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Dans l'océan des échecs...
Entretien avec Yôko Ogawa - (Le Petit joueur d'échecs, Actes Sud, Mars 2013)


Portrait © Bruno Nuttens / Actes Sud

- Yôko Ogawa, Le Petit joueur d'échecs, Actes Sud, Mars 2013, 320 p., 22.80 €, ISBN : 978-2-330-01753-8

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Parutions.com : Le personnage principal, le petit joueur d'échecs, est né avec les lèvres fermées. Mais il découvre qu’il peut mieux communiquer avec les autres en utilisant les échecs. Est-ce que vous pouvez expliquer cette idée de la communication par ce jeu ?

Yôko Ogawa : Quand le petit garçon est né, comme un symbole résumant sa vie, il est né avec des lèvres fermées. Cependant, même sans utiliser des mots, il pouvait s’exprimer, et avait les mêmes façons de communiquer que les autres. Je me suis rendu compte que les échecs étaient un de ces moyens de communication. J’ai écrit plusieurs œuvres dont les personnages principaux ne peuvent pas utiliser les mots pour s’exprimer librement ; ils utilisent plutôt des chiffres ou des instruments musicaux pour communiquer. Je voulais une fois encore un environnement dans lequel on n’avait pas besoin de mots, et je suis tombée par hasard sur le jeu d’échecs, et je me suis dit que même si ce n’est qu’un jeu, c’était un thème parfait dans cette histoire.

Parutions.com : Dans ce roman, le petit joueur d’échecs n'a pas de rival officiel. Pourquoi dans ce monde en noir et blanc avez-vous choisi de ne pas lui donner un opposant direct ?

Yôko Ogawa : Pour lui, les échecs ne sont pas une façon de prouver qu’il est plus fort que ses opposants. Bien sûr qu'il va y avoir des gagnant et des perdants, mais les quelques deux heures pendant lesquelles il joue contre un opposant sont pour lui des moments magnifiques. Son but dans les échecs n’est pas de gagner, c’est plus compliqué ; il s’exprime devant l’opposant, et en même temps essaie de comprendre son opposant par les mouvements des pièces. Finalement, peut-être qu’il gagne, mais ce n’est pas le but du jeu. Il a d'ailleurs été éduqué par le maître dans ce sens, et par ses grand-parents qui le soutenaient. Encouragé par ses proches, il a appris ce qui est le plus important.

Parutions.com : Et pour lui, qu'est-ce qui est le plus important justement ? Est-ce Miira ou les échecs?

Yôko Ogawa : Si je lisais le livre comme lecteur et non pas comme auteur, je voudrais que tout se passe bien entre le petit joueur et Miira ; mais finalement les choses ne se passent pas ainsi. Pour lui, il y a cet imparable besoin de dédier sa vie aux échecs. Puisqu’il a reçu un don pour ce jeu, il doit sacrifier quelque chose en échange. Quand j'étais en train d’écrire le fin, qui est tragique, je ne me sentais pas triste pour lui, parce que, malgré tout, moi, je pouvais toujours être avec lui jusqu’au bout. C’était mon rôle comme auteur de l'accompagner jusqu’à la fin. C’est d'ailleurs la première fois que j’ai ressenti de tels sentiments pour l'un de mes personnages ; peut-être est-ce parce qu’il s'agit d'un garçon exceptionnellement solitaire. La raison pour laquelle j’ai fini ainsi l'histoire est que je voulais vraiment l'accompagner jusqu'à sa fin.

Parutions.com : Vous écrivez souvent sur ce thème de la solitude. Qu'est-ce qui vous intéresse particulièrement dans ce thème ?

Yôko Ogawa : Je suis quelqu'un de solitaire et je suis aussi quelqu’un qui n'essaie pas d’échapper à la solitude. Je plonge silencieusement dans ma solitude et je l’accepte en conversant avec elle. Je pense qu’au final nous sommes tous solitaires. On essaie de s’exprimer, on essaie de remplir sa vie avec des activités variés, des interactions sociales, de se mettre au centre de la société, mais enfin, tout cela a pour but d'échapper à la solitude... J’ai toujours aimé écrire sur les personnes plus âgés. Je suis fascinée par ces derniers simplement pour leur vieillesse. Le fait d’avoir vécu aussi longtemps signifie pour moi qu’ils ont pu endurer et accepter leur solitude. 

