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Entretien avec Gabriel Matzneff - 1ère partie | | | Entretien avec Gabriel Matzneff - 1ère partie
- Gabriel Matzneff, Les Emiles de Gab la Rafale - Roman électronique, Éditions Léo Scheer, Septembre 2010, 359 p., 20 , ISBN : 978-2-7561-0264-1
- Florent Georgesco (Ed.), Gabriel Matzneff, Éditions du Sandre, Septembre 2010, 368 p., 39 , ISBN : 978-2-358-21056-0 Imprimer
Vendredi 10 décembre 2010. Gabriel Matzneff est attablé au bar de lhôtel Bedford, succursale feutrée des éditions Léo Scheer. De retour dItalie, ce pays devenu au fil des ans comme sa patrie de cur, lécrivain retrouve, accablé, un Paris glacé, au plafond gris et bas. Dabord réconforté par son éditeur Florent Georgesco, réchauffé ensuite par un bon thé, le voici se prêtant, deux heures durant, au jeu de lentretien poursuivi ensuite par ''émiles''. Il fallait quelque peu de temps, et un rien despace, pour évoquer ce double événement : la parution chez Léo Scheer des Émiles de Gab la Rafale, «roman électronique» enlevé et kaléidoscopique, et celle, aux éditions du Sandre, de Gabriel Matzneff, véritable bible couleur or, où une ribambelle décrivains, de critiques littéraires, duniversitaires, de lecteurs, damis, une amante aussi, communient dans la fidélité à celui qui nous a donné Le Défi, Vénus et Junon, Les Passions schismatiques, Ivre du vin perdu, Isaïe réjouis-toi, Les Moins de seize ans, Douze poèmes pour Francesca et Le Taureau de Phalaris, bien d'autres livres encore, parmi lesquels des romans, des essais, des recueils darticles ou de poèmes, des volumes de journal intime.. Vaste entretien, donc, où il est question, pêle-mêle, décriture, de passions, de schismes, du moi, de lautre, de lamour, de la résurrection, et même, morbleu ! de cette satanée morale
PREMIÈRE PARTIE
Parutions.com : Gabriel Matzneff, en septembre ont paru, chez Léo Scheer, Les Émiles de Gab la Rafale, et simultanément ou presque, un beau volume en forme dhommage intitulé Gabriel Matzneff, édité par les Editions du Sandre et orchestré par Florent Georgesco, éditeur chez Léo Scheer. Cette somme réunit un fragment de journal inédit, des études sur votre uvre et ses sources (lantiquité gréco-romaine, lÉglise orthodoxe, Dumas, Dostoïevski, Hergé, dautres encore), sur votre écriture, par de jeunes universitaires, des témoignages et des portraits par des amis, le journal intime dune jeune amante, un florilège critique, de nombreux entretiens, des photographies, un thème astral, etc. Pourriez-vous nous dire ce qui a déterminé la naissance de ces deux livres, puis nous faire part de votre sentiment concernant la somme Gabriel Matzneff ?
Gabriel Matzneff : Les ordinateurs sont des bêtes un peu bizarres, qui, un jour, ne sallument plus ; vous avez alors perdu tout votre travail. Moi, Dieu merci je touche du bois , ça ne mest jamais arrivé, mais cest arrivé à des amis, dont lun, un jeune agrégé, a ainsi perdu sa thèse, très avancée, sur Bossuet et Fénelon. Deux ans de travail à jamais perdus ! Cest pourquoi jai décidé de photocopier mes émiles (cest ainsi que jappelle les e-mails, les courriels), de les sauvegarder, comme je sauvegarde lensemble des textes que jécris, et pour cela je préfère le papier à lécran virtuel ou à la clef USB, jy suis habitué et je le juge moins périssable. Une fois que jai eu rassemblé ces émiles, je me suis rendu compte quil y avait là un ton, qui nétait ni celui du roman, ni celui du poème ni celui de lessai, mais qui nétait pas non plus celui du journal intime : il y avait là une vivacité, une immédiateté proches de celles des billets quautrefois on griffonnait à ses amis et leur faisait porter par un valet. Dans mon dernier roman, Voici venir le fiancé, il y a une jeune fille, Delphine, qui est folle dInternet et un cinéaste, Raoul, qui en dit le plus grand mal, qui les tient pour les pissotières du vingt-et-unième siècle : hier, dit-il, les ringards et les cinglés écrivaient sur les parois des pissotières, aujourdhui ils écrivent sur la Toile. Avec Les Émiles de Gab la Rafale, jai voulu montrer quil y avait un usage littéraire, esthétique, dInternet, jai tenté de créer une uvre dun genre nouveau. Léo Scheer, à qui jai soumis lidée, a été enthousiasmé. Cest le premier livre écrit sous cette forme, il y en aura sans doute dautres, je vais peut-être donner à de jeunes écrivains, à de futurs écrivains, lenvie de me suivre sur cette voie.
