Feydeau, je le relis souvent, toujours avec le même plaisir. Dans la salle, il y avait de jeunes gens qui, très certainement, découvraient Feydeau, et j’ai même un de mes amis, un homme d’âge mûr, qui à l’entracte est venu bavarder avec moi et m’a dit : «Tu sais, c’est le premier Feydeau que je voie». Ce monsieur appartient au milieu littéraire, c’est un monsieur très cultivé, mais on peut être cultivé et n’avoir pas lu Feydeau ; on ne peut pas avoir tout lu. Eh bien, j’espère que cet ami aura dès aujourd’hui acheté le théâtre complet de Feydeau, sinon, enthousiaste comme il l’était hier soir, s’il ne le fait pas, ce n’est pas un vrai admirateur, ce n’est qu’une tourte molle. Semblablement, quelqu’un qui aime un de mes livres doit lire les autres. Certes, on peut préférer tel genre littéraire à tel autre, on peut aimer les romans d’un auteur et moins son journal intime, on peut adorer les poésies d’un auteur et être moins sensible à ses essais. J’ai un de mes amis qui raffole du journal de Stendhal, mais qui juge ses romans mal construits, bâclés. C’est son droit, mais moi je ne suis pas comme ça. Quand j’aime un auteur, j’aime tout de lui, tout m’intéresse et si demain vous m’appreniez qu’on a découvert dix pages inédites de Baudelaire au fond d’une malle, dans un grenier, je serais fou de joie s’il s’agissait de poèmes, mais je le serais tout autant s’il s’agissait de dix pages de journal intime. J’aime Baudelaire et tout ce qui sort de sa plume me touche, me captive. Le genre littéraire, c’est secondaire. Je vous renvoie sur ce point à la préface de Douze poèmes pour Francesca. J’y évoque un après-midi décisif qui m’inspira le jour même quelques brèves notes griffonnées à la diable dans mon carnet, puis quelques jours après un poème et enfin, sept ans plus tard, un long développement romanesque. Ces trois textes sont fort différents tant par leur forme que par leur dimension, mais ils ont jailli d’un même cœur, d’un même cerveau, d’une même main, d’une même plume, d’une même encre, et il y a là une unité très supérieure à un classement par genre. Certes, les professeurs de littérature sont obligés d’opérer des classifications et de les enseigner à leurs élèves : roman, essai, poème, tragédie, comédie, etc. Mais du point de vue de l’inspiration, de la création, cette source unique est à mes yeux beaucoup plus forte, et significative.

Parutions.com : Vincent Roy, dans le livre qu’il vous a consacré, Matzneff, l’Éxilé absolu, a effectué un travail de rapprochement et de comparaison entre vos journaux, vos romans et vos poèmes.

Gabriel Matzneff : Oui, c’est intéressant, et Vincent Roy, qui a lu tout ce que j’ai publié, est un critique vigilant.

Parutions.com : Délaissons un instant la forme, les genres. Dans ces Émiles comme dans vos Carnets 2007-2008, vous posez un regard tour à tour satisfait et dépité sur votre vie, que vous envisagez tel jour comme un «échec absolu» et tel autre comme une réussite, et l’accomplissement point par point de vos rêves de jeunesse. Aymeric Patricot, dans un article recueilli dans le fort cahier Gabriel Matzneff, traite avec finesse de cette bouffée de nostalgie qui vous prend, par instants, pour la banalité quotidienne, la vie réglée, et ceci va peut-être de pair avec le balancement entre le sentiment de votre inutilité et un certain orgueil, une certaine fierté. Ce balancement, nous le trouvons également figuré par cette parole de Casanova placée en exergue de votre livre : «Je suis fier parce que je ne suis rien»