Parutions.com : Le seul ennemi que l'on peut identifier peut-être dans le livre est l’idée de grandir. Mais même si le petit joueur a décidé que “grandir, c’est un drame”, il est en même temps fasciné par l’idée de confinement. Est-il emprisonné ou protégé ?

Yôko Ogawa : Les souvenirs du petit garçon se rapportent à l’éléphante Indira qui est devenue trop grande pour sortir du grand magasin, ou au maître devenu trop gros pour sortir du bus ; ces deux réalités créent un déséquilibre psychique pour le petit garçon, entre son corps physique et son esprit, qui empêche au final sa poursuite des échecs. Même si son esprit a besoin de son corps, il ne peut pas considérer cette nécessité physique comme naturelle. Quand il joue aux échecs, son esprit s'échappe de son corps et va vers l’océan des échecs ; le corps physique est au contraire quelque chose qui l’empêche d’entrer dans ce monde. Quand il se cache dans la poupée ou sous l’échiquier, peut-être semble-t-il qu’il s'enferme dans des espaces confinés, mais au contraire, pour lui, cela le libère de son corps physique et lui permet d'entrer dans un réalité plus vaste et magnifique, une réalité sans limites. C’est une porte nécessaire au voyage de son âme ; il oublie alors son corps physique.

Parutions.com : Pouvez-vous commenter l’image de cet océan des échecs qui revient souvent dans le récit ?

Yôko Ogawa : Je ne joue pas aux échecs, c'est un monde dont je ne connaissais a priori rien. Quand je posais des questions à des experts du jeu, ils me disaient que pour eux, jouer aux échecs revêt une beauté plus qu’élégante, une magnificence indescriptible. Pour moi, c’était une véritable découverte littéraire. Je réalisais que dans un jeu aussi ordinaire que les échecs, se trouvaient des beautés innombrables et cachées, et qu'il y avait là un roman attendant de naître. Quand les professionnels des échecs jouent, j’aime imaginer qu’ils vont dans des endroits plus vastes que l'échiquier, que ce soit la mer, la foret, l’espace, tout ce que vous voulez. J’aime utiliser l’image de la mer, parce que la mer est proche du monde des morts. J’ai utilisé les échecs pour voyager vers ce monde que les vivants n’ont jamais vu. Avec cette image, tout peut arriver, y compris le fait qu'Indira l’éléphante puisse nager dans ce vaste océan. Indira aussi est morte, et de cette façon, le petit joueur d'échecs s’approche lui aussi du monde des morts.

Parutions.com : Mais pourquoi alors le petit joueur d'échecs meurt-il par le feu, ce qui contraste avec ce thème de l’eau ?

Yôko Ogawa : Je me rend compte de ce contraste avec votre question ! Mais si je réfléchis, pour lui qui nageait dans la mer des échecs et qui trouvait son bonheur dans cette mer, je pense que périr par le feu est peut-être, justement, la mort la plus cruelle...

Parutions.com : Le personnage de Little Alekhine trouve-t-il ses racines dans  “le Turc,” cette poupée qui jouait aux échecs au 19ème siècle ? Pouvez-vous parler de la création de Little Alekhine pour cette histoire ?

Yôko Ogawa : Quand je menais des recherches sur les échecs, je lisais beaucoup de livres sur le sujet et je parlais avec de nombreux experts. C’est ainsi que j'ai appris l'existence presque magique du ''Turc”, une poupée qui s'appelait “le Turc” et qui voyageait dans le monde entier en jouant aux échecs (je pense qu’il a même joué contre Napoléon Bonaparte !), pour finir dans un musée des États-Unis ; finalement détruit par le feu, il n’existe plus. Mais la poupée a ''vécu'' 60, 70 ans avant cette fin tragique : exactement la durée d’une vie humaine. Quand j’ai lu cette histoire, je me suis dit que je devais l'utiliser. Quand je suis tombée également sur l’histoire d'Alekhine, un joueur d'échecs russe qu'on appelait “le poète sur la table” et qui tenait  toujours un chat avec sa main droite en jouant de la main gauche, je me suis rendu compte qu'il y avait là une histoire magnifique.

