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Entretien avec Gabriel Matzneff - 2ème partie
Entretien avec Gabriel Matzneff - 2ème partie


- Gabriel Matzneff, Les Emiles de Gab la Rafale - Roman électronique, Éditions Léo Scheer, Septembre 2010, 359 p., 20 €, ISBN : 978-2-7561-0264-1

- Florent Georgesco (Ed.), Gabriel Matzneff, Éditions du Sandre, Septembre 2010, 368 p., 39 €, ISBN : 978-2-358-21056-0

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Vendredi 10 décembre 2010. Gabriel Matzneff est attablé au bar de l’hôtel Bedford, succursale feutrée des éditions Léo Scheer. De retour d’Italie, ce pays devenu au fil des ans comme sa patrie de cœur, l’écrivain retrouve, accablé, un Paris glacé, au plafond gris et bas. D’abord réconforté par son éditeur Florent Georgesco, réchauffé ensuite par un bon thé, le voici se prêtant, deux heures durant, au jeu de l’entretien – poursuivi ensuite par ''émiles''. Il fallait quelque peu de temps, et un rien d’espace, pour évoquer ce double événement : la parution chez Léo Scheer des Émiles de Gab la Rafale, «roman électronique» enlevé et kaléidoscopique, et celle, aux éditions du Sandre, de Gabriel Matzneff, véritable bible couleur or, où une ribambelle d’écrivains, de critiques littéraires, d’universitaires, de lecteurs, d’amis, une amante aussi, communient dans la fidélité à celui qui nous a donné Le Défi, Vénus et Junon, Les Passions schismatiques, Ivre du vin perdu, Isaïe réjouis-toi, Les Moins de seize ans, Douze poèmes pour Francesca et Le Taureau de Phalaris, bien d'autres livres encore, parmi lesquels des romans, des essais, des recueils d’articles ou de poèmes, des volumes de journal intime.. Vaste entretien, donc, où il est question, pêle-mêle, d’écriture, de passions, de schismes, du moi, de l’autre, de l’amour, de la résurrection, et même, morbleu ! de cette satanée morale…

DEUXIÈME PARTIE


Parutions.com : Vous vous montrez, on le voit, souvent irrité par l’importation en douce France des «ligues néo-puritaines» sauce yankee, lesquelles «veulent coucher les lettres et les arts sur le lit de Procuste». Dans vos Émiles, vous fustigez «l’ordre moral et sexuel qui s’impatronise sur la planète». Sans doute, l’État tente, comme vous le remarquez, de s’insinuer toujours davantage dans la vie des gens. En revanche, pour ce qui est du puritanisme, de l’ordre moral, de la censure, j’aimerais vous citer ces lignes écrites à la fin des années 70 par l’historien et sociologue américain Christopher Lasch, constat repris par un certain nombre d’observateurs critiques de la vie politique et sociale : «De nombreux radicaux s’insurgent encore contre la famille autoritaire, le moralisme antisexuel, la censure littéraire, la morale du travail et autres piliers de l’ordre bourgeois, alors que ceux-ci ont déjà été détruits et sapés par le capitalisme avancé». Alors, qui a raison, Lasch ou Matzneff ?

Gabriel Matzneff : Plût au ciel que M. Lasch – que je ne connais pas mais lirai avec intérêt – eût raison ! Le cynisme du capitalisme mondialiste, du capitalisme sauvage, a détruit bien des choses dans nos sociétés traditionnelles, mais je ne crois pas que la vulgarité du sexe étalé au cinéma, à la télévision, ou sur Internet – puisqu’il paraît que ce sont les sites pornos qui y rencontrent le plus de succès –, ait un rapport avec la liberté ; c’est une caricature, c’est de la chiennerie, mais la chiennerie n’a rien à voir ni avec l’épicurisme, ni avec l’hédonisme. Nous sommes dans une société extrêmement vulgaire, qui a sans cesse cet horrible mot «sexe» à la bouche, mais c’est une société de voyeurs, de masturbateurs, de lamentables petits bourgeois. N’en déplaise à votre M. Lasch, ce n’est pas la morale aristocratique qu’un Nietzsche appelait de ses vœux qui triomphe, mais son contraire qui est la médiocrité petite-bourgeoise.