Parutions.com : Pourquoi avoir appelé ce livre un roman ?
Gabriel Matzneff : Parce que cest romanesque : il y a un narrateur, un io narrante diraient les Italiens, et gravitant autour de lui, des personnages variés, un monde multicolore, des amantes, des ex-amantes, des amis, de simples relations, des prêtres, des bouffeurs de curé, des hétéros, des pédés, des gens de droite et de gauche, des princes, des prolos, cest un univers, un tourbillon qui me semble fort romanesque, bien que ce ne soit pas, à lévidence, un roman au sens classique du terme, un roman comparable à mes huit romans précédents. Le principal service que nous ont rendu nos aînés du Nouveau Roman, Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet et les autres, cest quon peut désormais mettre beaucoup de choses sous le mot «roman»
En ce qui concerne le livre sur moi, je ny suis pour rien : jai appris que le jeune éditeur, Guillaume Zorgbibe, qui a créé les Éditions du Sandre, et qui jusquà présent avait surtout publié des auteurs morts, des auteurs tombés dans le domaine public, quil sagisse du cardinal de Retz, de Chamfort ou de Byron, avait décidé de publier un ouvrage collectif sur un écrivain vivant et que, parce quil aimait mon travail, cet auteur, ce serait moi. Peut-être publiera-t-il dautres livres de ce type, mais celui-ci est le premier, et il mest consacré. Cest une somme, un monument, qui, comme on dit, me fait honneur et plaisir. Recevoir un tel hommage de son vivant, cest rare.
Parutions.com : Ce format rappelle les Cahiers de lHerne (et les dossiers H) fondés par votre ami Dominique de Roux.
Gabriel Matzneff : Oui, les Cahiers de lHerne ont été créés par deux amis très chers, Dominique et Jacqueline de Roux. Pour ce livre sur moi, je ne men suis quasiment pas occupé. Jai ouvert mes archives, jai facilité la tâche à Florent Georgesco, qui est le maître duvre de louvrage, mais je ne men suis pas mêlé, je lai laissé entièrement libre de lorganisation du livre, du choix des collaborateurs et des textes, je nai pas exprimé le désir de lire le manuscrit avant quil ne parte chez limprimeur : je lai découvert en même temps que les lecteurs. Je me souvenais, puisque vous évoquez les Cahiers de lHerne, de Pierre-Jean Jouve (il avait lui aussi eu droit à un gros cahier de son vivant) qui, nerveux, inquiet, navait pas cessé denquiquiner Dominique de Roux, voulait lire les textes, être tenu au courant, donner son imprimatur
Jai fait exactement le contraire, posez la question à Florent Georgesco, il vous le dira, et jai eu mille fois raisons, car le résultat est épatant. Cest un ensemble considérable, un très beau travail.
Parutions.com : Revenons aux Émiles de Gab la Rafale : vous avez opéré une sélection parmi vos «émiles», visiblement. Quels sont les critères qui ont présidé à ce tri ? Sagissait-il pour vous de composer un «roman», justement ?
Gabriel Matzneff : Oui, il sagissait de créer une uvre dart. Il y a là une construction romanesque, avec des variations de ton, de thèmes, de personnages, une rigoureuse mise en forme. Cest dailleurs la même chose dans mes romans, disons, traditionnels. Je prends beaucoup de notes, puis je trie, je ne retiens que ce qui est nécessaire, jorganise la création de mon univers : lart est la vérité choisie, stylisée. Cest de la marqueterie, de lhorlogerie de précision.
