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Entretien avec Gabriel Matzneff - 3ème partie
Entretien avec Gabriel Matzneff - 3ème partie


- Gabriel Matzneff, Les Emiles de Gab la Rafale - Roman électronique, Éditions Léo Scheer, Septembre 2010, 359 p., 20 €, ISBN : 978-2-7561-0264-1

- Florent Georgesco (Ed.), Gabriel Matzneff, Éditions du Sandre, Septembre 2010, 368 p., 39 €, ISBN : 978-2-358-21056-0

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Vendredi 10 décembre 2010. Gabriel Matzneff est attablé au bar de l’hôtel Bedford, succursale feutrée des éditions Léo Scheer. De retour d’Italie, ce pays devenu au fil des ans comme sa patrie de cœur, l’écrivain retrouve, accablé, un Paris glacé, au plafond gris et bas. D’abord réconforté par son éditeur Florent Georgesco, réchauffé ensuite par un bon thé, le voici se prêtant, deux heures durant, au jeu de l’entretien – poursuivi ensuite par ''émiles''. Il fallait quelque peu de temps, et un rien d’espace, pour évoquer ce double événement : la parution chez Léo Scheer des Émiles de Gab la Rafale, «roman électronique» enlevé et kaléidoscopique, et celle, aux éditions du Sandre, de Gabriel Matzneff, véritable bible couleur or, où une ribambelle d’écrivains, de critiques littéraires, d’universitaires, de lecteurs, d’amis, une amante aussi, communient dans la fidélité à celui qui nous a donné Le Défi, Vénus et Junon, Les Passions schismatiques, Ivre du vin perdu, Isaïe réjouis-toi, Les Moins de seize ans, Douze poèmes pour Francesca et Le Taureau de Phalaris, bien d'autres livres encore, parmi lesquels des romans, des essais, des recueils d’articles ou de poèmes, des volumes de journal intime.. Vaste entretien, donc, où il est question, pêle-mêle, d’écriture, de passions, de schismes, du moi, de l’autre, de l’amour, de la résurrection, et même, morbleu ! de cette satanée morale…

TROISIÈME PARTIE


Parutions.com : La somme Gabriel Matzneff contient des études sur vos liens avec les philosophes et les poètes de la Rome antique, Dostoïevski, Alexandre Dumas, Hergé. On peut se pencher sur les maîtres revendiqués d’un écrivain, on peut également s’amuser à noter ceux qui ne figurent pas parmi ses «éducateurs»…

Gabriel Matzneff : Ce qu’il y a de plus original dans ce gros livre est, selon moi, le journal intime d’une jeune amante, Véronique B., avec qui j’ai beaucoup voyagé, notamment aux Philippines. Là, c’est le Matzneff intime, le Matzneff secret, non pas tel qu’il se décrit dans son propre journal, mais tel que le voit la jeune fille qui partage sa vie. Il y a aussi l’étude de mon style par une étudiante, Christelle Célérier, qui m’a intéressé au suprême. Certes, Georgesco aurait pu demander à des universitaires des études sur ma parenté avec de glorieux aînés, La Rochefoucauld, Casanova, Baudelaire, Chestov, Montherlant, Thomas Mann, Kazantzaki et bien d’autres… Mais tel n’était pas le but de cet ouvrage. Georgesco aurait pu avec autant de raison demander des études sur mes restaurants préférés, mes tailleurs préférés, mes salons de massage préférés, mes églises préférées, tant en France qu’à l’étranger. Je suis très heureux de la belle étude érudite et gourmande d’une jeune enseignante de Bordeaux, Clarisse Couturier-Garcia, intitulée «Quelques plaisirs de bouche romanesques chez Gabriel Matzneff». Voilà qui est aussi important que mes goûts littéraires, et même plus.

Parutions.com : Ce que je voulais dire en fait, ce à quoi je pensais, c’est plutôt à ces écrivains dont vous ne vous revendiquez pas du tout, ces écrivains fameux pour avoir subverti le langage, et poussé à leurs limites les arts poétique et romanesque : Rimbaud, Mallarmé, Proust, Joyce, Céline, Faulkner, Musil... Tandis que nombre de vos confrères ont la bouche pleine de ces noms, vous vous en souciez comme d’une guigne.