Parutions.com : Vous avez parlé de petits bourgeois, de fascisme. Renaud Camus, dans un livre intitulé La Dictature de la petite bourgeoisie, décrit ce nivellement : il n’y aurait, selon lui, plus élite ni petit peuple, entendus au sens traditionnel. En fait de mœurs et de culture, l’heure serait à une espèce de voie moyenne petite-bourgeoise ; à une classe sans extérieur ni contraire, «qui ne peut pas être définie», exerçant une «dictature» molle, voulue par tout le monde et par personne. «Tout le monde est petit-bourgeois», écrit-il.

Gabriel Matzneff : Renaud a raison, mais il y a néanmoins des villes qui résistent à ce nivellement général. Pour n’en citer que deux, que j’aime et connais bien, à Naples et à Manille, il existe encore une aristocratie, une bourgeoisie, un petit peuple. La société traditionnelle n’y a pas encore été totalement assassinée par la médiocrité mondialiste. En France, oui, nous sommes fichus, il n’y a plus rien, et c’est pourquoi la vie y est si ennuyeuse. Tout le monde se ressemble, pense la même chose, dit la même chose, porte les mêmes fringues, parle la même langue pauvre et fautive, a les mêmes distractions débiles, va en troupeau passer ses vacances dans les mêmes lieux. Cela dit, cela ne me gêne pas trop, je m’en fous, car, ayant dès l’adolescence appris à vivre en marge, je tire assez bien mon épingle du jeu. Ceux qu’en revanche je plains, ce sont les adolescents d’aujourd’hui et de demain. Pour avoir une vie libre, créatrice, passionnée, singulière, ils devront se battre avec encore plus d’énergie et de détermination que moi lorsque j’avais leur âge. Sur cette planète rétrécie qui devient chaque jour plus uniforme, et donc plus bête, pour devenir ou rester des esprits libres, pour oser vivre ses passions en se fichant du qu’en dira-t-on, ça va être difficile, il va falloir ramer… Quand vous prenez le bus ou le métro à Paris, vous êtes effaré par le nombre de collégiens, de lycéens, garçons et filles, qui, des trucs enfoncés dans les oreilles, le regard vide, dodelinent de la tête, tels des veaux à l’abattoir, spectacle affligeant. Quand j’étais lycéen, dans le bus, on relisait sa leçon à la hâte, on chahutait avec des copains, on rigolait ; aujourd’hui, ils sont isolés du monde, ahuris par leur musique imbécile, déjà décervelés, mûrs pour l’esclavage, quelle tristesse !

Parutions.com : On en voit même quelques-uns bavarder avec la musique plein tube dans les oreilles. On voit là comme une nouvelle espèce d’êtres humains…

Gabriel Matzneff : Il y en a aussi qui traversent la rue et qui, parce qu’ils n’entendent pas les klaxons, se font écraser !

Parutions.com : Mais revenons à vos Émiles. «J'ai le sentiment d'avoir déjà trop écrit, trop publié», écrivez-vous. Ce sentiment, du reste, n’est pas neuf chez vous. Que signifie, pour vous, et pour un écrivain en général, trop publier ?