Parutions.com : Le lecteur matznevien reconnaîtra sans trop de peine un certain nombre de vos multiples correspondants (dont seuls apparaissent le prénom et linitiale du nom) : amantes, ex-amantes, amis, écrivains, moines, éditeurs tous ceux, en somme, qui peuplent vos journaux intimes, dont certains sont des personnes publiques. Une missive vaut pour son thème et son écriture, sans doute, mais en connaître le destinataire, sa place dans votre vie ou dans le monde, ajoute du relief, et du piment ; ce piment nest-il cependant pas perdu pour le néophyte, pour le lecteur non averti, qui découvrirait Gabriel Matzneff avec ce livre ?
Gabriel Matzneff : Oui, il y a en effet un côté jeu de piste dans ce livre, et les lecteurs qui ont lu mes poèmes, mes romans, les douze volumes déjà publiés de mon journal intime, en particulier le dernier, Carnets noirs 2007-2008, sont plus à même dentrer immédiatement dans Les Émiles de Gab la Rafale, car ils en reconnaissent aussitôt certains personnages. Vous avez donc raison : quelquun qui na jamais rien lu de moi, ni poème, ni essai, ni roman, ni récit, ni tome de journal, ni rien du tout, et qui tombe sur ce livre, doit se dire que cest un peu curieux ; mais justement, cest très bien déveiller la curiosité ! Jespère que ce livre donnera à ce nouveau lecteur lenvie de lire les autres. Pour ma part, cest ainsi que je réagis. Lorsque je découvre un peintre, ou un cinéaste, ou un écrivain qui menthousiasme, jai aussitôt envie de voir toutes ses toiles, tous ses films, de lire tous ses livres. Je suis fort surpris lorsque quelquun me dit : «Oh, jadore Billy Wilder, Fritz Lang, Jean-Luc Godard», et quau cours de la conversation je me rends compte que ce prétendu adorateur na vu que trois films de Wilder, deux de Lang et un seul de Godard. Adorer, ce nest pas ça. Moi, quand jaime un auteur, jai soif de découvrir la totalité de son uvre y compris les ouvrages difficiles, et parfois impossibles, à trouver. Quand je faisais mon service militaire, un de nos sujets de conversation, à des copains de régiment cinéphiles et à moi, était Le Garçon aux cheveux verts de Losey, film mystérieux, mythique comme on dit aujourdhui, que personne navait vu en Europe. Dès que, une dizaine dannées après, ce Garçon aux cheveux verts a enfin été distribué en France, je me suis précipité dans une salle de cinéma pour le voir, je brûlais dimpatience. Je pense donc que quelquun qui sera enthousiasmé par Les Émiles de Gab la Rafale se dira : «Matzneff a écrit une trentaine dautres livres, tous genres confondus, il faut que jaille dans la librairie la plus proche et que je les achète illico, ou que je les commande !» Moi, je veux des lecteurs comme ça ! De jeunes lecteurs, de jeunes lectrices, des passionnés. Nietzsche disait : «Je ne veux pas être lu, je veux être su par cur !» Ça a lair prétentieux, mais jaime lenthousiasme dans ladmiration, et tout écrivain véritable désire être lu ainsi. Hier soir, par exemple, je suis allé voir un spectacle que je vous recommande car cest é-blou-i-ssant : la reprise au Français dUn fil à la patte de Feydeau. La salle était enthousiaste, et jai passé une des meilleures soirées au théâtre de ma vie. Jaime Feydeau, jai lu tout Feydeau, je le relis souvent, toujours avec le même plaisir. Dans la salle, il y avait de jeunes gens qui, très certainement, découvraient Feydeau, et jai même un de mes amis, un homme dâge mûr, qui à lentracte est venu bavarder avec moi et ma dit : «Tu sais, cest le premier Feydeau que je voie». Ce monsieur appartient au milieu littéraire, cest un monsieur très cultivé, mais on peut être cultivé et navoir pas lu Feydeau ; on ne peut pas avoir tout lu. Eh bien, jespère que cet ami aura dès aujourdhui acheté le théâtre complet de Feydeau, sinon, enthousiaste comme il létait hier soir, sil ne le fait pas, ce nest pas un vrai admirateur, ce nest quune tourte molle. Semblablement, quelquun qui aime un de mes livres doit lire