Gabriel Matzneff : Je n’ai jamais été sensible aux modes, aux engouements unanimes. Dans mon adolescence, les auteurs contemporains que les gens de mon âge encensaient étaient Sartre, Camus, Malraux, Vian et, parmi les cathos, Saint-Exupéry. Moi, j’étais un fan de Chestov, de Montherlant, de Cioran, de Kazantzaki. Quant aux écrivains que vous citez, j’admire beaucoup Proust, que j’ai lu lorsque j’avais vingt-quatre ans ; mais les autres, non, je ne les ai pas lus. Chacun de nous a sa bibliothèque particulière. La mienne est fort réduite. Les livres que je n’ai pas lus sont infiniment plus nombreux que ceux que j’ai lus et relus, que je connais quasi par cœur. Je pourrais en dire autant des musiques, des films, des tableaux.

Parutions.com : Et je pensais : il faut croire que ces écrivains sont aux antipodes de votre conception de l’écriture, du style, de la syntaxe comme ascèse, comme «planche de salut», comme «rempart contre le désespoir» ?

Gabriel Matzneff : De ceux que je n’ai pas lus je ne peux rien vous dire. Quant à Proust, je vous redis mon admiration pour la finesse de ses analyses psychologiques, en particulier celle du sentiment amoureux, et aussi pour son humour. Parfois, lisant Proust, je ris aux éclats, tant c’est rigolo. Et j’espère qu’en lisant mes romans mes lecteurs rient souvent, eux aussi. Le rire, c’est libérateur.

Parutions.com : Hédonisme, égotisme, libertinage, transgression, syncrétisme, régime alimentaire : en ces matières, vous avez été une sorte de pionnier, plus particulièrement dans votre art de concilier ces ingrédients en un cocktail de vie que vous ramassez sous le nom de «diététique». Ces ingrédients, cependant, la société contemporaine, sous le double patronage du capital et d’une libération des mœurs tous azimuts (que vous contestez probablement pour cette dernière…), en fait de toute évidence une forte consommation, sous une forme que vous jugerez peut-être abâtardie, dégradée, diluée… Partagez-vous ce constat ?

Gabriel Matzneff : Dans votre liste, vous oubliez la place qu’occupent dans mes livres la beauté et la sensualité de la religion, l'Église orthodoxe, la métaphysique de l’incarnation. Voilà qui est beaucoup plus original, et intéressant, que la banalissime «transgression», mot vulgarisé, galvaudé, qu’un homme de goût ne devrait plus utiliser qu’à doses homéopathiques. Cela dit, et pour répondre à votre question, je vous renvoie à Vous avez dit métèque ? (2008), et plus précisément au chapitre intitulé «Pétrone et Tigellin» où je décris un Occident moderne qui, ayant perdu le sens du carême, du jeune, de l’effort ascétique, s’abandonne à une abjecte licence fondée sur le fric et le sexe, où je montre l’abîme qui sépare l’hédonisme esthète, dandy, de Pétrone et la vulgarité partouzarde de Tigellin.

Parutions.com : Au cours d’une soirée qui vous a récemment été consacrée (Soirée «Mille-Feuilles» du 17 novembre 2010), le fondateur des éditions du Sandre et éditeur du cahier Gabriel Matzneff, Guillaume Zorgbibe, s’expliquant sur le choix de votre nom pour inaugurer sa collection d’ouvrages consacrée à des écrivains contemporains, a parlé de ce «romantisme libérateur» qui caractérise les auteurs qui figurent à son catalogue, un terme qui, selon lui, s’applique à votre œuvre. Approche intéressante, car il semble que, bien que votre style rejette la grandiloquence échevelée de ce vaste courant, votre œuvre présente un fort accent romantique : passions exacerbées, exaltation du moi et réenchantement du monde, nostalgie des dieux et des civilisations évanouis, conscience du péché et désir du paradis… C’est ainsi, par exemple, qu’un écrivain pourrait avoir été un de vos maîtres, et ne l’est pas – lui qui fit pourtant les 400 coups avec votre aïeul, l’aérostier Ivan Matzneff : il s’agit de Barbey d’Aurevilly, que ses détracteurs appelaient un «romantique attardé», et chez qui on trouve, comme chez vous, la passion de lord Byron, le dandysme, une certaine révolte mêlée d’inquiétude, les dons de polémiste, le goût des femmes, la tentation d’amalgamer le Christ, Vénus et Lucifer… Les amis du jeune Barbey le surnommaient tantôt «Roi des Ribauds», tantôt «Sardanapale d’Aurevilly», et Rémy de Gourmont disait de lui : «Il est complexe et capricieux. Les uns le tiennent pour un écrivain chrétien, en font une sorte de Veuillot romantique ; d'autres dénoncent son immoralité et sa diabolique audace. Il y a de tout cela en lui : de là des contradictions qui ne furent pas seulement successives». Enfin, votre œuvre récente me paraît trouver un fidèle écho dans le fameux poème de Lamartine, «Le lac». Qu’en pensez-vous, et que vous inspire de ce «romantisme libérateur», étendu jusqu’à vous par M. Zorgbibe ?