Gabriel Matzneff : Dans sa présentation du gros ouvrage collectif intitulé Gabriel Matzneff, Florent Georgesco écrit que je suis l’auteur d’une œuvre foisonnante. «On ne dit pas assez que Matzneff est exorbitant non seulement par le galop d’enfer de ses passions amoureuses mais par l’ampleur de son travail d’écrivain. Il est à n’en pas douter l’écrivain français de sa génération qui, simplement, a le plus écrit. Journal, essais, romans, récits, poèmes sont les différentes pièces d’un dispositif visant à une manière d’écriture permanente, de constante saisie de ce qui se présente» (Gabriel Matzneff, Éditions du Sandre, p.11). C’est vrai, mais je vous fais observer que si – vous me direz qu’avec des «si» on peut mettre Paris en bouteille – je n’avais pas, de mon vivant, publié douze tomes de mon journal intime et cinq recueils d’articles parus à Combat, au Monde et autres gazettes, je n’aurais, en quarante-cinq ans de vie littéraire, publié que huit romans, deux recueils de poèmes, trois récits et cinq essais, soit dix-huit livres, ce qui, vous en conviendrez, n’est pas un chiffre énorme. Quand je dis avoir «trop publié», c’est à l’évidence une boutade, une coquetterie. Ce qui en revanche est vrai, c’est qu’en publiant Voici venir le Fiancé, mon huitième roman, en 2008, j’ai eu la sensation d’avoir mis le point final à un cycle romanesque ; c’est que dans l’ordre de la réflexion religieuse, philosophique, politique, j’ai l’impression d’avoir exprimé ce que j’avais à dire sur Dieu, sur l’amour, sur la vie, sur les hommes, sur la mort, dans mes essais déjà parus, et en particulier dans Les Passions schismatiques (1977), La Diététique de lord Byron (1984), Le Taureau de Phalaris (1987) et De la rupture (1997). Je n’aime pas me répéter, me paraphraser. Certes, plus un artiste a des passions fortes, des idées fixes, plus il est prisonnier de son monde intérieur et plus il peut donner l’impression de répéter toujours la même chose. Je n’échappe pas à cette règle et je me répète beaucoup. Mais, cela dit, je n’aime pas me paraphraser. Sur le drame palestinien j’ai écrit ce que j’avais à en écrire dans Le Carnet arabe (1971) ; ce livre est, quarante ans après, plus véridique, plus actuel que jamais, si les gens veulent connaître mon sentiment sur ce sujet, qu’ils le lisent, je n’ai rien à ajouter. Quand j’ai publié mon Byron, des éditeurs m’ont bombardé de propositions d’écrire des biographies d’autres auteurs, mais cela prouvait qu’ils ne m’avaient pas lu, La Diététique de lord Byron n’étant absolument pas une biographie, mais un livre très personnel, quasi un autoportrait.

Parutions.com : Ces éditeurs ne vous avaient effectivement pas bien lu, ni bien compris.

Gabriel Matzneff : Non. Ils pensaient : «Tiens, il va nous faire un Schopenhauer ! Il va nous faire un Dostoïevski !», mais non, je ne suis pas comme ça. Mon Byron est un livre unique, qui ne ressemble à aucun autre, et inimitable. Cela dit, j’adore rendre hommage aux maîtres qui m’ont accouché de moi-même, qui m’ont permis de devenir celui que je suis, je ne perds jamais une occasion de leur donner un coup de chapeau, et c’est pourquoi, dix ans après mon Byron, j’ai publié Maîtres et complices (1994), c’est pourquoi dans mon journal intime, mes essais, mes recueils d’articles, vous pouvez lire des pages et des pages sur les écrivains, les peintres, les compositeurs, les cinéastes que j’admire. L’admiration est un des sentiments les plus agréables, et les plus purs, qu’une âme généreuse puisse ressentir. Les artistes qui, par crainte de paraître moins originaux, répugnent à rendre hommage à leurs maîtres sont toujours des artistes suspects, des artistes de deuxième ordre. Sa vie durant, un immense peintre tel que Picasso n’a pas cessé de dire son admiration pour Velázquez, Ingres, Delacroix, de dérouler tout ce qu’il leur devait. Pour en revenir aux romans, lorsque j’ai inscrit le mot «fin» sur le manuscrit de Voici venir le Fiancé, j’ai eu l’impression que ce serait mon dernier roman, que la mort (probable, non certaine, le roman se clôt sur une incertitude) d’Alphonse Dulaurier, préfigurant la mienne, était un avertissement, qu’il était temps pour moi de refermer la porte sur mes personnages, sur le petit monde romanesque que, à l’instar du petit monde d’Hergé, j’avais – au long de mes huit romans – créé, animé. Certes, il ne faut pas dire jamais, et peut-être aurai-je, dans un an, dans dix ans, si Dieu me prête vie, le soudain désir de me plonger dans l’écriture d’un nouveau roman. Pourquoi pas ? Mais, je vous l’ai dit, je n’aime pas l’avenir, je n’aime pas penser à l’avenir, et ce qui seul compte à mes yeux, c’est ce qui est, ce sont mes livres déjà écrits, déjà publiés, et aussi mes inédits qui présentement sont en sécurité dans un coffre de banque. En mars dernier, le président de la République m’a invité à un dîner d’État donné à l’Élysée. J’étais assis à la droite de la femme d’un des plus importants PDG français qui, dès le début du repas, s’est penchée vers moi et m’a demandé d’un ton gourmand : «Eh bien, dites-moi, qu’est-ce que vous nous préparez ?» Cette bonne femme, j’en aurais mis ma main au feu, n’avait jamais lu une ligne de moi, au mieux elle avait vu ma tronche à la télé ou dans les journaux, mais elle me posait la question rituelle que posent les bourgeois aux artistes qui, à leurs yeux, sont pareils aux matrones perpétuellement enceintes : sans cesse en train d’accoucher. J’ai failli lui répondre grossièrement : «Au lieu de m’interroger sur mes livres à venir, vous feriez mieux d’acheter et de lire ceux qui sont en vente chez votre libraire», mais comme je suis un homme du monde je n’en ai rien fait. Oui, les zozos qui m’interrogent sur mes projets m’agacent. Je n’ai aucun projet. Je vis au jour le jour et j’aspire au repos, au dolce far niente. D’autant plus que pour passer à la postérité, il n’est pas nécessaire d’avoir noirci des dizaines de milliers de pages. Benjamin Constant n’aurait écrit qu’Adolphe, Catherine Pozzi n’aurait écrit que Vale, cela suffirait pour que leurs noms restent à jamais vivants, aussi longtemps qu’il existera une littérature française et des gens pour la lire. En ce qui me regarde, si mes livres doivent me survivre, les jeux sont faits.

