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Cette jeune américaine qui écrit sur l’Asie | | | Entretien avec Nell Freudenberger - Lucky Girls (La Table Ronde, mars 2008)
- Nell Freudenberger, Lucky Girls, La Table Ronde, Mars 2008, 331 p., 18,50 , ISBN : 978-2-7103-2956-5. Imprimer
Parutions.com : Votre premier livre, Lucky Girls est paru aux États-Unis en 2003. Quel effet cela fait-il dassurer la promotion dun livre longtemps après sa première publication ? Vous sentez-vous plus détachée de ce recueil de nouvelles que vous ne létiez il y a 5 ans ? En êtes-vous toujours aussi fière ?
Nell Freudenberger : Cest toujours étrange de faire la publicité de son livre, même dès la première parution, dans la mesure où un an au moins sépare en général la promotion du moment où vous lavez écrit. Je ne me sens jamais complètement détachée des personnages de mes nouvelles ; je dis en général que cest un peu comme avoir des amis très proches dont vous auriez perdu les numéros de téléphone. Je suis en fait beaucoup plus fière de ce livre aujourdhui quà sa sortie il y a 5 ans, peut-être parce que voir son premier livre édité est une telle source danxiété !
Parutions.com : Beaucoup de critiques ont insisté sur votre chance à vos débuts. On vous a remarquée alors que vous étiez assistante au sein du New Yorker et lon vous a proposé une grosse somme dargent pour un livre qui nétait pas encore écrit. Au-delà de cette opportunité, pouvez-vous nous parler de leffort et de lorganisation que cela a dû vous demander ? Comment tout cela vous a-t-il conduite à ce que vous êtes devenue aujourdhui ?
Nell Freudenberger : Jessayais simplement décrire tous les jours. Je fais cela depuis ma dernière année à luniversité. Ce que jécrivais alors était plutôt affreux mais jessayais de faire en sorte que cela soit une habitude, une gymnastique. Durant lannée passée en Thaïlande et en Inde, je nai pas écrit de fiction, mais jai écrit beaucoup de lettres, en décrivant à des amis ce que jy voyais. Je crois que la pratique de la correspondance est un excellent entraînement pour un écrivain.
Parutions.com : Comment avez-vous géré le fait davoir signé un contrat dédition pour un livre que vous naviez pas encore écrit ? Comment avez-vous surmonté la pression ? Quelle a été votre méthode décriture ?
Nell Freudenberger : Je suis allé dans une résidence décriture dans le New Hampshire et quand cette résidence sest terminée, je suis partie à Bombay où jai loué une chambre pendant un mois ou deux. Javais en effet signé un contrat, mais cela ma beaucoup aidé de men éloigner le plus possible, au sens propre comme au sens figuré. Quant à ma méthode, elle consiste essentiellement à écrire trois heures chaque jour. Ce nest pas énorme mais cest le rythme qui me va le mieux.
Parutions.com : Quand votre première histoire fut publiée aux États-Unis, vous avez été lobjet dune médiatisation qui nentoure généralement pas si souvent les écrivains. Des séances de photo, des rumeurs, de la jalousie
On a surtout ergoté sur votre âge et votre physique. Que pensez-vous de tout cela ? Était-ce le résultat naturel de votre situation enviable, une stratégie publicitaire ou le fait dun article bien placé ? Pensez-vous que tout cela aurait pu arriver à un homme ? Était-ce une bonne ou une mauvaise chose pour votre carrière, pour votre statut décrivain et la façon dont vous lenvisagez ?