Gabriel Matzneff : Le poète qui m’a le plus marqué dans mon adolescence, et qui demeure encore aujourd’hui l’homme du passé dont je me sens le plus proche, c’est Byron. Il n’est donc pas étonnant que les autres écrivains du XIXe siècle qui m’enthousiasment, Schopenhauer, Dumas, Flaubert, Baudelaire, Nietzsche, Dostoïevski, aient été, eux aussi, des disciples et des admirateurs de l’auteur de Manfred. Ils ne sont pas les seuls, et Barbey d’Aurevilly, que vous évoquez, se voulait, lui aussi, byronien. Si je ne l’ai quasi pas lu, c’est dû en partie au destin qui ne l’a pas voulu (vous le savez, à l’instar des stoïciens et de Spinoza, je crois dur comme fer au fatum) et aussi, sans doute, au fait que les bassesses qu’il a écrites sur Flaubert, contre Flaubert, mixte d’aigreur, de jalousie et de mauvaise foi, m’ont ôté toute envie d’en lire davantage. Les ennemis de mes amis sont mes ennemis. Cela dit, le portrait que Barbey trace de mon aïeul, et que je cite dans Le Taureau de Phalaris, est très marrant.

Parutions.com : Vous écriviez en 1974, dans Les Moins de seize ans : «La nostalgie de l’adolescent jeune fille […] est la pierre angulaire de mon œuvre et de ma vie». À propos de votre goût des «jeunes personnes», Jean-Michel Devésa, s’appuyant sur l’anthropologie culturelle et la psychanalyse, n’hésite pas, dans un article inclus dans le cahier Gabriel Matzneff et intitulé «Gabriel Matzneff et la sexualité des anges», à parler de désir incestueux. C’est peu dire que cette analyse détonne, dans un ouvrage qui vous est consacré : on vous imagine peu amène envers ce type d’interprétations. Quelle a été votre réaction à la lecture de l’analyse de M. Devésa ?