Pour comprendre ce jeu, j’ai d’abord acheté un petit échiquier portable en plastique, un échiquier qui se replie, et j’ai étudié les règles avec la petit feuille d’explication qui y était incluse. Après, j’ai lu beaucoup de livres sur les échecs, sur l’histoire des échecs, sur les joueurs célèbres, etc. Finalement, je suis allée dans un lycée de garçons au Japon, qui a un club d'échecs. Des garçons de 14/15 ans qui jouent sur des échiquiers vétustes, c’est une image si mignonne ! C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte combien observer des humains qui pensent avec toutes leurs forces est magnifique. Dans nos vies quotidiennes, il n’y a pas de moments si nombreux dédiés seulement à penser sérieusement, à se concentrer. Quand j’ai vu les lycéens du club d'échecs, je me suis dit que le personnage principal devait absolument être un petit garçon.

J’ai rassemblé tous ces épisodes relatifs aux échecs et j'ai ainsi créé le personnage de Little Alekhine. Je me suis dit que lui, au contraire du ''poète sur la table'', il pouvait être ''le poète sous la table''.

Je n’avais pas tout rassemblé avant d’écrire, j’écrivais aussi sans connaître la suite de l'histoire. Au début, j’ai commencé avec l’image forte de l’éléphante Indira, sans savoir même comment elle serait liée au personnage principal. J'ai donc vu les chapitres suivants se dérouler un peu malgré moi sans connaître la suite des événements. Mais de cette manière, je pouvais voyager avec le garçon. Je pouvais voir attentivement ou irait Little Alekhine, ce qu’il ferait. Je ne sentais pas que c’était moi qui le dirigeais, qui lui disais quoi faire. Et quand j'ai voulu connaître la suite de l’histoire, après l’image d’Indira est venue celle de Miira...

Pour le maître, je me suis souvenu de ces faits divers assez fréquents aux États-Unis, à propos de ces personnes devenues trop grosse et qui doivent aller à l’hôpital, mais dont on doit donc casser les murs des maisons pour les sortir de là, dans leur lit. Le fait que le tragique se surpasse dans le comique reste gravé en moi.

Parutions.com : Même si l’histoire est racontée du point de vue du petit joueur d'échecs, dans la première page et au dernier chapitre, surgit un autre narrateur. De qui s'agit-il ?

Yôko Ogawa : C’est vraiment une grande question, et je pense que c’est le mystère de ce roman. Quand ce roman est sorti dans un magazine littéraire, le directeur de la publication m’a posé la même question avec inquiétude. A chaque fois que l'on me pose la question, je me demande aussi : “oui, qui est ce narrateur ?”. Toute l’histoire progresse depuis le point de vue de Little Alekhine. Mais au début et à la fin, il y a en effet un autre narrateur qui le regarde. En fait, quand j’ai commencé à écrire, je pensais à une sorte de biographie d’un génie des échecs qui s’appellerait “Little Alekhine”. En écrivant “Il y a longtemps, il y avait un petit garçon qui était doué aux échecs”, je voulais que le lecteur s’intéresse à cette histoire même si ce n’est pas une vraie histoire. Me dire que le lecteur voudrait alors lire les transcriptions de Little Alekhine, voire même chercher ce “musée des échecs” qui n'existe pas, cela me rendait très heureuse.

Parutions.com : L'espace et le temps du récit restent assez ambigus. Pourquoi ce choix ?

Yôko Ogawa : J’ai dit que je voulais écrire une biographie, mais ce roman manque de ce qui en fait le sel : un contexte précis. C’est parce que je trouve toujours plus facile d'écrire une scène sans spécification, comme pour un conte de fée dont la base est toujours : “Il était une fois.” J’aime écrire sur des époques non identifiées, parce que je sens que mon imagination est plus libre. Bien sûr, l'histoire est inscrite dans le passé ; je n’avais pas envie de me projeter dans l’avenir. Et puis, si l'on met trop de détails inscrits dans notre présent, le roman peut très rapidement devenir daté...