Nell Freudenberger : Je crois que vous exagérez un peu la tempête médiatique dont vous parlez. Il y a eu en effet quelques articles dans les magazines. Mais jai limpression que cela arrive à un nouvel écrivain tous les deux mois maintenant, en tout cas aux États-Unis. Ca nétait assurément pas une stratégie marketing de ma part, dans la mesure où je navais jamais essayé de publier quoi que ce soit auparavant (jaurais préféré avoir cette publicité une fois que jaurais été plus sure de moi avec un livre entier publié et non pas une seule nouvelle). Ceci dit, cela a sans conteste aidé ma carrière dès lors que jai pu à ce moment-là quitter mon travail et commencer à écrire à temps plein. Je suis daccord avec vous que lon sintéresse davantage à lapparence des jeunes femmes écrivains, bien que cela arrive aussi parfois aux hommes. Mais nest-ce pas vrai partout ?
Parutions.com : Quels emplois avez-vous occupés avant dêtre écrivain à temps plein ? Et quand avez-vous su que vous vouliez écrire ?
Nell Freudenberger : À luniversité, jai travaillé durant un été comme serveuse de cocktails dans un bar irlandais de Boston. Après mon diplôme, jai enseigné lAnglais à des lycéens de Bangkok, jai voyagé en Inde et je suis retournée à New York pour poursuivre mes études en troisième cycle. Il sagissait de cours du soir, et jai donc pu commencer à travailler au New Yorker.
Parutions.com : Pouvez-vous nous donner quelques moments de lecture qui ont marqué votre vie ?
Nell Freudenberger : Enfant, lun de mes livres préférés était un livre sur la mythologie grecque par Ingrid et Edgar P. DAulaire. Jétais tout autant captivée par les histoires que par les superbes illustrations quil renfermait. Jai également un souvenir très précis de la première fois où jai lu George Eliot. Cétait Silas Marner et jétais allongée sur la moquette bleue de ma chambre dadolescente. Je me souviens que jespérais vraiment que personne ne viendrait minterrompre pendant la lecture. Au lycée, jai un souvenir similaire de moi allongée sur mon lit en train de lire lHommage à la Catalogne de Orwell. Jai alors compris pour la première fois que lHistoire est avant tout une affaire décriture, luvre dhommes capables derreur et de distorsion de la réalité. Je pense que cette idée ma considérablement frappée parce que, pour la première fois, cette frontière que javais toujours établie entre la réalité et la fiction commençait à devenir floue.
Parutions.com : Des moments décritures marquants ?
Nell Freudenberger : Je ne suis pas sûre. Il y a parfois des journées où tout se passe très bien. Ce sont en général celles où je regarde peu ma montre. Cest à peu près ça pour moi.
Parutions.com : Des souvenirs marquants de voyages ?
Nell Freudenberger : Une fois, en Inde, jai dû sauter dun train en marche avec un sac à dos et une jupe qui marrivait aux chevilles. Quand jai rouvert les yeux, jétais allongée sur le quai, entourée de passants étranges. Cétait embarrassant mais, au final, je pense, assez marquant, oui. Je ne vais pas vous faire une liste qui serait ennuyeuse, mais je me souviendrai toujours des quelques jours que jai passés à Hampi, un petit village du Karnataka, un état du sud de lInde, du festival des glaces de Harbin en Chine et dun court voyage que jai effectué avec des amis au Laos en 1998.
Parutions.com : Vous avez passé du temps à létranger après luniversité, à enseigner langlais à Bangkok puis à travailler à New Delhi. Quest-ce qui vous a poussée à vouloir partir pour lAsie du Sud-Est ? Comment est-ce que cela a changé votre regard sur les États-Unis et votre regard sur vous-même comme américaine ?
Nell Freudenberger : Je ne savais pas quoi faire après ma maîtrise. Javais passé un entretien dembauche à New York et léditeur mavait alors conseillé de partir à létranger (peut-être pensait-il simplement que je nétais pas assez bien pour ce travail
). Jai donc posé ma candidature pour enseigner lAnglais au Vietnam parce que je voulais savoir ce qui sétait passé là-bas depuis la guerre. Au lieu de ça, on ma envoyé à Bangkok. À vrai dire, je crois que je navais jamais vraiment pensé ce que cela voulait dire être américain avant daller en Asie. En Europe, cela signifie juste que vous êtes un petit peu plus bruyant et enrobé que les autres. En Asie du sud-Est, les différences sont plus criantes. En particulier, le formalisme social en Thaïlande est si différent que jai commencé à avoir cette prise de conscience et à faire attention de ne pas provoquer dincident culturel, de ne pas insulter les gens par erreur. Jai alors compris que les Américains sont un peuple qui sait très peu de choses du reste du monde et que nous pouvons donc très facilement commettre ce type de maladresses. Je pense que jai transmis ce scrupule, cette anxiété à vouloir se comporter correctement, à de nombreux personnages dans mon premier livre.
