| Eric Pessan Muette Albin Michel 2013 / 16,5 € - 108.08 ffr. / 211 pages ISBN : 978-2-226-24970-8 FORMAT : 14,0 cm × 20,5 cm Imprimer
Cest une question de survie pour celle dont lidentité est Muette : à seize ans, son existence doit changer, faute de quoi elle risque bien d«imploser» ! Peu et mal aimée par des parents qui la rendent responsable du quotidien étriqué dans lequel ils se sont enfermés et nen finissent pas de la maltraiter à force de lignorer, ladolescente décide de fuir. Pourtant, ce nest pas au bout du monde quelle part, mais dans une grange proche de chez elle, «dans le grand vide agricole», «hors du défilé ordinaire des jours», au milieu dune nature qui la réconforte et lapaise.
A labri du monde et des lâchetés adultes, la jeune fille, petit animal traqué, fait progressivement lapprentissage de la sérénité et de la liberté. Ainsi, elle tente de guérir de ses blessures, du «dur de lenfance», et de sortir dun mutisme devenu son compagnon familier : «Muette dépoussière ses pensées, elle y déniche des questions quelle na jamais formulées, des questions qui se sont heurtées aux regards fuyants et coléreux de son père, à lempressement de sa mère (
) des questions ravalées, ensevelies, Muette en contient deffroyables quantités».
Et cest bien dabord cela, Muette, paradoxalement, un roman sur la parole et sur son terrible pouvoir : celui de donner la mort. Pour restituer une telle réalité dans toute son atrocité, Éric Pessan forge une écriture singulière, qui fait dialoguer deux voix radicalement distinctes : dun côté, celle du narrateur, qui se fait lécho des pensées intimes de Muette ; de lautre, celle des «autres» les parents, la mère surtout, comme les individus qui, jadis, lont elle aussi condamnée sans appel. Chargé de bêtise et de méchanceté, ce contrepoint, signalé par litalique qui tend à le mettre à distance, nen demeure pas moins dune violence inouïe pour celle à qui il sadresse : «tu es complètement folle ma pauvre fille», «tu nous casses les oreilles», «ne traîne pas dans mes pattes», «je nen voulais pas de cette enfant», «jusquau bout elle nous fera chier», «Putain de gamine, tiens», «telle mère, telle fille», «quelle tête de bourrique, aussi têtue que sa mère celle-là, ça promet».
«Folle» : le terme scande le récit de part en part, comme sil sagissait de la pire menace qui puisse peser sur un être en construction, un être que lon tue à coups de mots, en lui interdisant dans le même temps de parler : «Infans, qui ne parle pas, dont la parole ne compte pas, dont la parole a moins dimportance que le souffle du vent qui finit de déliter les nuages tout là-haut. Infans, qui nous casse les oreilles avec ses bêtises, qui ne sait rien dire dautre que des fadaises, des inepties (
). On apprend la vie en comprenant soudain létymologie des mots. Lenfant doit la fermer, un point cest tout (
)». Cest précisément contre cette fatalité que Muette se révolte, elle qui «a grand ouvert les portes de sa vie» et veut continuer à se sentir «libre, insaisissable et heureuse». Y parviendra-t-elle ?
Si la fin, énigmatique, laisse cette interrogation en suspens, elle témoigne, grâce à la poésie dont elle est empreinte, que la parole peut aussi créer de la beauté et ouvrir le champ des possibles, dès lors que les «paroles gelées» ont été conjurées.
Sarah Devoucoux ( Mis en ligne le 04/10/2013 ) Imprimer | | |