Parutions.com : Le mot «résurrection» revient souvent sous votre plume. La résurrection selon Matzneff, est-ce une simple image littéraire, un mot talisman, est-ce la vie après la mort annoncée par le Christ au chrétien que vous êtes, est-ce encore l’espoir d’une postérité bien ordonnée – la publication de votre journal inédit 1989-2006, votre carteggio de l’IMEC –, ou tout cela simultanément ? (N.B. : L’Institut Mémoires de l'édition contemporaine, qu’accueille l’abbaye d’Ardenne dans le Calvados ; Gabriel Matzneff y a déposé ses archives personnelles – principalement des lettres, des photographies et des articles. Au sujet de ce carteggio, on lira aussi bien les Carnets noirs 2007-2008 que, dans une veine romanesque, Voici venir le Fiancé)

Gabriel Matzneff : C’est tout cela à la fois. Le thème de la résurrection a été formulé, magnifié par le christianisme d’une manière spéciale, et particulièrement émouvante ; mais déjà dans la tradition païenne gréco-romaine existent des dieux qui meurent, qui ressuscitent, et si vous êtes comme moi un fervent lecteur de Plutarque, son bel essai sur Isis et Osiris vous aura appris que les anciens Égyptiens, eux aussi, étaient des familiers du mystère de la mort-résurrection. La résurrection des morts, pour un chrétien, ne peut jamais être une certitude, elle est de l’ordre de la confiance, de l’espérance. Les êtres que nous avons beaucoup aimés, nous avons du mal à admettre que, lorsque leurs petites cellules grises s’éteignent, tout s’éteigne en même temps. Vous disant cela, je songe à deux personnes que j’ai beaucoup aimées, deux amis géniaux, merveilleux, Hergé, mort en 1983, et Cioran, mort en 1995. Ils étaient, l’un et l’autre, si charmants, attachants, vivants, drôles, j’ai du mal à concevoir que… Certes, les albums d’Hergé, les essais de Cioran sont là, dans nos bibliothèques, et c’est l’essentiel, c’est leur part immortelle, mais j’avoue que j’ai plaisir à rêver – «Il est parfois doux de délirer», a écrit Horace, l’un de mes poètes de prédilection – que nous nous retrouverons au paradis et que, comme nous le faisions de leur vivant, nous viderons ensemble de bonnes bouteilles de bordeaux. Oui, l’idée du paradis a beaucoup de charme. D’une manière générale, la poésie de la religion a beaucoup de charme, la poésie des dogmes, la poésie des cérémonies liturgiques, la poésie des sublimes et absurdes Béatitudes («Bienheureux les pauvres, bienheureux les doux, bienheureux les pacifiques») qui sont si contraires à la vie réelle, à la vie raisonnable, qu’elles ne peuvent avoir été conçues que par un dieu ou un fou. La résurrection de la chair enseignée par l’Église, ça me plait bien, et peu importe que cela soit vrai ou faux. L’important, c’est que ça me fasse rêver et m’ait inspiré quelques belles pages. Si Dieu n’existe pas, tant pis pour lui. Dieu n’est peut-être une chimère, comme l’amour n’est peut-être qu’une une illusion lyrique, mais vive ces chimères, vive ces illusions lyriques, dès lors qu’elles rendent nos vies plus captivantes, qu’elles nous transportent au-dessus de nous-mêmes, qu’elles sont pour nous une source d’inspiration ! Elles sont peut-être inutiles, mais comme elles sont agréables ! C’est un supplément d’âme. Peu de choses, d’ailleurs, sont vraiment utiles, et moins encore indispensables. Pour survivre, l’homme n’a besoin que d’eau, il n’a pas besoin de haut-brion ou de chambolle-musigny. Permettez-moi cependant de préférer un grand bourgogne ou un grand bordeaux à un litre de flotte. Si sur notre bonne vieille terre (comme dit le capitaine Haddock), nous ne pouvions boire que de l’eau, ce serait peut-être plus sain, mais ce serait aussi beaucoup plus ennuyeux.