Parutions.com : Lucky Girls et votre nouveau roman, The Dissident [inédit en France], se passent pour une grande part en Asie. Dans quelle mesure tous vos voyages ont-ils stimulé votre écriture ?
Nell Freudenberger : Je crois quil y a deux choses. La première est que votre regard a toujours plus dacuité dans un environnement qui ne vous est pas familier. La seconde est que cela ma conduite à me poser la question de mon identité américaine. Quand jécris une histoire, cela commence en général avec une personne en conflit avec son environnement. Si cette personne est loin de chez elle, une tension naturelle apparaît, et cela peut débuter une histoire.
Parutions.com : Vos histoires comportent des descriptions des endroits particulièrement vivantes. Avez-vous pris des notes ou tenu un journal durant vos voyages ? Ou préférez-vous travailler à partir de photos une fois que vous êtes chez vous ?
Nell Freudenberger : Il marrive décrire un journal quand je voyage, mais la plupart du temps, je ne men sers pas pour écrire. Il y a quelque chose de très autarcique et de fermé dans lécriture dun journal, que je naime pas. Parfois, cest vrai, je regarde des photos, notamment si je veux vérifier des détails dans ce que je suis en train décrire.
Parutions.com : Est-ce que Lucky Girls a été traduit en thaïlandais, en indien ou en vietnamien ? Pensez-vous que la lecture là-bas peut être différente de celle du public américain ?
Nell Freudenberger : Je crois que lédition britannique de Lucky Girls a été distribuée en Inde. Jai fait quelques lectures là-bas il y a plusieurs années. Il y a une séparation réelle dans lédition indienne entre les livres publiés en anglais et ceux édités en Hindi et dans les langues régionales. Quant à la réception et à la façon de lire, cela dépend de chacun quelle est lInde telle quils lont vécue. Une femme indo-américaine ma écrit une fois pour me dire que son père avait lu mon roman sur ses conseils et quil lavait détesté. Il mavait pris pour une indienne écrivant sur des expatriés américains et me reprochait de ne savoir rien de rien sur les États-Unis !
Parutions.com : Les Américains lisent peu dauteurs étrangers traduits. Y a-t-il des auteurs étrangers qui vous intéressent en ce moment ?
Nell Freudenberger : Nous sommes aussi affreux dans lapprentissage des langues étrangères ! Plusieurs de mes auteurs favoris ne sont pas américains, mais beaucoup écrivent en anglais (Alice Munro, David Bezmozgis, Rohinton Mistry, David Mitchell, A.L. Kennedy, Ian McEwan, Monica Ali, V.S. Naipaul, J.M. Coetzee). Des auteurs chinois dont jai pu lire les traductions en anglais, jaime tout particulièrement Yu Hua. Je pense que nous avons de la chance davoir aux États-Unis des écrivains comme Junot Diaz, Jhumpa Lahiri, Rattawut Lapcharoensap, Yiyun Li, Ha Jin, et Peter Carey, parmi dautres, qui écrivent en anglais sur leurs pays de naissance. Aussi, en dehors des auteurs contemporains, le monde anglo-saxon peut senorgueillir des traductions des classiques russes par Richard Pevear et Larissa Volokhonsky.
