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L'Indifférent...
Jonathan Littell   Les Bienveillantes
Gallimard - Folio 2008 /  12 € - 78.6 ffr. / 1401 pages
ISBN : 978-2-07-035089-6
FORMAT : 11,0cm x 18,0cm

Première publication en août 2006 (Gallimard - NRF)
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Que dire des Bienveillantes après toute l'encre que ce volumineux roman a fait couler, et celle qui, actuellement, coule en Allemagne alors que sort là-bas la traduction ? Tout simplement, que c'est un chef d'oeuvre au Goncourt mérité.

Un roman comme on n'en espérait plus, une fresque, plus de 1300 pages, une ampleur que nos contemporains français, habitués aux apitoiements en 180, allez... 230 pages, de leurs concitoyens à plumes, avaient oubliée. Oublier de se perdre dans ce vertige qu'est la littérature, oublier ce qu'est un roman, non pas un travestissement du moi sous des habits soldés (l'adultérin, l'amant, le criminel, l'enfant incompris, le génie insoupçonné...) mais une oeuvre, la somme d'un travail où, aux bribes d'un vécu prises chez soi et chez d'autres, vient s'articuler l'armature d'un récit, infrangible squelette obtenu, osons le chassé-croisé, en désossant l'humanité, l'histoire, tous ces «nous» éparpillés dans le temps et l'espace. Bref, du travail, beaucoup de travail, travail d'un style, travail de personnages dont les psychologies doivent nous séduire et nous interpeller, travail documentaire enfin.

Ce dernier est phénoménal. Le pointillisme historique auquel s'est livré le jeune Jonathan Littell, lecteur évident de la plupart des historiens de la période, laisse abasourdi. Au point qu'on soupçonne par moment qu'on a là une thèse qui n'aurait pas trouvé sa publication et que le pauvre docteur aurait romancée avec son personnage. Peut-être. Mais aurait-on eu ainsi un aussi bon roman ? Car il ne faut pas se laisser rebuter par la pléthore de détails qui nourrissent l'intrigue, épaississant comme il se doit le récit, les hiérarchies nazies, à ce point précises qu'en découle une anarchie autorisant toutes les dérives («travailler en direction du Fürher», c'est à dire anticiper les attentes du chef et mettre en oeuvre, peu importe comment, ses desseins). Les 100 premières pages sont en l'occurrence fastidieuses, la lecture patauge dans la profusion des sigles et des titres militaires. Il faut s'accrocher. Même le spécialiste a la tête qui tourne.

Mais ensuite, un rythme s'installe, le personnage s'affine : officier S.S., Maximilien Aue est un jeune allemand d'origine française, docteur en droit passé par Sciences-Po, côtoyant dans le Paris d'entre-deux-guerre le gratin intellectuel fascisant français, les Rebatet, Brasillach et Drieu La Rochelle, l'équipe de Je Suis Partout, et le vieux Maurras qui passe. Il se socialise dans l'Allemagne hitlérienne des années trente et participe, comme officier, aux menées nazies pendant la guerre : tel est le temps du roman, le vieux Aue se rappelle l'époque et nous en donne avec force détails (la prouesse de la remémoration est d'ailleurs peu crédible) les contours et les teintes, sans vraiment de repentir. Ce qu'il a vécu l'a, en quelque sorte, immunisé contre la chose... Tant de mal, de violence, ont armaturé l'officier nazi, idéologiquement solide, même si le corps réclame sa dîme morale, même si les nausées se démultiplient, avec les diarrhées pendant les tueries, au Caucase, à Stalingrad, à Auschwitz enfin (où elles se font plus discrètes... l'animal se serait-il déjà habitué?!...).

Auschwitz, d'ailleurs, comme un point aveugle dans ce panorama hyperréaliste et lugubre, expédié d'une phrase quand on attendait l'avalanche : «Je ne décrirai pas toutes ces installations : elles sont archiconnues et détaillées dans de nombreux livres, je n'ai rien à ajouter» (p.874)... Sauf qu'ici, ne pas parler ne réduit pas l'événement, comme dirait l'autre, à un «détail de l'histoire». Tout au contraire : en ne consacrant au camp synecdoque de l'horreur nazie que cette simple phrase, dans un roman aussi fouillé et peu avare en informations, Auschwitz se décuple et finit par occuper tout l'espace. C'est un joli tour de passe-passe littéraire, qu'on imagine éminemment pensé.

Il éclaire aussi ce que nazi, à l'époque et dans la fonction occupée par Aue, a pu vouloir dire, comme un détonnant mélange de foi et de mauvaise-foi, d'aveuglement et de ratiocinations, mais de foi surtout. Il faut croire, semble-t-il, pour participer à pareils massacres. Jonathan Littell offre à travers son personnage un saisissant aperçu des chemins du mal, nombreux, sa banalité, sa violence, la catalyse de la hiérarchie, de la bureaucratie, des peurs et des ambitions, du sadisme aussi. Bref, son humanité. Car Maximilien Aue n'est pas un bourreau, c'est un fonctionnaire, un juriste traversé par l'histoire, chargé de rédiger des rapports sur les «actions» à l'Est. L'histoire fait le reste, qui le bringueballe d'un front à l'autre, de la Baltique aux montagnes du Caucase, de Stalingrad à la Côte d'Azur, d'où parfois, pour ce personnage, des airs de Forrest Gump du nazisme, car il va partout et croise tout le monde...

Mais ce n'est pas pour autant un nazi ordinaire : Littell sculpte un personnage complexe, à bien des égards pervers, un homosexuel animé d'un virulent amour incestueux pour sa soeur jumelle, hanté de fantasmes élaborés, tenant sans doute autant à sa grande culture livresque (et ses dérives) qu'à des névroses solidement installées : voir le meurtre de sa mère près de la Méditerranée, dont on ne sait si ce fut un matricide ou pas... L'un des derniers chapitres quitte d'ailleurs le récit historique, pour, dans une retraite en montagne, planter la robinsonnade d'un être perdu, déchu, malade, s'essayant solitairement à mille expérimentations sexuelles, jusqu'à l'épuisement ; un flirt avec soi où amour et mort se tiennent nerveusement la main, et la aussi, pour le lecteur, un étrange vertige.

Un rapport d'identification/distanciation se noue en effet entre ce personnage et le lecteur, qui pourrait résumer notre rapport au nazisme et à son horreur. Quant à Aue, un terme le défini, l'indifférence, cette force à affronter les événements avec le plus de froideur possible. Point de cynisme ici, mais une indispensable anesthésie, sans doute : lors d'un passage dans le Paris occupé, au Louvre, Aue explique : «ce fut surtout un petit tableau de Watteau qui me retint, L'indifférent : un personnage paré pour une fête qui avance en dansant, presque avec un entrechat, les bras balancés comme attendant la première note d'une ouverture, féminin, mais visiblement bandant sous sa culotte de soie vert pistache, et avec un visage indéfinissablement triste, presque perdu, ayant déjà tout oublié et ne cherchant peut-être même plus à se souvenir pourquoi et pour qui il posait ainsi." (p.733). Alors, peut-être que, au final, pour survivre comme il le fit, fallut-il cesser de croire...


Thomas Roman
( Mis en ligne le 18/04/2008 )
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