Parutions.com : L’égotisme est une des «colonnes d’Hercule» de votre vie et de votre œuvre, pour reprendre une de vos expressions favorites. Florent Georgesco, dans son introduction au livre Gabriel Matzneff, écrit : «L’égotisme est, chez Matzneff, une forme de cette louange de la Création que je tiens pour le cœur vibrant de son œuvre» La quatrième de couverture de l’ouvrage accueille quant à elle cette phrase de vos Carnets noirs 2007-2008 : «Quel est le thème de mes trente-cinq livres publiés à ce jour, sinon l’enchantement du monde créé et des créatures, la passion amoureuse, la divinité de l’existence, la résurrection du Christ, l’émerveillement ?» Pouvez-nous nous dire comment vous articulez égotisme et amour de la Création ?

Gabriel Matzneff : Le monde extérieur n’existe que dans la mesure où il y a quelqu’un pour le percevoir. Mon bon maître Arthur Schopenhauer a développé cette idée dans Le Monde comme volonté et comme représentation. Nous sommes présentement dans le bar d’un hôtel élégant : si j’ouvre les yeux, je vois les tables, les gens autour de nous, qui parlent, qui boivent… Si je ferme les yeux, je ne vois plus rien : le bar a cessé d’exister. Je pense que plus une œuvre – et je pense autant à mon travail qu’à celui d’autres créateurs – a sa source dans le cœur de celui qui l’exprime, plus elle est écrite avec le sang du cœur, avec les tripes, avec la sensibilité, plus une œuvre part du plus intime, plus cette œuvre a des chances d’atteindre à l’universel. Il n’y a pas de réalité objective : il n’y a qu’une réalité subjective. Deux personnes se promènent ensemble dans un parc : la même promenade, le même parc, mais si elles notent ce qu’elles voient, ce qu’elles entendent, ce qu’elles sentent, ce qu’elles pensent, elles ne noteront pas les mêmes choses ; chacun voit ce qu’il voit. Aussi un artiste n’a-t-il qu’un devoir, qui est d’être pleinement lui-même, et c’est en étant pleinement lui-même qu’il rendra compte de la diversité et de la complexité des êtres, des passions, de tout ce qui l’entoure. L’égotisme n’est pas quelque chose qui vous enferme. En s’observant soi-même, on observe les autres, on observe le monde, puisque c’est ce monde qui se reflète en vous. L’amour n’est jamais solitaire, c’est, comme l’écrit avec justesse Baudelaire, un crime où l’on ne peut pas se passer de complice. Être habité par quelque chose qui n’est pas vous, que ce soit la passion amoureuse, l’amitié, l’admiration esthétique, la joie de découvrir des horizons inconnus, le plaisir de faire un très bon repas, ouvre votre égotisme aux autres, à la vie. Les passions qui agitent votre cœur vous permettent d’appréhender le monde extérieur, de le goûter, de l’apprécier, de le décrire – si votre métier est de le décrire. Je n’y vois aucune antinomie. J’évoquais tout à l’heure Cette camisole de flammes. Ce journal intime 1953-1962 d’un adolescent qui appartenait à ce qu’on appelle la jeunesse dorée est un des livres qui me vaut, aujourd’hui encore, le plus de réactions passionnées d’adolescents, d’adolescentes, qui souvent appartiennent à un milieu social très différent du mien. Lorsque mon journal intime inédit sera publié, vous verrez apparaître en 1990 un personnage qui a beaucoup compté dans ma vie, Aouatife, une jeune Française d’origine marocaine âgée de quinze ans, fille d’ouvriers, une petite beurette comme on dit aujourd’hui, et c’est la lecture de ce journal très byronien, très nietzschéen, d’un garçon d’une autre génération, qui appartenait à une classe sociale et décrivait une réalité humaine n’ayant rien à voir avec ce qu’elle vivait, qui lui a donné l’envie de m’écrire, de me rencontrer, et nous avons vécu un clandestin, durable et très passionné amour. Ce journal si personnel, si nombriliste, il lui parlait d’elle, et elle s’y est reconnue. Le nombrilisme est toujours pris en mauvaise part, c’est une expression péjorative, du moins en Europe. Il n’en va pas de même en Asie. Dans le bouddhisme zen existe une philosophie du nombril : tout part du nombril, à commencer par la respiration, et l’on peut découvrir l’univers à partir de son nombril.