Gabriel Matzneff : Je ne suis pas de votre avis. La subtile étude de Jean-Marie Devésa ne détonne pas, elle a sa place dans cette vaste fresque où mes livres sont analysés, scrutés, sous les aspects les plus divers. Il eût été étonnant que ce livre parût sans aucune contribution sur la place qu’occupe la philopédie tant dans mes ouvrages de fiction (poèmes, romans) que dans mon journal intime et mes essais. Outre cela, le texte du professeur Devésa m’intéresse de manière toute spéciale, car, à ma connaissance, c’est la première fois que mon travail est étudié selon une optique psychanalytique. Je n’ai lu que deux livres de Freud, je connais mieux, grâce à Hergé qui en était friand, l’œuvre de Jung, mais la psychanalyse est un domaine dont je suis peu familier, et les remarques de Devésa m’ont appris des choses sur moi-même. Son étude est juste, subtile, sauf précisément le point que vous évoquez : cette tarte à la crème que toute relation amoureuse entre une jeune adolescente et un homme d’âge mûr présente un je-ne-sais-quoi d’incestueux est una stronzata megagalattica, une monumentale connerie. Peut-être est-ce parfois le cas, mais en ce qui me regarde les très jeunes filles qui ont été mes amantes – et je ne parle pas ici d’aventures sans lendemain, je ne parle que d’amours durables, de vraies et essentielles rencontres –, Francesca (quinze ans), Marie-Élisabeth (quinze ans), Anne T. (seize ans), Vanessa (quatorze ans), Véronique (seize ans), Aouatife (quinze ans), Maud (dix-sept ans), Justine (quinze ans), liste non exhaustive – avaient des pères très présents. Certaines avaient des pères de grande qualité qu’elles aimaient, d’autres de pauvres connards qu’elles méprisaient, mais des pères très présents, parfois envahissants : elles n’avaient nullement besoin d’un autre homme qui jouât le rôle de père, et ni dans un cas ni dans l’autre elles ne voyaient dans l’écrivain réputé scandaleux dont les grandes personnes de leur entourage ne parlaient qu’en termes hostiles, dans ce bohème, cet irrégulier, ce maigre loup, cette cigale insouciante des fables de La Fontaine, qui que ce fût qui ressemblât de près ou de loin à un père, qui correspondît de près ou de loin à l’image du père ; c’est au contraire parce que j’étais l’antipode de leur père, et des amis de leur père, et de tout ce qui touche de près ou de loin à la famille, c’est parce que j’étais l’ange tentateur, le fruit défendu, que ces adolescentes m’ont regardé avec intérêt, curiosité, amusement ; sont tombées amoureuses de moi, ont désiré découvrir l’amour dans mes bras et, une fois dévirginisées, étaient prêtes à braver la société, à braver les lois, pour continuer de vivre avec moi ce qu’elles désiraient vivre, et qu’elles ont, grâce aux dieux, vécu. Quant au désir incestueux qui pourrait, moi, m’animer, c’est de la théorie : si j’avais une vie de père de famille, peut-être serais-je tenté de coucher avec mes filles, Dieu seul le sait ; mais je suis un célibataire endurci, et les adolescentes qui vivent dans mon intimité, dans mon lit, n’ont avec moi aucun lien de parenté. L’opinion du professeur Devésa est donc une simple hypothèse que rien ne fonde.

Parutions.com : «La littérature n’a rien à voir avec la morale», avez-vous souvent écrit, et dit. Sans doute, mais cette idée n’est-elle pas relativement récente, et si votre maître et complice Oscar Wilde a eu besoin d’insister sur ce point au cours de son procès, n’était-ce pas précisément parce qu’elle était neuve ? Corneille et La Fontaine, par exemple, ne se proposaient-ils pas d’édifier leur lecteur ? Dostoïevski lui-même n’avait-il pas en tête, lorsqu’il se lança dans la rédaction des Démons – dont vous faites une lecture très romantique –, de porter un coup violent aux «ennemis de la Russie», aux nihilistes et aux socialistes, de condamner moralement la nouvelle génération, pressée de jeter ses pères dans les poubelles de l’histoire et de créer un homme nouveau ? Lénine lui-même ne s’y est pas trompé, qui disait des écrits de Dostoïevski : «Je n’ai pas de temps à perdre avec cette saleté». Dans Les Trois Mousquetaires, ce sont les gentils qui gagnent, pas la diabolique Milady… Une œuvre est irréductible à la morale, soit, mais cela signifie-t-il pour autant que celle-ci n’ait strictement rien à voir avec la littérature ?

Gabriel Matzneff : Je crois que dès mon premier livre, Le Défi, qui n’est pas un roman, mais un recueil d’essais sur le nihilisme, le suicide, la mort de Dieu, la quête du bonheur et quelques autres de ces thèmes qu’Aliocha Karamazov appelle «les questions éternelles», j’ai clairement démontré être un moraliste. J’ai une idée très précise des règles que doivent suivre ceux et celles qui désirent être des esprits libres, des cœurs ardents, des âmes nobles, et l’exposé de ces règles, de cette morale, est la matière de tous mes essais. Si des ouvrages tels que Les Passions schismatiques, Le Taureau de Phalaris et De la rupture ne sont pas l’œuvre d’un moraliste, que sont-ils d’après vous ? Et quand j’écris que la littérature n’a rien à voir avec la morale, je veux simplement dire qu’il n’y a pas des sujets moraux et des sujets immoraux, que pour un écrivain tout est sujet, que seul importe le style, c’est-à-dire la manière dont le sujet s’incarne sous sa plume, qu’un roman dont l’action se déroule parmi les bonnes sœurs qui soignent les pauvres dans les bidonvilles de Calcutta et dont les personnages sont parés de toutes les vertus, s’il est mal composé, mal écrit, n’a aucun intérêt, au lieu qu’un roman dont les personnages sont des débauchés, des libertins qui se livrent aux pires turpitudes, si l’auteur a du style, peut être un immortel chef d’œuvre.

