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Premiers pas dans la fantasy | | | Entretien avec Jasper Fforde - (Moi, Jennifer Strange, dernière tueuse de dragons, Fleuve Noir, Juin 2011)
- Jasper Fforde, Moi, Jennifer Strange, dernière tueuse de dragons, Fleuve Noir, Juin 2011, 296 p., 15,90 , ISBN : 978-2-265-09306-5 Imprimer
Parutions.com : Vous êtes à Saint-Malo pour présenter le premier opus de votre quatrième série qui met en scène une nouvelle héroïne, la jeune mais déjà très mûre Jennifer Strange. Chacune de vos séries possède un monde bien particulier dans lequel le ou la protagoniste doit relever des défis inattendus. Comment décririez-vous Jennifer, le monde dans lequel elle vit et la mission dont elle se retrouve chargée ?
Jasper Fforde : Eh bien pour expliquer mon travail, je dirais dabord que jessaie de créer un genre à moi, je prends donc une idée fantasque et je la rends réaliste. Avec ce roman, je pars du principe que la magie existe, que le monde médiéval existe aussi et jy ajoute la bureaucratie, les dérives humaines et puis le fait que la magie ne fonctionne pas aussi bien que nous pourrions lespérer. Je cherche à inventer un monde que nous puissions reconnaître comme potentiellement nôtre. Une sorte de réalisme fantastique, si vous voulez. Alors, jai créé ce personnage de Jennifer Strange, une enfant trouvée, abandonnée bébé dans un orphelinat et très précoce puisquelle travaille déjà pour une Maison denchantement appelée Kazam. Pour avoir le droit de jeter des sorts, il faut en effet être un sorcier accrédité. Sans cette accréditation auprès dune Maison denchantement, vous risquez le bûcher ! Dans ce monde où la magie perd inexorablement de son prestige, Jennifer apprend lexistence dune prophétie qui annonce la mort très prochaine du dernier dragon et avec elle peut-être la disparition de ce qui reste de magie. Démarre alors cette aventure qui va la mener de surprise en surprise.
Parutions.com : Vous faites partie ici des auteurs jeunesse et indiquez que Moi, Jennifer Strange, dernière tueuse de Dragons est plus particulièrement destiné aux adolescents ou jeunes adultes. Aviez-vous ce lectorat en tête quand vous avez commencé le roman ou est-ce le thème que vous avez choisi qui vous y a naturellement conduit ?
Jasper Fforde : Pour beaucoup dauteurs qui écrivent pour les adultes, écrire tout à coup pour des enfants ou des jeunes adultes sapparente sans doute à un grand saut dans linconnu. Ce nest pas mon cas, mes autres livres contiennent déjà cette dimension fantastique qui peut plaire aux jeunes. Aux enfants de tout âge en définitive car je suis convaincu quil reste chez presque tous les adultes une part denfance indéracinable. Je pense également que mes autres romans sadressent à ces lecteurs adultes qui ont conservé la curiosité et lexcitation face à la nouveauté propres aux enfants. Alors je nai pas changé grand-chose sauf que jai utilisé moins dintrigues secondaires. Lintrigue principale reste par contre tout aussi complexe. Et puis jai retiré beaucoup dallusions à ce qui me semblait important. Un jeune même très intelligent nest pas sur terre depuis suffisamment longtemps pour pouvoir saisir toutes les petites références dont jaime parsemer mes livres !
Parutions.com : Comment expliquez-vous lattirance des adolescents pour la fantasy ?
Jasper Fforde : Sans doute parce quils ont encore en eux une grande part de fantaisie ! Les gens qui napprécient pas la fantasy estiment que cest un genre à destination des jeunes, je ne pense pas quils aient raison. Je me souviens de la sortie des Harry Potter au Royaume-Uni, il y avait deux couvertures, une pour les jeunes et une pour les adultes afin que ces derniers puissent lire dans le train ou le bus sans se sentir ridicules ! Pour ma part, je trouve souvent la littérature pour adultes affreusement ennuyeuse, toutes ces histoires de drames humains, cest terrible ! Pour nimporte quel écrivain, la fantasy est un champ dexploration merveilleux qui nérige aucune frontière. Cest sûrement aussi pour cela que cela plaît tant aux jeunes, eux-mêmes nont pas encore de frontières, ils ont lesprit ouvert et se montrent curieux de tout. Il est dommage que nous perdions souvent cette curiosité en vieillissant.
Parutions.com : Vous qualifiez Moi, Jennifer Strange, dernière tueuse de Dragons dantidote à des romans de sorciers ou de trolls plus sérieux. Sérieux rime-t-il avec vénéneux ?