Gabriel Matzneff : Ce balancement contradictoire, cette apparente contradiction, c’est le fond même de la nature humaine. Le matin, on peut être extrêmement déprimé, mélancolique, et se dire : «Oh ! Encore un matin…» Il faut se lever, prendre sa douche, se raser, s’habiller, sortir, affronter les autres. Même si l’on n’est pas obligé d’affronter les autres et qu’on peut rester chez soi en pantoufles et robe de chambre, on se dit parfois : «Encore une journée à passer, quel ennui de vivre…» Au XIXe siècle, un Anglais s’est pendu parce qu’il était fatigué de devoir nouer tous les matins sa cravate. Il s’est pendu et, précisément, avec sa cravate.  Donc, à dix heures du matin, on peut être près de se pendre avec sa cravate, et puis, dans l’après-midi, suite à un rayon de soleil, ou au coup de téléphone d’un ami, ou à la lettre d’une amante, ou à une stimulante promenade, être gai comme un pinson. Le matin, j’ai très souvent le sentiment de l’inutilité de ma vie, le sentiment de l’échec. Quand je dis que ma vie est un échec, je ne pense pas à mon travail d’écrivain : mes livres, ce sera aux autres de les juger. On verra ça dans cinquante ou cent ans, rien ne presse. Non, quand je ressens ma vie comme un échec, c’est à ma vie amoureuse que je pense. Une vie amoureuse très mouvementée, agitée, tourmentée, donjuanesque, mais une vie où – c’est une sorte de confession que je vous fais, n’est-ce pas ? – les plus fortes et passionnées amours s’achèvent par des ruptures, dans les pleurs et grincements de dents. Comme si j’étais capable de rendre heureuses, et très amoureuses, les femmes que j’aime et qui m’aiment, mais incapable de les rassurer, de leur donner la stabilité, la continuité, de construire avec elles quoi que ce fût de durable. Comme si je finissais toujours, non par méchanceté mais par inconscience, légèreté, cynisme libertin, par détruire ce que j’ai bâti. Je suis trop égoïste, trop célibataire, trop ivre de ma liberté, pour ne pas, à a la longue, décevoir les filles qui partagent ma vie, et les désenchanter. Voyez par exemple Marie-Élisabeth F. Nous nous sommes aimés à la folie pendant des années, elle m’a inspiré des poèmes, des pages et des pages de mon journal intime, le personnage d’Anne-Geneviève dans Ivre du vin perdu. Cela a été une très grande rencontre, et j’étais persuadé que, par delà la rupture, nous resterions proches, consubstantiels, qu’elle serait auprès de moi sur mon lit d’agonie, me fermerait les yeux, mais aujourd’hui elle m’a totalement renié, elle ne veut plus me voir, parle de moi en termes d’une extrême agressivité, ne viendrait pas me visiter si elle me savait, mourant, à l’hôpital, n’assistera pas à mes obsèques. Rien que d’y penser, cela me déchire, mais c’est ainsi. D’où, les mauvais jours, cette sensation vive d’échec, un échec qui est lié au remord. C’est un échec de l’amour. Ce n’est pas un échec dans l’ordre social. Ce n’est jamais l’ordre social qui me tourmente. L’ordre social, je m’en fiche. Je suis tenté d’ajouter : grâce à Dieu, car dans l’ordre social on ne peut vraiment pas dire que ma vie soit une réussite. Je ne possède rien, ce qui s’appelle rien, je n’ai ni appartement, ni maison de campagne, ni automobile et quand je compare ma bohème au confort bourgeois dont jouissent tant d’écrivains qui n’ont pas le tiers de ma… je ne dirai pas «célébrité» (la célébrité, c’est Michael Jackson, c’est Johnny Depp, c’est Madonna, c’est Lady Gaga, c’est Poutine, c’est Obama, pour nous, écrivains, le mot de «notoriété» suffit amplement), tant d’écrivains, donc, qui n’ont pas le tiers du quart de ma notoriété, je me sens comme un cygne parmi des canards. Tout à l’heure, je disais devant vous à Florent Georgesco que ça n’allait pas très bien : je suis rentré il y a deux jours de Venise, où j’habitais chez une amie qui y a un sublime appartement. J’ai retrouvé un Paris gris, maussade, le froid, l’humidité, le désordre, l’exigüité de la garçonnière