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Le Brutalisme ou la poétique des matériaux
Caroline Maniaque   Le Corbusier et les Maisons Jaoul - Projets et fabrique
Editions Picard 2005 /  38 € - 248.9 ffr. / 142 pages
ISBN : 2-7084-0735-X
FORMAT : 22,0cm x 26,5cm

L'auteur du compte rendu : Emmanuel Cros étudie l’architecture au Bauhaus de Weimar en Allemagne.
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Dans les années 1950, deux maisons sont construites à Neuilly-sur-Seine pour loger deux générations d’une même famille, les Jaoul. Les demeures faussement jumelles sont disposées en équerre sur un terrain profond avec une façade étroite sur rue, partageant un socle commun où stationnent les voitures. Ces deux bâtiments forment un petit ensemble conçu par Le Corbusier, à l’heure où s’en construisait des grands. Ce qui à l’inverse aurait pu ressembler à la «Villa Jaoul», lotissement de deux maisons distinctes desservies par une voie privée comme il en existe à Paris, est ici transfiguré en une idée d’un complexe architectural. Ainsi ce tout petit programme d’architecture contient une résolution d’urbanisme, ce qui vaut à plusieurs titres une place particulière à cette réalisation dans son siècle.

Le Corbusier qui, dans toute son œuvre, a construit presque quarante maisons, en a projeté une bonne centaine. Dans cette première décennie d’après guerre, l’architecte réalise certains de ces plus grands bâtiments, comme la Chapelle de Ronchamp (1950-55) et les édifices majeurs de la ville de Chandigarh en Inde dont il a établi le tracé, alors que s’engage le projet pour le couvent de La Tourette (1953-59) près de Lyon.

André Jaoul «un industriel responsable d’aciérie et de sidérurgies» (p.125) connaît Le Corbusier, mais doute que celui-ci accepte de concevoir une simple habitation, très occupé qu’il est par ses grands projets. Il fait d’abord appel à un architecte inspiré par le maître moderne. Clive Entwistle propose un petit immeuble de style international métissé de plastique corbuséenne. Le Corbusier, qui découvre la proposition, dérobe d’une promesse la commande à son confrère anglais : «Pour ce prix-là, je vous en fais deux, des maisons ! Et vous aurez des voûtes !» (p.36). L’affaire lui revient.

Une communion de goût et de sensibilité unit déjà les clients avec l’architecte. Les Jaoul sont des amateurs d’art qui collectionnent des d’œuvres d’art primitif et des peintures contemporaines, de l’Art brut en particulier. Leurs intérêts convergent et auront des influences réciproques sur «la construction de l’identité domestique» (p.108). Le livre raconte cette aventure vécue et retrace les nombreux échanges entre les commanditaires et l’atelier de Le Corbusier.

La conception intense s’étend sur une année, de 1951 à 1952, où Le Corbusier contrôle tout, secondé de très nombreux collaborateurs dont beaucoup sont de jeunes architectes étrangers. Les deux maisons de trois niveaux reposent sur un socle enterré, l’une sur rue pour André et Suzanne Jaoul, l’autre en cœur d’îlot pour leur fils cadet Michel et sa famille. Dans l’écart des deux maisons, une cour piétonne «traitée en plaque tournante de distribution» (p.52) ; alentour des espaces aménagés en jardins. «(…) la juxtaposition de longues nefs couvertes de voûtes surbaissées ; le logis profond, délimité par des murs parallèles, en briques ; le dimensionnement réglé selon le Modulor, c’est à dire deux travées de 2,26 et 3,66m. Ce sont des données de base de sa démonstration spatiale auxquelles il restera fidèle.» (p.44) constate l’auteur à l’examen des quatre propositions successives.

Les voûtes annoncées seront des voûtes catalanes, berceaux de tuiles plates montées au plâtre sans coffrage et laissées apparentes, doublées d’un rang de briques hourdées au ciment. L’auteur montre combien ce système constructif traditionnel réalise l’idée de domesticité et de confort souhaitée par Le Corbusier. L’architecte reconduit un aménagement spatial qu’il a déjà observé et qui se mêle aux influences de ces voyages concomitants en Inde et en Amérique du sud pour ses autres projets. «Le Corbusier trouve dans l’observation de l’architecture vernaculaire des éléments qui lui apportent la confirmation de la justesse de sa recherche» (p.74), notamment lorsqu’il travaille à construire une ambiance. L’auteur qui a réunit de nombreux documents visite la mémoire spatiale de Le Corbusier et distingue les nombreux apports et emprunts qui participèrent au projet.

«Des travées longitudinales ancrées au sol, aux murs de briques apparentes et à l’épiderme grossier» dessinent un plan cellulaire — une architecture de pièces — opposé au plan libre et aux pilotis que Le Corbusier théorisait au cour des années 20 et animait dans une esthétique «puriste» où le style international de l’après-guerre emprunte encore certains traits. Ici les toits plantés sont inaccessibles et les fenêtres nombreuses sont irrégulièrement placées entre brique et béton brut. Si Le Corbusier avait déjà employé dans ses réalisations antérieures certains de ces matériaux «traditionnels» sans les cacher, comme la brique, leur recours ponctuel relevait alors surtout d’une tentative d’économie, d’une aspiration au vernaculaire ou d’une adaptation régionaliste (la petite maison de week-end à La Celle-St-Cloud, la maison aux Mathes, le projet Murondins…).