les autres. Certes, on peut préférer tel genre littéraire à tel autre, on peut aimer les romans dun auteur et moins son journal intime, on peut adorer les poésies dun auteur et être moins sensible à ses essais. Jai un de mes amis qui raffole du journal de Stendhal, mais qui juge ses romans mal construits, bâclés. Cest son droit, mais moi je ne suis pas comme ça. Quand jaime un auteur, jaime tout de lui, tout mintéresse et si demain vous mappreniez quon a découvert dix pages inédites de Baudelaire au fond dune malle, dans un grenier, je serais fou de joie sil sagissait de poèmes, mais je le serais tout autant sil sagissait de dix pages de journal intime. Jaime Baudelaire et tout ce qui sort de sa plume me touche, me captive. Le genre littéraire, cest secondaire. Je vous renvoie sur ce point à la préface de Douze poèmes pour Francesca. Jy évoque un après-midi décisif qui minspira le jour même quelques brèves notes griffonnées à la diable dans mon carnet, puis quelques jours après un poème et enfin, sept ans plus tard, un long développement romanesque. Ces trois textes sont fort différents tant par leur forme que par leur dimension, mais ils ont jailli dun même cur, dun même cerveau, dune même main, dune même plume, dune même encre, et il y a là une unité très supérieure à un classement par genre. Certes, les professeurs de littérature sont obligés dopérer des classifications et de les enseigner à leurs élèves : roman, essai, poème, tragédie, comédie, etc. Mais du point de vue de linspiration, de la création, cette source unique est à mes yeux beaucoup plus forte, et significative.
Parutions.com : Vincent Roy, dans le livre quil vous a consacré, Matzneff, lÉxilé absolu, a effectué un travail de rapprochement et de comparaison entre vos journaux, vos romans et vos poèmes.
Gabriel Matzneff : Oui, cest intéressant, et Vincent Roy, qui a lu tout ce que jai publié, est un critique vigilant.
Parutions.com : Délaissons un instant la forme, les genres. Dans ces Émiles comme dans vos Carnets 2007-2008, vous posez un regard tour à tour satisfait et dépité sur votre vie, que vous envisagez tel jour comme un «échec absolu» et tel autre comme une réussite, et laccomplissement point par point de vos rêves de jeunesse. Aymeric Patricot, dans un article recueilli dans le fort cahier Gabriel Matzneff, traite avec finesse de cette bouffée de nostalgie qui vous prend, par instants, pour la banalité quotidienne, la vie réglée, et ceci va peut-être de pair avec le balancement entre le sentiment de votre inutilité et un certain orgueil, une certaine fierté. Ce balancement, nous le trouvons également figuré par cette parole de Casanova placée en exergue de votre livre : «Je suis fier parce que je ne suis rien»
Gabriel Matzneff : Ce balancement contradictoire, cette apparente contradiction, cest le fond même de la nature humaine. Le matin, on peut être extrêmement déprimé, mélancolique, et se dire : «Oh ! Encore un matin
» Il faut se lever, prendre sa douche, se raser, shabiller, sortir, affronter les autres. Même si lon nest pas obligé daffronter les autres et quon peut rester chez soi en pantoufles et robe de chambre, on se dit parfois : «Encore une journée à passer, quel ennui de vivre
» Au XIXe siècle, un Anglais sest pendu parce quil était fatigué de devoir nouer tous les matins sa cravate. Il sest pendu et, précisément, avec sa cravate. Donc, à dix heures du matin, on peut être près de se pendre avec sa cravate, et puis, dans laprès-midi, suite à un rayon de soleil, ou au coup de téléphone dun ami, ou à la lettre dune amante, ou à une stimulante promenade, être gai comme un pinson. Le matin, jai très souvent le sentiment de linutilité de ma vie, le sentiment de léchec. Quand je dis que ma vie est un échec, je ne pense pas à mon travail décrivain : mes livres, ce sera aux autres de les juger. On verra ça dans cinquante ou cent ans, rien ne presse. Non, quand je ressens ma vie comme un échec, cest