Jasper Fforde : Non, cest juste que jaime toujours autant remettre les genres en question. Il y a tellement de livres avec de la magie, des sorciers, des lutins ou des trolls, alors je me suis dit pourquoi de pas prendre ce genre un peu fatigué et en faire quelque chose de différent. Par exemple pour les trolls, dans le deuxième volume des aventures de Jennifer, on en rencontre pour de vrai et on se rend compte quils ne sont pas du tout tels que nous les imaginions. Dhabitude, dans les romans que jévoque, on utilise des baguettes magiques, on vole sur des manches à balai et quand on claque des doigts, le sort réussit. Avec moi, pas du tout, en plus les gens font des erreurs et rien nest simple. Comme dans la vie.
Parutions.com : Le monde de Jennifer, bien que différent du nôtre, lui ressemble parfois dans ses défauts de façon frappante. Vous procédez dailleurs de la même manière dans vos autres séries. Lhumour est-il le meilleur moyen pour dénoncer nos dérives ?
Jasper Fforde : Absolument. Comme on dit, tandis que le sérieux cherche la serrure en tâtonnant, lhumour se glisse sous la porte. Cest tout à fait vrai, on peut aller tellement plus loin avec lhumour. Et puis, plutôt que dinventer entièrement un univers, je préfère utiliser des choses que nous connaissons, il est alors sûrement plus facile dadhérer à lhistoire.
Parutions.com : Nimporte quel conte, même le plus loufoque, contient une morale. Quelle est-elle dans le livre ?
Jasper Fforde : Sans doute que largent ne fait pas le bonheur. Jennifer se méfie terriblement du monde des affaires et de la cupidité qui y règne. Alors lorsquelle doit choisir entre épargner un dragon et gagner beaucoup dargent, elle opte pour la première solution. Cette cupidité caractérise aussi le monde dans lequel nous vivons et nous en avons de nouveaux exemples inquiétants tous les jours.
Parutions.com : Il existe comme un air de famille entre Jennifer et Thursday Next, lhéroïne de votre première série. Quen pensez-vous ?
Jasper Fforde : Ce que jaime chez Thursday, cest son côté impétueux, elle prend des risques et sattire facilement des ennuis, et puis elle est drôle. Beaucoup plus que Jennifer qui, elle, réfléchit davantage avant dagir. Alors Jennifer pourrait être la petite sur sérieuse de Thursday, celle qui fait toujours tout bien et à qui tout réussit.
Parutions.com : Vous avez travaillé pour lindustrie cinématographique et vous êtes peu à peu tourné vers lécriture. Comment les choses se sont-elles passées ?
Jasper Fforde : Jai écrit pendant une dizaine dannées avant dêtre publié. Ma première nouvelle date de 1988, jai fini mon premier roman en 1993. Quand jai été édité pour la première fois en 2001, javais déjà écrit sept romans. Je menais deux carrières de front, le cinéma pour vivre et lécriture sur mon temps libre. Jai toujours adoré écrire mais je savais que les choses ne seraient pas faciles. Quand je repense à cette période, jy vois une décennie dapprentissage pendant laquelle jai progressé, et non une succession de rejets de la part des maisons dédition. Cest dailleurs le conseil que je donne aux jeunes auteurs, ne pas sattendre à un succès immédiat et penser à long terme.
Parutions.com : Vous avez commencé par écrire des nouvelles, étape nécessaire pour vous avant denvisager des textes plus longs. Lart du nouvelliste ne requiert-il pas aussi une très grande maîtrise ?
Jasper Fforde : Si bien sûr. Mais je navais aucune expérience de lécriture, ni formation ni diplôme dans ce domaine. Je suis vraiment un pur autodidacte en la matière. Il fallait donc bien que je commence quelque part, alors jai démarré avec des nouvelles, jai travaillé et perfectionné ma technique et peu à peu jai pu écrire des choses de plus en plus longues pour arriver à un roman. Jai adoré écrire des nouvelles et jaimerais bien recommencer. Dailleurs dans la série des Thursday Next, chaque chapitre propose une épigraphe, un court paragraphe qui ressemble par son côté condensé et indépendant à une toute petite nouvelle.
Parutions.com : Vous avez mis quatre ans à écrire LAffaire Jane Eyre (premier de la série des Thursday Next), Votre rythme sest beaucoup accéléré depuis. Est-ce devenu plus facile ?
Jasper Fforde : Je ne sais pas si cest plus facile car plus jécris, plus je me rends compte que je pourrais être bien meilleur !
