| Gavin Baddeley Gothique - La culture des ténèbres Denoël - X-Treme 2004 / 30.00 € - 196.5 ffr. / 330 pages ISBN : 2-207-25625-1
Traduit de l'anglais par Florence Dolisi Imprimer
Vous les avez sans doute un jour croisés, ces jeunes gens fragiles tout de noir vêtus, arborant visages pâles et cheveux de jais, dentelles et crucifix, et portant aux nues des groupes de musique aux noms improbables : Cradle of Filth, Two Witches, Inkkubus Sukkubus
On appelle ces curieux oiseaux de nuit des gothiques, ou plus familièrement des « goths ». Le mouvement musical gothique, lui-même à lorigine dautres styles, très différents les uns des autres (batcave, darkwave, black métal, indus
), ne fut jamais véritablement à la mode excepté dans le milieu des années 80, lorsque le groupe The Cure, qui en revendiquait le « look » mais pas véritablement la musique ni les influences , atteint une renommée mondiale. Pourtant, le « rock gothique » et tout son cortège dattitudes et de références, perdure depuis trois décennies, de Paris à Berlin, en passant par Amsterdam, New York ou Bruxelles
Gavin Baddeley propose ici la première « bible » gothique traduite en français, qui recense les différents aspects artistiques littérature, cinéma, peinture, musique, mode
qui constituent la culture gothique. Vaste programme, qui donne naissance à cet ouvrage épais, excessivement renseigné, clair et richement illustré (plus de 200 photos). Cette référence en la matière passionnera évidemment lamateur, mais également le simple curieux. Gothic, la culture des ténèbres, est un ouvrage captivant en soi, tant on y croise un foisonnement culturel très dynamisant.
Pour savoir où lon va il faut savoir doù lon vient, dit ladage
Le « gothique » senracine dans une tradition littéraire et artistique quon peut faire remonter à la fin du XVIIIe siècle, et qui puise ses inspirations dans lésotérisme, le romantisme, le symbolisme, la religion et lesthétisme morbide. Le gothique, «cest le cosmos en négatif, le cosmos inversé : létrange et le bizarre sont banals, le quotidien est inquiétant. Lombre et la menace sont irrésistibles, la normalité et le confort ne promettent quennui et ruine. Le sexe et la mort, ces deux extrêmes, sembrassent en une union délicieusement grotesque. Linnocence et la vertu sont le parchemin vierge sur lequel les sceaux du péché sinscrivent en larges arabesques rouges et noires comme la nuit.» Le courant gothique revendique donc lappartenance à une famille et reconnaît prendre ferment sur un socle de traditions et de références séculaires. Cest ce qui le distingue dautres mouvances alternatives, que lon nomme bien hâtivement « cultures » (rock, gay, cyber, virtuelle, techno, hip-hop, etc.) pour pallier paresseusement une totale absence de fond et/ou de renouveau idéologique.
Comme toute culture, le gothique a ses événements fondateurs et ses figures archétypales, tels le vampire ou la sorcière, le religieux perverti, ou plus récemment le tueur en série. Dans le domaine de la littérature, le climax du roman gothique reste évidemment la publication de lhallucinant roman Le Moine de Lewis, en 1796, une somme des ténèbres et du mal, du vice et du cynisme, qui fit scandale à lépoque et bien après. Baddeley sy arrête longuement, et cite également le marquis de Sade, Edgar Allan Poe, ainsi que des auteurs récents, comme Anne Rice. Dans le domaine du cinéma, on croise les ombres de Murnau, de Fritz Lang et du cinéma expressionniste allemand, de Bela Lugosi, Christopher Lee ou Boris Karloff. Le cinéma dhorreur, les séries dépouvante ou gothico-comiques comme La Famille Adams et les comics américains des années 50 sont également passés en revue.
Rapidement, Baddeley arrive au corpus le plus important de louvrage : le rock gothique, né sur les braises encore chaudes du mouvement punk. Il rend grâce aux grands fondateurs du mouvement : Bauhaus, Siouxsie and the Banshees, The Damned, The Sisters of Mercy, Christian Death et The Mission ; ainsi quà ceux qui les ont inspirés, par leurs poses sombres et leur allure provocante : David Bowie, Alice Cooper, Jim Morrisson, les Cramps... Il noublie pas non plus dévoquer les excès de cette culture de lombre qui parfois se perdit dans une fascination ambivalente pour le décorum nazi (Siouxsie Sioux arborant un swastika en 1976, ou bien des groupes comme Death in June ou Laibach, qui jouent sur lambiguïté fascisante). Louvrage noublie pas non plus les personnalités « inclassables », mais qui ont toute leur place ici, tel le ténébreux Nick Cave, la performeuse extrême Lydia Lunch ou la géniale Diamanda Galas.
Baddeley évoque également le penchant des goths actuels pour la trinité vampirisme/fétichisme/néo-paganisme et retient des citations éclairantes, notamment celle du guitariste Tony MC Kormak du groupe Inkubus Sukkubus : «Nous sommes résolument païens parce que nous nous intéressons davantage au côté écologique, naturel des choses
Notre version du paganisme traduit notre volonté de compréhension du réel, cest une foi fondée sur la terre.» Pour ce qui est du milieu fétichiste, et outre la référence ancienne au marquis de Sade, Baddeley le relie à la culture gothique lorsque, à la fin des années 70, «lunderground post-punk vint shybrider avec lunderground sexuel via des beautés proto punk comme Siouxsie Sioux ou Lydia Lunch. Quant au vampirisme, cest comme on la vu, lune des figures archétypales de la culture gothique.
Gothic, la culture des ténèbres, est un ouvrage sociologiquement très intéressant, qui lève un voile sur un faisceau dattitudes et de références communes. Cette culture contemporaine, qui célèbre le monde de lombre et du crépuscule, du vice et du mal, se pose en négatif dune société souriante et lisse, où on est obligé daller bien, daller vers le bien. Le gothique reste finalement à limage de lhomme : furieusement individualiste. Sauf que, contrairement à dautres mouvements qui cachent cet égoïsme sous des dehors (trop ?) ostensibles de solidarité, de partage hystérique et de fête bruyante, le gothique ne nie pas cette part dombre que chacun à en soi, mais au contraire la célèbre. Une sorte de no futur, élégamment incarné, entre cuir et velours, rubans et saphir.
Pour ceux qui voudraient découvrir un peu plus les mouvements gothique et les cultures sombres, nous conseillons la revue Elegy, un trimestriel disponible en kiosques (avec un CD).
Caroline Bee ( Mis en ligne le 04/03/2005 ) Imprimer | | |