Parutions.com : «Je est un autre», disait Rimbaud. Vous n’ignorez pas cette parole pour ce qui touche les diverses facettes du «je» explorées par le roman, le journal intime, les essais, les poèmes (Cf. «Qui est «Je»  », conférence prononcée le mardi 29 mai 2001 à la Salle des congrès d’Ajaccio, recueillie en 2002 dans C’est la gloire, Pierre-François !). Vous écrivez cependant : «Pour un artiste, il n’y a qu’une règle d’or : être soi-même, oser l’être, et le rester». Vous avez sans doute déjà en partie répondu à la question, mais voici : si le «je» parti en quête de lui-même déclare bientôt s’être trouvé, être fixé sur son compte, sur ce que vous appelez sa «physis», ne court-il pas le risque de borner son horizon, et de se dévorer lui-même ?

Gabriel Matzneff : Vous savez, on écrit toujours le même livre. Dostoïevski a toujours écrit le même livre, Mondrian a toujours peint le même tableau, Fellini a toujours tourné le même film, Wagner a toujours composé la même musique. Plus un artiste a un univers prégnant, obsessionnel, plus il en est le prisonnier. Pour ma part, je m’en réjouis. Je n’aimerais pas que Watteau cessât de faire du Watteau, Racine de faire du Racine. Un artiste ne peut pas exprimer dans son œuvre autre chose que ce qu’il a dans son cœur, dans ses entrailles, et, c’est exact, une certaine monotonie peut en résulter. Vous pouvez semblablement reprocher à l’horizon du cerisier d’être borné : des cerises, toujours des cerises, c’est la barbe ! Ah ! si le cerisier pouvait de temps à autre nous donner des pommes ou des melons, comme ce serait divertissant ! Désolé, ça ne se passe pas comme ça, le bon Dieu en a décidé autrement : le cerisier donne des cerises et Matzneff fait du Matzneff. Le grief de monotonie menace au demeurant moins les écrivains que les peintres, car un écrivain, si passionné par son œuvre que l’on soit, on ne peut lire qu’un de ses livres à la fois ; au lieu qu’un peintre, lors d’une de ces rétrospectives dont les musées sont friands, on peut en une demi-heure contempler l’ensemble de son œuvre, le travail de toute sa vie. J’ai souvent noté dans mon journal l’impression d’uniformité que me donnent certaines expositions, telle rétrospective Cézanne au Grand-Palais (Un galop d’enfer), telle autre consacrée à Juan Gris à l’Orangerie (La Passion Francesca). Chez un écrivain, même lorsqu’il se répète beaucoup (l’Athos des Trois mousquetaires et le Monte-Cristo du Comte de Monte-Cristo, deux personnages hyper-byroniens, se ressemblent comme deux gouttes d’eau), c’est moins sensible en raison de cet étalage dans le temps qui est le propre de la lecture. Entre les trente-cinq livres d’un même auteur, le lecteur a le loisir de reprendre son souffle, de faire des pauses, l’œuvre complète n’est pas d’un seul coup soumise à ses yeux, à son cerveau, à son jugement.