Parutions.com : Vous-même, lorsqu’on vous reproche d’être, dans vos ouvrages, immoral, vous ne rétorquez pas seulement que la littérature s’en moque ; vous affirmez également que vos détracteurs dans l’ordre des mœurs ont «du fromage blanc dans le ciboulot». Vous rejetez tout point de vue moral en apparence, et en même temps, vous voudriez que ce qui est, par exemple, écrit dans Les Moins de seize ans, ne soit plus tenu pour immoral. Vous semblez hésiter : d’un côté, vous soustrayez vos livres à la morale, et de l’autre, vous semblez désirer de celle-ci qu’elle daigne, enfin, leur faire une place, leur accorder une légitimité.

Gabriel Matzneff : Encore une question sur la morale ! J’aurais préféré que vous m’interrogiez sur des sujets plus intéressants, par exemple sur le mensonge et la jalousie, les deux thèmes cardinaux de mon roman Les Lèvres menteuses qui est, je pense, une des meilleures choses qui soient sorties de ma plume et, du point de vue de la forme, mon roman le plus parfait. Mais puisque vous m’interrogez sur mes apparentes contradictions, je vous répondrai qu’en effet je me contredis souvent et que j’en suis heureux, cela prouve que je suis un être de chair et de sang, que je ne suis pas un glacial mannequin. «La contradiction est le fondement de la vie de l’esprit», écrit mon cher Héraclite. Il aurait pu écrire simplement : de la vie. Je me contredis, donc je suis.

Parutions.com : Dans un entretien paru en 2002 dans L’Humanité, vous dites à votre ami Franck Delorieux (qui signe un article dans le cahier Gabriel Matzneff): «Goethe à cause de Werther et Byron à cause de Manfred ont été accusés de pousser leurs jeunes lecteurs au suicide. Plus récemment, je ne sais plus quel connard expliquait que si la France avait perdu la guerre de 40, c'était la faute d'André Gide. L'écrivain corrupteur des chères têtes brunes et blondes est, dans la bouche des imbéciles, un thème récurrent. Faire porter le chapeau aux écrivains, c'est tellement facile». Cependant, vous vous êtes flatté à plusieurs reprises d’avoir, par vos livres, conduit de jeunes brebis égarées dans le giron de l’Orthodoxie. N’y a-t-il pas quelque contradiction, pour un écrivain, à se féliciter de l’effet salutaire de ses livres, tout en refusant de porter le chapeau lorsque ceux-ci alimentent des passions plus noires, aux conséquences parfois tragiques? Où, selon vous, commence la responsabilité de l’écrivain, et où s’arrête-t-elle ?

Gabriel Matzneff : Encore une question sur la morale ! Non, cette fois-ci, je ne vous répondrai pas. Je crois, sur ce sujet, avoir suffisamment et clairement répondu dans mes réponses ci-devant. Et si vous voulez en savoir davantage, je vous conseille de lire dans C’est la gloire, Pierre-François ! (2002) le chapitre éponyme qui commence ainsi : «Les artistes sont-ils au-dessus de la morale ? Sommes-nous, par décret spéciale de la Providence, affranchis des règles qui assujettissent le commun des mortels ?» Puisque ce sujet vous captive, vous y trouverez de quoi nourrir votre réflexion.

Parutions.com : Nous n’avons pas encore évoqué votre carrière de polémiste. En 1963, vous écriviez : «Le génie de l’Empire n’est pas mort. Il sommeille, pétrifié sur les cuirasses d’or des empereurs. Réveiller ce génie de l’Empire, rendre son âme à l’Europe gréco-romaine, serait un beau programme de vie pour des jeunes gens affamés de quelque chose qui ne fût pas médiocre. Mais de tels jeunes gens existent-ils ?» Quarante ans plus tard, vous écrivez, dans un texte inclus dans le recueil Vous avez dit métèque ? : «L’Europe dont nous rêvons est l’Europe de saint Benoît de Nursie et de saint Serge de Radonège, l’Europe de Dante et de Dostoïevski». Cette Europe de vos rêves, croyez-vous véritablement qu’elle puisse être autre chose qu’un songe, et n’est-elle pas vouée à être piétinée ? Il faudrait pour commencer que saint Benoît fût un peu connu – sans parler de saint Serge…