à ma vie amoureuse que je pense. Une vie amoureuse très mouvementée, agitée, tourmentée, donjuanesque, mais une vie où cest une sorte de confession que je vous fais, nest-ce pas ? les plus fortes et passionnées amours sachèvent par des ruptures, dans les pleurs et grincements de dents. Comme si jétais capable de rendre heureuses, et très amoureuses, les femmes que jaime et qui maiment, mais incapable de les rassurer, de leur donner la stabilité, la continuité, de construire avec elles quoi que ce fût de durable. Comme si je finissais toujours, non par méchanceté mais par inconscience, légèreté, cynisme libertin, par détruire ce que jai bâti. Je suis trop égoïste, trop célibataire, trop ivre de ma liberté, pour ne pas, à a la longue, décevoir les filles qui partagent ma vie, et les désenchanter. Voyez par exemple Marie-Élisabeth F. Nous nous sommes aimés à la folie pendant des années, elle ma inspiré des poèmes, des pages et des pages de mon journal intime, le personnage dAnne-Geneviève dans Ivre du vin perdu. Cela a été une très grande rencontre, et jétais persuadé que, par delà la rupture, nous resterions proches, consubstantiels, quelle serait auprès de moi sur mon lit dagonie, me fermerait les yeux, mais aujourdhui elle ma totalement renié, elle ne veut plus me voir, parle de moi en termes dune extrême agressivité, ne viendrait pas me visiter si elle me savait, mourant, à lhôpital, nassistera pas à mes obsèques. Rien que dy penser, cela me déchire, mais cest ainsi. Doù, les mauvais jours, cette sensation vive déchec, un échec qui est lié au remord. Cest un échec de lamour. Ce nest pas un échec dans lordre social. Ce nest jamais lordre social qui me tourmente. Lordre social, je men fiche. Je suis tenté dajouter : grâce à Dieu, car dans lordre social on ne peut vraiment pas dire que ma vie soit une réussite. Je ne possède rien, ce qui sappelle rien, je nai ni appartement, ni maison de campagne, ni automobile et quand je compare ma bohème au confort bourgeois dont jouissent tant décrivains qui nont pas le tiers de ma
je ne dirai pas «célébrité» (la célébrité, cest Michael Jackson, cest Johnny Depp, cest Madonna, cest Lady Gaga, cest Poutine, cest Obama, pour nous, écrivains, le mot de «notoriété» suffit amplement), tant décrivains, donc, qui nont pas le tiers du quart de ma notoriété, je me sens comme un cygne parmi des canards. Tout à lheure, je disais devant vous à Florent Georgesco que ça nallait pas très bien : je suis rentré il y a deux jours de Venise, où jhabitais chez une amie qui y a un sublime appartement. Jai retrouvé un Paris gris, maussade, le froid, lhumidité, le désordre, lexigüité de la garçonnière que je loue au quartier Latin un endroit pour dormir et pour baiser , et ça ma fichu le bourdon. Hier, un photographe désireux de me photographier voulait venir chez moi : je my suis refusé. «Allons sur les bords de Seine», lui ai-je dit. Je ne veux pas que les photographes viennent chez moi, parce quil ny pas de «chez moi». Philippe Sollers, qui est non seulement un bon copain mais aussi léditeur de certains de mes livres, puisque plusieurs tomes de mon journal intime ont paru dans sa collection chez Gallimard, Sollers me dit parfois : «Ah, Gabriel, il serait temps que vous viviez plus confortablement !» Il trouve que je mène une vie trop bohème ; il y a longtemps quil me dit ça, et si cétait vrai il y a vingt ans, cest encore plus vrai aujourdhui. Donc, socialement, ma vie nest pas une réussite, mais je men fous. Je suis celui que jai voulu être. La vie que jai menée, les livres que jai écrits, sont exactement ce que je désirais quils fussent. Je ne suis pas installé dans la vie parce que je nai jamais voulu minstaller. Le livre qui me ressemble le plus, cest mon journal dadolescence, Cette camisole de flammes. Au fond, vous lavez dit, jai la vie que je voulais avoir à une époque où lidée dentrer dans le monde des adultes me faisait horreur, et je ne me sens