Parutions.com : Vous avez souvent écrit au sujet d’anormalités physiques ou de handicapés. Pourquoi vous focalisez-vous sur les capacités et les limites physiques qui affectent un personnage ?

Yôko Ogawa : J’essaie d’écrire sur des personnages à qui manque quelque chose plutôt que sur ceux qui ont quelque chose en plus. Pour moi, ils ont ainsi quelque chose d'unique, quelque chose que les autres n’ont pas. Quand j’étais plus jeune, j’aimais écrire sur des des handicapés physiques et évidents ; mais maintenant, je préfère l’idée que finalement tout le monde souffre d'un handicap, de quelque chose, même si cela ne se voit pas de l’extérieur. Connaître un personnage par ce qui lui manque, je pense que c’est cela mon style d’écriture. Si le petit joueur d'échecs avait pu parler d'emblée, je suis sure qu’il aurait eu une vie très différente.

Parutions.com : Dans vos autres écrits, le personnage principal est souvent féminin. Pouvez-vous nous expliquer ici le choix d'un garçon ?

Yôko Ogawa : En fait, quand j’ai entrepris ce roman, je ne pensais pas que le personnage principal serait masculin. Je pensais que ça serait difficile d'écrire du point de vue d’un garçon, mais dès que j’ai commencé, cela ne m'a posé aucun problème. Peut-être est-ce parce que c'est un personnage un peu spécial et que ce n’est pas un roman d’amour orthodoxe.

Parutions.com : Vos livres sont traduits en français plus qu’en anglais. Pourquoi pensez-vous que vos livres sont si populaires en France ?

Yôko Ogawa : Il y a beaucoup de complications quand des œuvres japonaises sont traduites et lues à l'étranger. Par exemple, il y a peu de traducteurs anglais qui connaissent bien le japonais et la littérature japonaise. Pour les écrivains japonais, la diffusion internationale est rendue possible par l’aide des agents et des traducteurs. Après l’époque de Kawabata, Tanizaki et Mishima, dont les œuvres ont été traduites dans le monde entier, la littérature japonaise a été un peu oubliée. C’est alors que Murakami Haruki a comblé cette lacune. J’ai fait mes débuts il y a 25 ans et à cette époque, je sentais que la littérature japonaise s'était comme figée sur Tanizaki, Mishima et les autres. Finalement, à peu près dix ans plus tard, la production contemporaine fut réintroduite sur la scène internationale.

Je pense que la raison pour laquelle mes œuvres sont bien reçues en France est probablement parce que certaines maisons d’éditions ont un intérêt spécial pour mes livres, et produisent de très bonnes traductions, notamment celles de Rosemary Akino. Malheureusement, les traductions en anglais n’avancent pas aussi bien. Même s’il y avait des traducteurs anglais qui sont apparus, pour une raison ou une autre, les traductions ne sont pas réussies ou n'ont pas abouti. Mais il y a trois ans, un traducteur a commencé un travail en anglais sur l'une de mes œuvres. En fait, il parle aussi le français et a d’abord lu un de mes romans en français ; donc même les traductions anglaises doivent beaucoup à la France !

Parutions.com : Quelle sera votre prochain roman traduit en français ?

Yôko Ogawa : C'est un livre qui s'appelle Petit Oiseau (Kotori) et qui est sorti au Japon l’année dernière. Il est en cours de traduction. C’est encore l'histoire d’un pauvre petit garçon...

Parutions.com : Est-ce que vous allez poursuivre votre intérêt pour les échecs après avoir écrit ce roman ?

Yôko Ogawa : Je deviens froide dès que je finis d’écrire, et je pense toujours à la prochaine étape. Il y a une coupure nette, et j’ai toujours une distance très grande envers mes ouvrages passés. C’est comme si j’avais déjà oublié. Je tourne la page...


Entretien mené en japonais à Paris le 3 avril 2013, et traduit par Maria Ichizawa
( Mis en ligne le 17/05/2013 )
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