Parutions.com : Votre ami feu le théologien orthodoxe Olivier Clément, dans une très belle étude parue en 1972 à propos du Carnet arabe, article inclus dans la somme Gabriel Matzneff, se chagrine de votre réticence à vous soumettre à «la vocation propre du créé, promis non à la sacralisation de l’instant, mais à l’humble et patient effort de sainteté». Le souci que vous professez du Carpe diem se teinte de nostalgie pour l’«humble et patient effort» dont il est ici question, pour la conversion en un mot. Alors, comment «dépouiller le vieil homme» tout en restant soi-même (encore ce thème de la persévérance dans le soi), et comment se convertir si l’on s’inquiète de l’instant ? Sainte Marie l’Égyptienne est-elle restée votre sainte préférée, ou n’est-elle qu’une chimère ?

Gabriel Matzneff : Vous avez utilisé l’expression horacienne de Carpe diem : je vous renvoie au chapitre VI de saint Matthieu, où le Christ nous dit : «Ne vous souciez pas du lendemain, le lendemain se soucie de lui-même». La parabole des lys des champs, c’est une parabole sur le Carpe diem, rien d’autre ! Épicure enseigne le Carpe diem. Jésus-Christ l’enseigne lui aussi. Et, avant Épicure et le Christ, l’enseignait Bouddha. Dans les années 70, j’ai été un disciple du moine Deshimaru, avec qui je faisais zazen ; eh bien, Deshimaru nous disait toujours de vivre dans l’instant, que l’instant présent est la seule réalité : Carpe diem, tel est l’enseignement du Bouddha. Ces trois grands maîtres de vie que sont le prince Siddharta, Épicure et le Christ enseignent donc, sur ce point essentiel (et sur beaucoup d’autres), la même chose. Olivier Clément était un très bon théologien et l’un de mes plus intimes amis, qui connaissait tout de ma vie privée. Je suis le parrain de son fils Denys, il fut le témoin de mon mariage avec Tatiana. Notre amitié a été un long compagnonnage. Ce qu’Olivier Clément, avec cette exigence qui est le propre des convertis, me reprochait, c’était ma nonchalance au salut, mon côté esthète jouisseur, hédoniste, c’était de ne garder du christianisme que ce qui m’arrangeait, d’agir trop légèrement avec les exigences d’une véritable vie en Christ, de manquer de rigueur et de détermination. Il avait raison. La croix n’est pas un coussin sur lequel on s’assied mollement. Être chrétien, c’est être éveillé, tel est le sens du tropaire des matines du samedi saint que j’ai mis en épigraphe à mon roman Voici venir le Fiancé : «Voici venir le Fiancé au milieu de la nuit, bienheureux le serviteur qu’il trouve éveillé ; indigne est celui qu’il trouve assoupi ! Ô mon âme, garde-toi de t’abandonner au sommeil, de peur d’être livrée à la mort et bannie du Royaume». C’est à cet éveil que m’appelait mon ami Olivier Clément. Dans ce même livre collectif auquel vous faites allusion, il y a un très beau texte de mon père spirituel, l’archimandrite Syméon, supérieur d’un monastère orthodoxe dans la Sarthe. Eh bien, le père Syméon, lorsqu’il me donne un conseil spirituel, ne me dit pas autre chose que ce que dit Olivier Clément dans son étude sur Le Carnet arabe. Il m’appelle à l’exigence, à la vigilance, c’est-à-dire, en définitive, à l’amour.