que je loue au quartier Latin – un endroit pour dormir et pour baiser –, et ça m’a fichu le bourdon. Hier, un photographe désireux de me photographier voulait venir chez moi : je m’y suis refusé. «Allons sur les bords de Seine», lui ai-je dit. Je ne veux pas que les photographes viennent chez moi, parce qu’il n’y pas de «chez moi». Philippe Sollers, qui est non seulement un bon copain mais aussi l’éditeur de certains de mes livres, puisque plusieurs tomes de mon journal intime ont paru dans sa collection chez Gallimard, Sollers me dit parfois : «Ah, Gabriel, il serait temps que vous viviez plus confortablement !» Il trouve que je mène une vie trop bohème ; il y a longtemps qu’il me dit ça, et si c’était vrai il y a vingt ans, c’est encore plus vrai aujourd’hui. Donc, socialement, ma vie n’est pas une réussite, mais je m’en fous. Je suis celui que j’ai voulu être. La vie que j’ai menée, les livres que j’ai écrits, sont exactement ce que je désirais qu’ils fussent. Je ne suis pas installé dans la vie parce que je n’ai jamais voulu m’installer. Le livre qui me ressemble le plus, c’est mon journal d’adolescence, Cette camisole de flammes. Au fond, vous l’avez dit, j’ai la vie que je voulais avoir à une époque où l’idée d’entrer dans le monde des adultes me faisait horreur, et je ne me sens toujours pas adulte. Si je me montre orgueilleux, comme vous disiez, fier d’avoir la vie que j’ai, et simultanément parle d’échec, je pense à deux choses différentes. Socialement, il y a un certain échec, c’est vrai, parce que je devrais être plus honoré, je devrais avoir eu au moins un prix littéraire, un grand prix. Je suis tenu très à l’écart par le milieu littéraire et les media, je suis traité comme un pestiféré. Toutefois, ce n’est pas à cet aspect matériel, financier, de mon existence que je songe quand je parle d’échec, mais à cet aiguillon de la nostalgie et du remord qui me brûle le cœur, à cette ivresse du vin perdu qui m’a inspiré le plus considérable de mes romans. C’est ma conduite avec les êtres que j’aime d’amour qui est en cause, mon désir obsessionnel de conserver ma liberté de célibataire même lorsque je vis la plus ardente rencontre amoureuse. Je suis sans cesse à m’échapper, à prendre la poudre d’escampette, à refuser de me fixer, à demeurer insaisissable. Cela, les filles, surtout celles qui m’aiment à la folie, le supportent très mal. En 1959, j’étais alors étudiant, je me trouvais en Algérie, à Cherchell, l’antique Césarée du roi Juba, j’y faisais de l’épigraphie latine et écrivais mon essai sur le suicide chez les Romains (que six ans plus tard j’allais publier dans mon premier livre, Le Défi). Ce fut à cette époque que je découvris l’œuvre de Cendrars, en particulier un poème qui me fit une très forte impression : «Quand tu aimes il faut partir/Quitte ta femme quitte ton enfant…» Depuis l’échec de mon mariage avec Tatiana, depuis ce divorce qui m’a fait tant souffrir, qui m’a inspiré un de mes meilleurs romans, Isaïe réjouis-toi, et qui m’a fait comprendre que je n’étais pas fait pour la vie de couple, pour la constance, que mon destin était ailleurs, je n’ai jamais cessé de suivre le conseil de Cendrars, d’où ce sentiment que je suis un traître, un vilain, un homme avec qui l’on ne peut bâtir aucun durable avenir, qui anime certaines des femmes qui, lorsqu’elles étaient des adolescentes, m’ont le plus aimé, Francesca G., Marie-Élisabeth F., Anne L.B., Éléonore B., Pascale E., Aouatife B., Maud V. et tant d’autres. Elles ont raison, depuis mon divorce, j’ai toujours vécu dans l’instant, refusé de m’installer, de me fixer, de songer à l’avenir. L’avenir, un mot imbécile que je hais. J’ai raison de le haïr, mais je suis assez lucide pour comprendre que les reproches de mes ex-petites amoureuses sont justifiés et qu’elles ont, elles aussi, raison de les formuler. D’où, quand je broie du noir, ce sentiment d’échec, de remord qui me tourmente, tel un spectre inexorable.