Parutions.com : Plusieurs thèmes reviennent dans les cinq nouvelles qui composent Lucky Girls : les personnages centraux sont de jeunes américaines, vivant souvent en Asie, connaissant leur première expérience sexuelle généralement avec des hommes plus âgés, labsence de la mère est également prégnante. Aviez-vous conscience de lier ainsi thématiquement vos nouvelles ?
Nell Freudenberger : En fait, non. Je minquiétais au contraire de ce quelle nétaient pas suffisamment liées pour former un livre cohérent. Mais jimagine que tout écrivain a connu des expériences fondatrices, est animé dobsessions particulières, tous ces éléments que lon appelle les thèmes dune fiction.
Parutions.com : Pourriez-vous nous parler dune nouvelle avortée, une que vous auriez renoncé à inclure dans le livre ? Doù partait-elle, de quelle image et pourquoi, finalement, na-t-elle pas fonctionné ?
Nell Freudenberger : Une fois, je suis tombé avec des amis sur le cadavre dune femme de tribu, en Inde, lestée par des pierres et flottant sur une rivière. Il nous a semblé alors que la seule chose à faire était daller voir la police. Le lendemain, nous avons passé un après-midi surréaliste avec deux fonctionnaires locaux, qui nous ont invités à prendre le thé et ont essayé de nous intéresser à des pipes faites à la main, pour fumer du hashis, pour finalement nous suivre à reculons vers le lieu où nous avions découvert le corps, qui bien entendu avait disparu
Je pensais écrire une histoire sur cette journée, mais je crois que trop de choses sétaient passées avant que je ne commence à écrire. Lun de mes écrivains préférés, Grace Paley, disait quil faut deux histoires pour écrire une histoire. Je crois que cela fonctionne mieux pour moi si je prends un fragment de lhistoire de quelquun dautre (quelque chose qui ne me soit pas arrivé) et si je construis une nouvelle histoire à partir de ça.
Parutions.com : Doù vous est venu le titre Lucky Girls ? Appliqué à vos héroïnes, cela semble quelque peu ironique.
Nell Freudenberger : Cest le titre de la première nouvelle : lhistoire dune jeune femme qui vit en Inde et rencontre la femme de son amant indien. Cette dernière lui dit quelle a beaucoup de chance, ce qui revêt un sens plus ironique ou cynique que flatteur. Je pense que cela sapplique aussi à dautres personnages du recueil. Elles ont de la chance dans la mesure où elles nont pas de souci dargent, mais elles sont moins chanceuses car elles ignorent tout des endroits dans lesquels elles se trouvent. Elles nen connaissent pas les règles, ce qui les conduit souvent à commettre des erreurs pouvant les affecter elles-mêmes comme leur entourage.
Parutions.com : Les moments les plus forts de vos nouvelles sont brutaux et douloureux. La question est énorme mais en quoi, selon vous, le genre de la nouvelle fonctionne-t-il mieux avec la tristesse ? Pourquoi tant de nouvelles, parmi les meilleures, sont-elles si tristes ?
Nell Freudenberger : Je ne pense pas que la nouvelle ait un rapport si spécial à la tristesse, mais peut-être plus avec la perte. Tout le monde a perdu quelque chose et ce sentiment peut donc être facilement transmis. Je pense que ce que les histoires y gagnent cest la profondeur des sentiments et cest sans doute aussi plus facile de saisir une tristesse profonde que de décrire le grand bonheur.
Parutions.com : Comment faites-vous pour éviter létiquette de «fille américaine qui écrit sur lAsie» ? Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Nell Freudenberger : Je crois que jai cette étiquette en effet, mais je lassume. Je travaille sur un roman décrivant une jeune femme du Bangladesh qui épouse un Américain quelle a rencontré sur internet.
Parutions.com : Avez-vous autre chose à ajouter ?
Nell Freudenberger : Non, je crois que cest déjà assez comme ça, merci !
Entretien mené en anglais par Caitlin McKenna, en mars 2008 (traduction de Thomas Roman) ( Mis en ligne le 07/04/2008 ) Imprimer
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