toujours pas adulte. Si je me montre orgueilleux, comme vous disiez, fier davoir la vie que jai, et simultanément parle déchec, je pense à deux choses différentes. Socialement, il y a un certain échec, cest vrai, parce que je devrais être plus honoré, je devrais avoir eu au moins un prix littéraire, un grand prix. Je suis tenu très à lécart par le milieu littéraire et les media, je suis traité comme un pestiféré. Toutefois, ce nest pas à cet aspect matériel, financier, de mon existence que je songe quand je parle déchec, mais à cet aiguillon de la nostalgie et du remord qui me brûle le cur, à cette ivresse du vin perdu qui ma inspiré le plus considérable de mes romans. Cest ma conduite avec les êtres que jaime damour qui est en cause, mon désir obsessionnel de conserver ma liberté de célibataire même lorsque je vis la plus ardente rencontre amoureuse. Je suis sans cesse à méchapper, à prendre la poudre descampette, à refuser de me fixer, à demeurer insaisissable. Cela, les filles, surtout celles qui maiment à la folie, le supportent très mal. En 1959, jétais alors étudiant, je me trouvais en Algérie, à Cherchell, lantique Césarée du roi Juba, jy faisais de lépigraphie latine et écrivais mon essai sur le suicide chez les Romains (que six ans plus tard jallais publier dans mon premier livre, Le Défi). Ce fut à cette époque que je découvris luvre de Cendrars, en particulier un poème qui me fit une très forte impression : «Quand tu aimes il faut partir/Quitte ta femme quitte ton enfant
» Depuis léchec de mon mariage avec Tatiana, depuis ce divorce qui ma fait tant souffrir, qui ma inspiré un de mes meilleurs romans, Isaïe réjouis-toi, et qui ma fait comprendre que je nétais pas fait pour la vie de couple, pour la constance, que mon destin était ailleurs, je nai jamais cessé de suivre le conseil de Cendrars, doù ce sentiment que je suis un traître, un vilain, un homme avec qui lon ne peut bâtir aucun durable avenir, qui anime certaines des femmes qui, lorsquelles étaient des adolescentes, mont le plus aimé, Francesca G., Marie-Élisabeth F., Anne L.B., Éléonore B., Pascale E., Aouatife B., Maud V. et tant dautres. Elles ont raison, depuis mon divorce, jai toujours vécu dans linstant, refusé de minstaller, de me fixer, de songer à lavenir. Lavenir, un mot imbécile que je hais. Jai raison de le haïr, mais je suis assez lucide pour comprendre que les reproches de mes ex-petites amoureuses sont justifiés et quelles ont, elles aussi, raison de les formuler. Doù, quand je broie du noir, ce sentiment déchec, de remord qui me tourmente, tel un spectre inexorable.
Parutions.com : Ce qui frappe encore, dans vos Émiles, entre autres choses, cest votre chagrin dêtre haï des gens de lettres, cest votre désarroi de voir tel ou tel prix (et «la divine oseille») vous échapper. Dans une chronique récente intitulée «Mon automne 2010», vous accusez les «misérables qui [vous] jalousent» de vous pousser au suicide. Cependant, vous aviez, dès votre premier livre, Le Défi titre éloquent , mis laccent sur votre destin de franc-tireur, dhomme en marge du «troupeau», en opposition radicale avec la société et ses lois. Votre vu tôt formulé dêtre pleinement vous-même, dans lordre amoureux notamment, ne tuait-il pas dans luf toute possibilité de réconciliation entre la société et vous? «Freedom, the forbidden fruit», cette parole de Manfred vous va comme un gant, mais précisément, le fruit est défendu, cest une pomme de discorde
Gabriel Matzneff : Cest exactement ça