Parutions.com : Si je puis me permettre, c’est un archimandrite apparemment très matznevien : on comprend que vous soyez complices! Je ne sais pas si un archimandrite peut être matznevien, mais en tout cas, le ton de son texte l’est…

Gabriel Matzneff : (Rires). C’est un homme que j’aime beaucoup et c’est, j’ose le croire, réciproque. Ce sont les petits bourgeois pharisiens qui me montrent du doigt ; les moines, eux, qui sont de vrais témoins de l’Évangile, ont toujours eu pour moi une vive sympathie et m’accueillent à bras ouverts. J’ai plus d’amis vrais parmi les moines que je n’en ai dans le milieu littéraire. Je me sens beaucoup plus chez moi dans un monastère qu’au Café de Flore. L’Église est faite pour les pécheurs, non pour les saints. La grande pécheresse que fut dans son adolescence – dès l’âge de douze ans - Marie l’Égyptienne avait, après sa conversion, atteint à un tel état de pureté, de sainteté, que, vivant dans le désert, loin de toute église, de tout monastère, elle ne participait à la liturgie, ne recevait le Corps et le Sang du Christ qu’une fois par an, à Pâques. Elle pouvait se le permettre, étant arrivée à une parfaite transparence – la sainteté, c’est la transparence -, mais moi, qui ne suis qu’un pauvre pécheur, j’ai besoin de l’Église, de ses offices liturgiques, de ses sacrements, de sa tendre beauté. Si je me sens membre de l’Église c’est parce que je me sais pécheur.

Parutions.com : Toujours dans ce monumental Gabriel Matzneff des Editions du Sandre, le philosophe René Schérer écrit : «Avec Nietzsche, à sa suite – et déjà Schopenhauer le tenait en germe –, le moi s’ouvre, se laisse traverser de toutes les forces qui l’emportent, se décentre ; il perd en identité stable ce qu’il gagne en puissance. Entendons, non pas en domination sur les autres, mais en expérience de vie». L’iconographe Karine Saint-Martin, elle, parait plus circonspecte. Dans son article «Gabriel Matzneff et Fiodor Dostoïevski, un héritage spirituel», traçant un parallèle entre le Stavroguine des Démons et votre personnage Nil Kolytcheff – un de vos doubles romanesques, pour faire court –, elle s’interroge : le «galop d’enfer» de ce dernier, son cynisme, que comportent-ils de négation de l’autre ? D’un côté un «moi» ouvert, de l’autre un «moi» négateur de l’autre : que vous inspirent ces notations contradictoires ?

Gabriel Matzneff : Les deux sont vraies. Sans la crise douloureuse et libératrice née mon divorce, de ma rupture (d’ailleurs provisoire) avec l’Église, je n’aurais pas écrit mes meilleurs livres, je ne serais pas devenu pleinement moi-même, et René Schérer a raison de l’observer. Mais Karine Saint-Martin a raison, elle aussi, et moi-même, en tant que romancier, à travers un personnage que j’ai créé, protagoniste de deux de mes romans, Ivre du vin perdu (1981) et Harrison Plaza (1988), le banquier Rodin, jouisseur cynique chez qui la jouissance et le cynisme ont éteint la sensibilité, endurci le cœur, je décris cette insensibilité grandissante, ce durcissement du cœur qu’entraine parfois une vie de débauche. C’est clair chez Mozart dans la dernière scène entre Don Giovanni et Donn’ Elvira, cela ne l’est pas moins chez le Stavroguine de Dostoïevski et chez mon Rodin. C’est à Rodin que Mlle Saint-Martin aurait dû se référer, plutôt qu’à Kolytcheff qui, nonobstant ses débauches, demeure un cœur tendre, une âme sensible, capable de souffrance, capable d’amour. René Schérer est fouriériste, nullement hostile à une sexualité débridée, il y voit une féconde source libertaire, et il appelle «expérience de vie» ce qu’une chrétienne telle que Karine Saint-Martin baptise «négation de l’autre». C’est une question d’angle de vue, et aussi de vocabulaire.


Entretien mené le 10 décembre 2010 par Jean-Baptiste Fichet
( Mis en ligne le 21/02/2011 )
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