Parutions.com : En ce qui concerne lécriture, vous parlez de technique. Rejetez-vous lidée dun don ou dun talent inné ?
Jasper Fforde : Oui, totalement. Il y a juste des gens très intelligents qui apprennent vite mais pourraient tout autant sillustrer dans un autre domaine. Cest toujours le cas. Prenez Frank Lloyd Wright par exemple, sil navait pas choisi larchitecture, il aurait été brillant dans autre chose. Eh bien, il en va de même pour les grands auteurs.
Parutions.com : Avez-vous déjà ressenti langoisse de la page blanche ?
Jasper Fforde : Là encore, cela nexiste pas. Voilà juste une excuse que nous, auteurs, avons inventée pour ne pas être dérangés et nous attirer une certaine compassion ! Cest pareil pour les artistes, les acteurs, les poètes ou les musiciens, parce que nous travaillons dans un domaine artistique, nous estimons ne pas devoir suivre les mêmes règles que tout le monde. Mais il ny a rien de particulier dans le fait dêtre un auteur, cest une profession comme il en existe des milliers dautres. Vous avez déjà entendu un plombier dire quil na pas fait de plomberie depuis un an parce quil se sent bloqué ? Moi, jassemble des mots et jinvente des histoires comme dautres réparent des voitures. Il ny a donc aucune raison dêtre mis sur un piédestal.
Parutions.com : Vos fans adorent la façon dont vous vous amusez avec les classiques. La littérature doit-elle être désacralisée ?
Jasper Fforde : Cest mon avis, en tout cas. Prenez nimporte quelle pièce de Shakespeare, vous la regardez pour vous divertir, cest génial ; par contre, si vous commencez à écouter quelquun discourir dessus, cela devient très rapidement assommant. Dailleurs Shakespeare écrivait pour que le public samuse et cela marchait formidablement bien. Javoue trouver les livres très intellectuels souvent prodigieusement ennuyeux et je ne me considère pas comme un auteur littéraire mais plutôt comme un amuseur. Les gens achètent mes livres et moi en retour je leur donne quelques heures de divertissement, si ce nest pas le cas, eh bien, je nai pas respecté mon engagement.
Parutions.com : Vos lecteurs samusent en effet beaucoup et nont pas besoin de comprendre toutes les références pour apprécier vos romans.
Jasper Fforde : Jaime quil y ait plusieurs niveaux dans mes livres, plusieurs possibilités de lecture. Si vous avez 14 ou 15 ans, vous pouvez très bien lire les aventures de Thursday et vous amuser des courses-poursuites et des plaisanteries stupides. Si vous avez lu quelques classiques, vous y trouverez un peu plus de grain à moudre et puis si vous êtes un féru de littérature, vous découvrirez les petites plaisanteries ésotériques, les petits ufs de Pâques que jai cachés à votre intention.
Parutions.com : Cette interaction avec le lecteur semble très importante pour vous. À cet égard, votre site (Cliquer Ici) est une réussite. Quelle importance revêt-il à vos yeux ?
Jasper Fforde : Je considère ce site comme un service après-vente. Lorsque je publiais un livre par an (maintenant, cest un tous les six mois), jai pensé que nous pourrions essayer de donner un petit plus aux lecteurs, un peu comme les bonus sur un DVD. Jaime imaginer quun livre a sa vie propre mais que je le rends encore plus vivant par ce biais. Cest aussi une sorte de laboratoire qui me permet dexpérimenter de nouvelles idées et de recueillir lavis des gens. Cest un très gros site maintenant, plus de treize-cents pages, presque léquivalent de deux romans !
Parutions.com : Dans Moi, Jennifer Strange, dernière tueuse de Dragons, le pays de Galles est présent au sein des Royaumes-Désunis. Pour vous qui y vivez, quelle est sa particularité au Royaume-Uni ?
Jasper Fforde : Sans doute dêtre un assemblage disparate. Au sud, une région industrielle, du charbon et de lacier, qui na pas tellement changé depuis les années 30 ou 50. Au milieu, cest un peu lAfghanistan avec des seigneurs de guerre qui se livrent une bataille sans merci dans des trafics en tout genre. Et puis, au nord, de très beaux endroits et une économie qui repose entièrement sur le tourisme. Dans la série des Thursday Next, jai trouvé amusant den faire une grande république socialiste !
Entretien mené en Anglais le 11 juin 2011, et traduit par Florence Bee-Cottin ( Mis en ligne le 11/07/2011 ) Imprimer
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