Les chats sont chats et les chiens sont chiens. Je suis daccord avec vous sur le fait que quand je ronchonne, et ai lair dêtre scandalisé par la façon dont je suis traité par le monde littéraire et les media, jai raison de me scandaliser parce que cest objectivement scandaleux, dégueulasse, et en même temps, je ne puis nier davoir en osant vivre mes passions et en nourrir mon inspiration poétique donné moi-même la corde pour me faire pendre. Votre analyse est donc dune justesse extrême : tout était annoncé, je lavais moi-même prévu, je le voulais. Je crois effectivement quon ne peut pas avoir le beurre et largent du beurre. Je lai dailleurs écrit à propos de Roland Barthes et Michel Foucault : on ne peut pas vouloir être Renan et Rimbaud, on ne peut pas vouloir à la fois faire une grande carrière universitaire, avec les honneurs, lInstitut, lÉcole pratique des hautes études, et pourquoi pas lAcadémie, et en même temps être aimé par la jeunesse comme Villon ou Baudelaire. Non, il faut choisir, et ce que je leur reprochais, cétait de prétendre, surtout Foucault je fais la différence, parce que Barthes était un homme exquis, dune grande gentillesse avec les jeunes, dune grande affabilité, dune grande simplicité, tandis que Foucault était un arriviste, qui naimait personne, à part lui-même, et encore, je ne sais pas sil saimait lui-même, il était très arriviste, égoïste et déplaisant, ces deux hommes navaient pas les mêmes qualités humaines, on ne peut pas les comparer , être aimés comme le sont les poètes maudits. Ces grands caciques de lintelligentsia et de luniversité auraient voulu gagner sur tous les tableaux, avoir la réussite officielle, mondaine, et susciter les mêmes passions que suscite un écrivain réputé scandaleux, infréquentable, tel que moi. Les pauvres, ils se mettaient le doigt dans lil jusquau cou. Dans la vie, ça ne se passe pas comme ça. Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy deux confrères pour qui jai de lestime et de la sympathie ont, paraît-il, écrit un livre où ils se décrivent comme deux écrivains maudits. Cest ce que ma affirmé une jeune amie qui les connaît et leur a dit en riant : «Si vous êtes des maudits, quest-ce que Gabriel devrait dire ! Franchement, vous exagérez, et vous ne parlez même pas de Gabriel dans votre livre, alors que sil y a en France aujourdhui un écrivain maudit, cest lui». Oralement, selon cette amie, ils en auraient convenu : «Oui, cest vrai, Gabriel est traité dune façon incroyable
» Cest gentil de dire ça dans la conversation à lune de nos communes amies, mais sils lavaient écrit noir sur blanc dans leur bouquin, ceût été mieux. Au demeurant, cest sans importance, ce nest pas ça qui mempêche de dormir.
Parutions.com : Sil y a un point clair sur lequel la société saccorde très mal avec vous, cest votre passion des «moins de seize ans», et cette défiance de la société vous plonge dans lincompréhension, la colère et le désarroi. Cest amusant que vous évoquiez le cas Houellebecq et Bernard-Henri Lévy : on ne compte plus, cest piquant, les littérateurs, les artistes, qui suent sang et eau pour paraître subversifs. Monsieur Tout-le-monde lui-même, aujourdhui, rêve secrètement de choquer. En somme, cest comme si chacun aspirait à se coiffer de lauréole du maudit, tandis que vous, cette auréole, vous lavez récoltée sans le moindre effort,
Gabriel Matzneff : innocemment
Parutions.com : Innocemment si lon veut sans trop deffort en tout cas, et vous pestez quon vous la colle
Gabriel Matzneff : Je suis agacé par les gens malveillants ou jaloux qui affectent de me réduire à mes amours hétérodoxes aussi bien ma personne que mon travail décrivain pour pouvoir plus facilement me disqualifier, comme si dans mes livres, où pourtant sont présents tant de thèmes et de personnages divers, il ny avait que des histoires de culottes Petit-Bateau. Létoile jaune du personnage scandaleux quils mont collée sur le front, voilà ce qui magace. Cela dit, je ne renie rien de mes passions, ni, ce qui est beaucoup plus important, de ce que jai écrit. Mes passions ont, en soi, peu dintérêt. Ce qui est intéressant, cest ce que jen fais dans mon travail décrivain. Ce qui est intéressant en littérature, ce nest pas la chair, cest la chair se faisant Verbe, cest lincarnation. Ce qui est intéressant, ce nest pas de savoir si Ingres et Balthus étaient sensibles aux jeunes filles de quatorze ans ou de