Parutions.com : Ce qui frappe encore, dans vos Émiles, entre autres choses, c’est votre chagrin d’être haï des gens de lettres, c’est votre désarroi de voir tel ou tel prix (et «la divine oseille») vous échapper. Dans une chronique récente intitulée «Mon automne 2010», vous accusez les «misérables qui [vous] jalousent» de vous pousser au suicide. Cependant, vous aviez, dès votre premier livre, Le Défi – titre éloquent –, mis l’accent sur votre destin de franc-tireur, d’homme en marge du «troupeau», en opposition radicale avec la société et ses lois. Votre vœu tôt formulé d’être pleinement vous-même, dans l’ordre amoureux notamment, ne tuait-il pas dans l’œuf toute possibilité de réconciliation entre la société et vous? «Freedom, the forbidden fruit», cette parole de Manfred vous va comme un gant, mais précisément, le fruit est défendu, c’est une pomme de discorde…

Gabriel Matzneff : C’est exactement ça… Les chats sont chats et les chiens sont chiens. Je suis d’accord avec vous sur le fait que quand je ronchonne, et ai l’air d’être scandalisé par la façon dont je suis traité par le monde littéraire et les media, j’ai raison de me scandaliser parce que c’est objectivement scandaleux, dégueulasse, et en même temps, je ne puis nier d’avoir – en osant vivre mes passions et en nourrir mon inspiration poétique – donné moi-même la corde pour me faire pendre. Votre analyse est donc d’une justesse extrême : tout était annoncé, je l’avais moi-même prévu, je le voulais. Je crois effectivement qu’on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Je l’ai d’ailleurs écrit à propos de Roland Barthes et Michel Foucault : on ne peut pas vouloir être Renan et Rimbaud, on ne peut pas vouloir à la fois faire une grande carrière universitaire, avec les honneurs, l’Institut, l’École pratique des hautes études, et pourquoi pas l’Académie, et en même temps être aimé par la jeunesse comme Villon ou Baudelaire. Non, il faut choisir, et ce que je leur reprochais, c’était de prétendre, surtout Foucault – je fais la différence, parce que Barthes était un homme exquis, d’une grande gentillesse avec les jeunes, d’une grande affabilité, d’une grande simplicité, tandis que Foucault était un arriviste, qui n’aimait personne, à part lui-même, et encore, je ne sais pas s’il s’aimait lui-même, il était très arriviste, égoïste et déplaisant, ces deux hommes n’avaient pas les mêmes qualités humaines, on ne peut pas les comparer –, être aimés comme le sont les poètes maudits. Ces grands caciques de l’intelligentsia et de l’université auraient voulu gagner sur tous les tableaux, avoir la réussite officielle, mondaine, et susciter les mêmes passions que suscite un écrivain réputé scandaleux, infréquentable, tel que moi. Les pauvres, ils se mettaient le doigt dans l’œil jusqu’au cou. Dans la vie, ça ne se passe pas comme ça. Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy – deux confrères pour qui j’ai de l’estime et de la sympathie – ont, paraît-il, écrit un livre où ils se décrivent comme deux écrivains maudits. C’est ce que m’a affirmé une jeune amie qui les connaît et leur a dit en riant : «Si vous êtes des maudits, qu’est-ce que Gabriel devrait dire ! Franchement, vous exagérez, et vous ne parlez même pas de Gabriel dans votre livre, alors que s’il y a en France aujourd’hui un écrivain maudit, c’est lui». Oralement, selon cette amie, ils en auraient convenu : «Oui, c’est vrai, Gabriel est traité d’une façon incroyable…» C’est gentil de dire ça dans la conversation à l’une de nos communes amies, mais s’ils l’avaient écrit noir sur blanc dans leur bouquin, c’eût été mieux. Au demeurant, c’est sans importance, ce n’est pas ça qui m’empêche de dormir.

Parutions.com : S’il y a un point clair sur lequel la société s’accorde très mal avec vous, c’est votre passion des «moins de seize ans», et cette défiance de la société vous plonge dans l’incompréhension, la colère et le désarroi. C’est amusant que vous évoquiez le cas Houellebecq et Bernard-Henri Lévy : on ne compte plus, c’est piquant, les littérateurs, les artistes, qui suent sang et eau pour paraître subversifs. Monsieur Tout-le-monde lui-même, aujourd’hui, rêve secrètement de choquer. En somme, c’est comme si chacun aspirait à se coiffer de l’auréole du maudit, tandis que vous, cette auréole, vous l’avez récoltée sans le moindre effort,

Gabriel Matzneff : innocemment…

Parutions.com : Innocemment si l’on veut – sans trop d’effort en tout cas, et vous pestez qu’on vous la colle…