Aux maisons Jaoul, la maçonnerie tranche avec de grands pans lisses de couleurs vives et variées dans les intérieurs. Une volonté de «contraste entre modernité technique et ‘chaleur du foyer’» (p.55) ordonne une mise en œuvre artisanale qui fonde cette esthétique radicale pour des villas. L’affirmation de la brique et de sa rudesse dans cet environnement urbain et bourgeois confère une allure «d’usine» à cet ensemble jamais vraiment apprécié ni de son voisinage ni de la Commune qui n’a pas acquis les maisons comme patrimoine de valeur culturelle lorsque les Jaoul les ont mis en vente en 1987, année du centenaire de la naissance de Le Corbusier.

La matérialité même de ces bâtiments rappelle indéfiniment les moments de leur construction. Le chantier est en effet l’une des périodes les plus particulières de cette oeuvre, car il est «un lieu d’expérimentation» (p.91) beaucoup plus que d’achèvement, où paraît le pragmatisme de Le Corbusier dans l’accomplissement du projet. «Face aux malfaçons de l’exécution, Le Corbusier réagit en faisant l’apologie du défaut et en prônant l’esthétique de l’accidentel» (p.86). Il tient en estime ces «créateurs artisans» (p.71) qui transcrivent, complices, sa «poétique des matériaux» (p.73) bruts laissés visibles. L’entière construction qui garde ainsi les traces de son érection inspirera à Le Corbusier l’expression d’«esthétique du mal foutu» lors du chantier de l’Unité d’habitation de Marseille.

Le chantier dure de juillet 1953 à octobre 1955. Le décès en 1954 de André Jaoul, initiateur du projet, perturbe le bon déroulement des travaux. Michel Jaoul, sa mère et son épouse poursuivent seuls avec quelques difficultés financières. Les aléas de la conception et les vicissitudes de la réalisation pèsent sur la concrétisation du projet. Les clients réaliseront eux mêmes certains aménagement comme le mobilier intégré, inspirés des dessins de Le Corbusier et de Charlotte Perriand.

Les Maisons Jaoul sont, avec l’Unité d’habitation de Marseille, les premières architectures dites «brutalistes» selon les termes de New Brutalism inventés par le critique Reyner Banham. De nombreuses réalisations «brutalistes» suivirent, installant un code stylistique glissant ainsi vers une normalisation. L’auteur en référence un petit nombre, dont certaines de l’architecte James Stirling qui participa comme journaliste à faire connaître les maisons de Le Corbusier, ou celles de Alison & Peter Smithson par exemple. Aujourd’hui des architectes anglais, parmi ceux-là les duos Caruso et St John ou Sergison et Bates, semblent reconsidérer cet héritage de la post-modernité et poursuivent des recherches sur la matérialité et la présence des constructions grâce à une rudesse et une directness plus tranchées que leurs confrères suisses par exemple, soucieux d’une mise en œuvre rigoriste et de l’immanence de leurs créations. Déjà en 1950, Le Corbusier écrivait à un client helvétique, le professeur Fueter : «ces sacrés Suisses m’agacent avec leur conception du fini exagéré en architecture» (p.36). Aujourd’hui encore ils peaufinent…

Caroline Maniaque livre une étude de longue haleine, engagée il y a de très nombreuses années où elle a pu alors recueillir les témoignages des intervenants, sources de riches informations. Tout aussi précieux est le dossier Jaoul issu des archives de Le Corbusier, qui regroupe environ 500 documents, fourni en plans, photos, esquisses, notes... Ce livre est à rapprocher des quelques ouvrages de la collection «Monographies d’architecture» des Editions Parenthèses (Marseille) dont deux sont consacrés à des réalisations de Le Corbusier, son cabanon à Cap Martin (1952) et l’Unité d’habitation de Marseille (1945-52), constructions de la même époque que les Maisons Jaoul, où Le Corbusier condense énormément de savoirs et d’intentions accumulées. Cette étude se distingue des précédentes par la particularité même de la commande, celle d’un projet d’habitat où les commanditaires sont aussi les usagers, que l’auteur a rencontrés. Caroline Maniaque réalise une analyse complète, bien au delà de l’examen historique et stylistique. D’une rédaction simple, l’auteur explique jusqu’au coût de construction et au montage financier, incontournables pour la compréhension d’une œuvre construite de ce genre. De nombreuses photos des maisons en chantier, publiées, habitées, rénovées documentent abondamment cette œuvre jusqu’à cette esquisse de Le Corbusier à la fin de sa vie pour une extension de la maison sur rue par une surélévation étonnante.

Si Le Corbusier avait recommandé à ses clients d’instaurer «Le livre d’or des maisons Jaoul» (p.122) afin de conserver la trace des visiteurs prestigieux, ce livre-ci se révèle en être une mine pour qui souhaite explorer cette oeuvre. L’ensemble architectural des Maisons Jaoul n’avait jusqu’alors jamais fait l’objet d’un livre mais seulement d’articles épars, dont cinq contributions notables de l’auteur Caroline Maniaque. Cette étude exemplaire corrige ce manque, en présentant habilement ces maisons qui comptent parmi les réalisations majeures de l’architecte, singulières par leur archaïsme moderne au milieu de l’œuvre polymorphe, renouvelée et totale de Le Corbusier.


Emmanuel Cros
( Mis en ligne le 28/03/2006 )
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