quinze ans, et sils en ont mises dans leur lit, cest de constater quils les ont admirablement peintes dans leurs toiles. Les goûts amoureux, politiques ou religieux dun artiste, quil soit écrivain, peintre ou cinéaste, ça le regarde, ça na pas dintérêt. Ce qui est intéressant, cest de voir comment ces goûts nourrissent, irriguent, fécondent son uvre. En outre, les thèmes de mes livres sont fort divers, fort nombreux, et affecter de nen retenir que le plus apparemment scandaleux, «sulfureux» disent les imbéciles, cest malhonnête, cest idiot, cest abject. Une telle attitude na cependant rien qui étonne dans cette société de quakers et de quakeresses, tout droit sortis des ligues puritaines amerloques, quest devenue la société française. Les États-Unis, quel cauchemar ! Ils pourrissent tout ce quils touchent. Quand, après soixante-dix ans de terreur policière, le régime communiste sest enfin écroulé en Russie, les portes des camps de la mort et des asiles de fous où étaient enfermés les artistes non-conformistes se sont ouvertes, le décervelage léniniste a pris fin, les Russes ont pu à nouveau prier, chanter, parler, publier, peindre, voyager librement ; les livres interdits (Les Démons de Dostoïevski, Requiem dAnna Akhmatova, les philosophes chrétiens tels que Soloviev, Leontiev, Berdiaeff, etc.) ont enfin été réédités, ils sont disponibles dans toutes les librairies, Leningrad est redevenue Saint-Pétersbourg, que de raisons donc, pour tous les amoureux de la liberté, de se réjouir, de sabler le champagne ! Hélas, avec la liberté se sont simultanément engouffrés en Russie les pires produits de laméricanisme : le capitalisme sauvage, lamour du fric, la chiennerie sous ses formes les plus basses, les plus vulgaires. Quand, à Nice ou à Venise, vous voyez ces porcs que sont les nouveaux riches russes, quand vous observez cette américanisation par le bas de la jeunesse russe, vous en venez presque à regretter le rideau de fer. Je parle des Russes, mais cest encore pire sagissant des Polonais, des Tchèques, des Géorgiens, à genoux devant les Américains, léchant le cul des Américains, rêvant de devenir des satellites des États-Unis ! Cest terrifiant. Plus ça va, plus je me sens devenir marxiste. Vous pouvez lécrire ! Il faut lire Marx Marx qui, comme moi, était un disciple des Présocratiques et dÉpicure. Ah ! Épicure ! Lucrèce ! Voilà des auteurs à lire et à relire, des auteurs à savoir par cur. Ils nous aident à résister au terrorisme dÉtat, cet État qui prétend nous dicter ce que nous devons manger, boire, penser, écrire, fumer, aimer, ou, plus précisément, ce que nous ne devons pas manger, boire, penser, écrire, aimer ; cet Etat qui prétend nous interdire de fumer, daimer une jeune fille de quatorze ans, qui nous explique que nous devons manger cinq fruits et légumes par jour. Tout cela pour notre santé, pour notre bien. Cest du fascisme pur, et jai horreur de ça. Jaime, je mange et je fume ce que je veux, je ne reconnais pas à lEtat le droit de me dicter la liste des passions autorisées et celle des passions interdites. Mes passions sont mes passions, et pour les vivre à fond la caisse je nai besoin de lautorisation de personne. Certes, Lénine et Hitler rassemblaient des gens dans des stades pour leur expliquer ce quils devaient penser, ce quils devaient faire, et les gens, galvanisés, ivres du désir dêtre esclaves, au garde-à-vous, les acclamaient. Mais Hitler et Lénine étaient des dictateurs, des tyrans. Aujourdhui, et cest ça la nouveauté, ce sont les régimes prétendus démocratiques qui veulent nous faire passer sous les fourches caudines du politiquement correct. Avec moi, ils tombent mal. Jamais je ne renoncerai à être ce que je suis. Vos oukases, vos prescriptions, vos cinq bananes par jour, vous pouvez vous les foutre au cul !
Entretien mené le 10 décembre 2010 par Jean-Baptiste Fichet ( Mis en ligne le 18/02/2011 ) Imprimer
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