Gabriel Matzneff : Je suis agacé par les gens malveillants ou jaloux qui affectent de me réduire à mes amours hétérodoxes – aussi bien ma personne que mon travail d’écrivain – pour pouvoir plus facilement me disqualifier, comme si dans mes livres, où pourtant sont présents tant de thèmes et de personnages divers, il n’y avait que des histoires de culottes Petit-Bateau. L’étoile jaune du personnage scandaleux qu’ils m’ont collée sur le front, voilà ce qui m’agace. Cela dit, je ne renie rien de mes passions, ni, ce qui est beaucoup plus important, de ce que j’ai écrit. Mes passions ont, en soi, peu d’intérêt. Ce qui est intéressant, c’est ce que j’en fais dans mon travail d’écrivain. Ce qui est intéressant en littérature, ce n’est pas la chair, c’est la chair se faisant Verbe, c’est l’incarnation. Ce qui est intéressant, ce n’est pas de savoir si Ingres et Balthus étaient sensibles aux jeunes filles de quatorze ans ou de quinze ans, et s’ils en ont mises dans leur lit, c’est de constater qu’ils les ont admirablement peintes dans leurs toiles. Les goûts amoureux, politiques ou religieux d’un artiste, qu’il soit écrivain, peintre ou cinéaste, ça le regarde, ça n’a pas d’intérêt. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment ces goûts nourrissent, irriguent, fécondent son œuvre. En outre, les thèmes de mes livres sont fort divers, fort nombreux, et affecter de n’en retenir que le plus apparemment scandaleux, «sulfureux» disent les imbéciles, c’est malhonnête, c’est idiot, c’est abject. Une telle attitude n’a cependant rien qui étonne dans cette société de quakers et de quakeresses, tout droit sortis des ligues puritaines amerloques, qu’est devenue la société française. Les États-Unis, quel cauchemar ! Ils pourrissent tout ce qu’ils touchent. Quand, après soixante-dix ans de terreur policière, le régime communiste s’est enfin écroulé en Russie, les portes des camps de la mort et des asiles de fous où étaient enfermés les artistes non-conformistes se sont ouvertes, le décervelage léniniste a pris fin, les Russes ont pu à nouveau prier, chanter, parler, publier, peindre, voyager librement ; les livres interdits (Les Démons de Dostoïevski, Requiem d’Anna Akhmatova, les philosophes chrétiens tels que Soloviev, Leontiev, Berdiaeff, etc.) ont enfin été réédités, ils sont disponibles dans toutes les librairies, Leningrad est redevenue Saint-Pétersbourg, que de raisons donc, pour tous les amoureux de la liberté, de se réjouir, de sabler le champagne ! Hélas, avec la liberté se sont simultanément engouffrés en Russie les pires produits de l’américanisme : le capitalisme sauvage, l’amour du fric, la chiennerie sous ses formes les plus basses, les plus vulgaires. Quand, à Nice ou à Venise, vous voyez ces porcs que sont les nouveaux riches russes, quand vous observez cette américanisation par le bas de la jeunesse russe, vous en venez presque à regretter le rideau de fer. Je parle des Russes, mais c’est encore pire s’agissant des Polonais, des Tchèques, des Géorgiens, à genoux devant les Américains, léchant le cul des Américains, rêvant de devenir des satellites des États-Unis ! C’est terrifiant. Plus ça va, plus je me sens devenir marxiste. Vous pouvez l’écrire ! Il faut lire Marx – Marx qui, comme moi, était un disciple des Présocratiques et d’Épicure. Ah ! Épicure ! Lucrèce ! Voilà des auteurs à lire et à relire, des auteurs à savoir par cœur. Ils nous aident à résister au terrorisme d’État, cet État qui prétend nous dicter ce que nous devons manger, boire, penser, écrire, fumer, aimer, ou, plus précisément, ce que nous ne devons pas manger, boire, penser, écrire, aimer ; cet Etat qui prétend nous interdire de fumer, d’aimer une jeune fille de quatorze ans, qui nous explique que nous devons manger cinq fruits et légumes par jour. Tout cela pour notre santé, pour notre bien. C’est du fascisme pur, et j’ai horreur de ça. J’aime, je mange et je fume ce que je veux, je ne reconnais pas à l’Etat le droit de me dicter la liste des passions autorisées et celle des passions interdites. Mes passions sont mes passions, et pour les vivre à fond la caisse je n’ai besoin de l’autorisation de personne. Certes, Lénine et Hitler rassemblaient des gens dans des stades pour leur expliquer ce qu’ils devaient penser, ce qu’ils devaient faire, et les gens, galvanisés, ivres du désir d’être esclaves, au garde-à-vous, les acclamaient. Mais Hitler et Lénine étaient des dictateurs, des tyrans. Aujourd’hui, et c’est ça la nouveauté, ce sont les régimes prétendus démocratiques qui veulent nous faire passer sous les fourches caudines du politiquement correct. Avec moi, ils tombent mal. Jamais je ne renoncerai à être ce que je suis. Vos oukases, vos prescriptions, vos cinq bananes par jour, vous pouvez vous les foutre au cul !


Entretien mené le 10 décembre 2010 par Jean-Baptiste Fichet
( Mis en ligne le 18/02/2011 )
Imprimer

A lire également sur parutions.com:
  • Les Emiles de Gab la Rafale
       de Gabriel Matzneff
  • Entretien avec Gabriel Matzneff - 2ème partie
  • Entretien avec Gabriel Matzneff - 3ème partie
  •  
    SOMMAIRE  /  ARCHIVES  /  PLAN DU SITE  /  NOUS ÉCRIRE  

     
      Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2024
    Site réalisé en 2001 par Afiny
     
    livre dvd