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«C’est un je de parler de toi» | | | Laurent Herrou Autoportrait en Cher (et en mots) - Journal de Résidence Jacques Flament Editions - Ambre 2016 / 13 € - 85.15 ffr. / 102 pages ISBN : 978-2-36336-273-5 FORMAT : 13,0 cm × 20,0 cm
Lauteur du compte rendu : Arnaud Genon est docteur en littérature française. Il enseigne actuellement les lettres et la philosophie en Allemagne, à lEcole Européenne de Karlsruhe. Visiting Scholar de ReFrance (Nottingham Trent University), il a publié ces deux derniers ouvrages aux Presses Universitaires de Lyon : Hervé Guibert, l'écriture photographique ou le miroir de soi (en collaboration avec Jean-Pierre Boulé) et Lisières de l'autofiction. Enjeux géographiques, artistiques et politiques (direction avec I. Grell). Il a cofondé les sites herveguibert.net et autofiction.org. Imprimer
Laurent Herrou, depuis plus de quinze ans, sécrit, se dit, met sa vie en mots et en fait des livres. Il consigne le vécu, le travaille, le sculpte et se donne à lire. Il est le rapporteur de lui-même et du monde qui lentoure. Sans concession, sans complaisance, coûte que coûte. Après son magnifique et puissant Journal de lannée 2015 (Jacques Flament éditions, 2016), il publie, en cette rentrée littéraire, Autoportrait en Cher (et en mots), le journal quil a tenu entre janvier et juin 2016, dans le cadre dune résidence dans un collège du Cher.
«Un journal de résidence, écrit-il, cest un journal qui rend compte dune activité en rapport avec la mission que lon sest fixée, mais cest également un texte qui se fabrique sur le lieu-même de la mission et qui en analyse les avantages et les inconvénients». Cest aussi, donc, le journal dune déterritorialisation, géographique mais aussi intime, profonde puisque, dans ce cas, elle amène lécrivain solitaire à rendre compte publiquement de sa pratique littéraire, elle lamène à dire «je» autrement, non plus dans une relation à soi mais dans un rapport direct à autrui, dautant plus complexe quautrui se multiplie en autant de classes, denseignants, délèves qui lui font face
Le sujet de cette résidence cest lautofiction, cest «je» au milieu des autres, cest «je» et «nous», «je» vs «nous»
Cette déterritorialisation se manifeste dès le premier mot, le premier pronom personnel : «Tu». Laurent Herrou parle ici à la deuxième personne, le «je» a migré, a pris corps ailleurs pour se regarder en train de se dire, de sécrire, pour faire de lui un étranger à lui-même. Le «je» revient néanmoins (re)prendre sa place à quelques reprises, malgré lui (?)
De leur côté, les élèves, lorsquon leur demande de rendre compte des échanges avec lécrivain, utilisent tour à tour le «vous», le « nous», le «il» ; lorsquils parlent dans la cour de récréation, cest au nom du groupe ou pour le groupe : «la bande rit, la bande agit comme un seul homme, la bande existe en soi, non pas en individualité (
)».
Lorsquune élève intervient à loral pour dire à lécrivain que sa vie nest peut-être pas digne dintérêt, elle utilise le «on» : «on va au collège, on rentre, on dort». Le «je» est compliqué sinon complexe dans un collège. Lécrivain, lors dun échange avec ses jeunes interlocuteurs, en vient lui-même à se questionner sur sa place, voire même son existence : «Tu te demandes brusquement (
) si cette identité que tu tentes de définir avec les collégiens nest pas un dédoublement supplémentaire, un mensonge de plus que lon se fait à soi-même. A partir de cela, tu pourrais en arriver à te demander si lidentité elle-même nest pas une invention. Si je existe». Mais parfois, à force de dialogues, la confiance gagnée, se font des confidences émouvantes qui deviennent en contexte, de véritables actes de bravoure : «je naime pas mon corps».
Lartiste apporte lart au collège, il partage ses mots, ouvre une fenêtre par laquelle il fait entrer dautres artistes, chacun avec son art propre (Laurence Bernard et Isabelle Sordage, plasticiennes, Pauline Sauveur, auteure-photographe), il donne accès à dautres voix menant, il lespère, sur des chemins de traverse, sur un ailleurs poétique. Mais parfois, les voix sélèvent, les portes claquent. Ce nest pas facile de dire «je» dans un collège, dêtre soi et damener les autres à en faire autant. Laurent Herrou la fait. Laurent Herrou est écrivain. Laurent Herrou est homosexuel
Il nen faut pas plus pour que des fenêtres se ferment. Certains élèves, des enseignants aussi ont pris conscience de la chance qui était la leur, rapidement. Pour dautres, il faudra plus de temps
Quimporte
Il restera de cet échange un livre, ce livre. Car pour reprendre la jolie phrase de René Char, citée par Olivier Atlan dans sa préface, «Le poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver». Dont acte.
Arnaud Genon ( Mis en ligne le 23/09/2016 ) Imprimer
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