Gabriel Matzneff : L’héritage gréco-romain et l’héritage chrétiens ne sont en effet pas au cœur des préoccupations des technocrates de Bruxelles, de cette Europe issue du traité de Maestricht (j’écris Maestricht, et non Maastricht, parce que c’est ainsi qu’Alexandre Dumas l’écrit dans Le Vicomte de Bragelonne, vous vous souvenez, la mort de d’Artagnan…), mais nous demeurons néanmoins quelques-uns qui gardons ce double héritage bien vivant dans notre cœur, et la flamme n’est pas près de s’éteindre. Vous ne croyez pas aux miracles ? Vous avez tort. Qui, en 1985, aurait pu imaginer, rêver, que, dans un très proche avenir, le peuple russe, asservi depuis soixante-dix ans, recouvrerait sa liberté ? Que la cathédrale du Christ-Sauveur, rasée par Staline, renaîtrait de ses cendres ? Que Leningrad – quel nom sinistre ! – redeviendrait Saint-Pétersbourg ? Nous devons garder confiance et nous souvenir de cette belle parole d’Homère : «L’avenir est assis sur les genoux des dieux».

Parutions.com : «Une certaine presse parle volontiers de la révolte des jeunes. C’est une aimable plaisanterie. S’il y avait des révoltés, cela se saurait. La vérité est que notre nouvelle vague est la plus tristement raisonnable, la plus platement matérialiste, la plus précocement embourgeoisée qu’on ait vue depuis longtemps». Ces lignes, vous ne les avez pas écrites en 2010, pendant les manifestations d’octobre dernier, mais en 1962, dans Combat. Que pensez-vous de la jeunesse d’aujourd’hui ? Les lignes que vous écriviez en 1962 sont-elles selon vous encore valables aujourd’hui ?

Gabriel Matzneff : Dans cette phrase de 1962, il y a trois adverbes. Au moins deux de trop. Je vous remercie de l’avoir citée, car à la lire mes lecteurs peuvent mesurer les progrès que j’ai faits depuis mes premiers balbutiements de plume. Quant à la jeunesse française, qu’elle soit dans son ensemble fort matérialiste et embourgeoisée, c’est aussi vrai aujourd’hui qu’il y a cinquante ans. Désormais, quand les jeunes Français descendent dans la rue, c’est pour défendre leurs retraites. Souci respectable, certes, mais, vous me l’accorderez, pas très bandant. J’ai toujours été cigale, je le suis plus que jamais, et cette mentalité de fourmi me déconcerte.

Parutions.com : Dans votre dernière chronique, intitulée «Mon automne 2010», vous écrivez : «Aujourd’hui, c’est fait. Mes carnets noirs inédits sont désormais tapés, mis au point, sauvegardés, et seuls un peintre, un compositeur, un sculpteur qui ont longtemps craint de n’avoir pas le temps d’achever l’œuvre à quoi ils tenaient particulièrement peuvent comprendre la joie aérienne qui m’a inondé lorsque, le vendredi 29 octobre 2010, jour de la fête de saint Narcisse au calendrier des Postes (et de l’Église romaine), je me suis exclamé : Finis coronat opus. Quel soulagement ! Quelle délivrance ! Enfin, j’allais pouvoir penser à autre chose». «Penser à autre chose» : eh bien, à quoi pense (et non pas «que prépare» : nous ne sommes pas à l’Élysée, n’est-ce pas…) Gabriel Matzneff aujourd’hui ?

Gabriel Matzneff : Je pourrais vous répondre : vivre une ultime passion avec une adolescente belle, amoureuse, géniale. Je pourrais aussi vous répondre : songer aux fins dernières, au salut de mon âme. Ces deux objectifs ne seraient d’ailleurs pas antinomiques. Je ne suis jamais aussi prêt à croire en Dieu que lorsque je suis dans les bras d’une jolie fille que j’aime et qui m’aime. Ubi amor, ubi Deus est.


Entretien mené le 10 décembre 2010 par Jean-Baptiste Fichet
( Mis en ligne le 23/02/2011 )
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