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Dans l’Amérique des laissés-pour-compte...
Tawni O'Dell   Le Temps de la colère
10/18 - Domaine étranger 2004 /  7.80 € - 51.09 ffr. / 375 pages
ISBN : 2-264-03502-1
FORMAT : 11,0cm x 18,0cm

Première publication française en janvier 2001 (Belfond).

Traduction de Bernard Cohen.

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A l'image des mines désaffectées de Laurel Falls, la vie de Harley Altmyer menace de tomber en ruines. Agé de presque vingt ans, il a été déclaré "légalement adulte" voilà deux ans de manière à pouvoir assumer la garde de ses trois jeunes soeurs, âgées de 6 à 16 ans, parce que leur mère a été incarcérée pour avoir tué leur père à coup de fusil.

Harley s'efforce de faire face en travaillant, en ayant régulièrement des entretiens avec une psy, Betty. Une vie chaotique, ponctuée des innombrables disputes avec ses soeurs, et marquée par un refus catégorique de voir sa mère. Jusqu'au jour où ce chaos existentiel se brise sous le choc du meurtre de Callie Mercer, une voisine, dont Harley est aussitôt soupçonné.

Le récit s'ouvre dans le bureau du shérif, où le jeune homme est interrogé, et se clôt sur la fin de cet interrogatoire : le roman est construit en boucle ; la tranche de vie vécue par Harley quelques semaines avant le meurtre va se dérouler au long de dix-huit chapitres inscrits là en plein coeur de l'interrogatoire comme une longue incise entre parenthèses. C'est Harley lui-même qui prend en charge le récit, un "je" fragile, dont on a l'impression qu'il oscille toujours entre onirisme, réalité et souvenirs effectifs. Il nous livre un récit qui s'écoule comme une existence banale, où même les événements extraordinaires semblent émerger avec platitude, sans en avoir l'air. Ou plutôt sans que Harley en mesure vraiment l'importance.

Et lorsque surgit la crise, la rupture -comme par exemple à la prison, face à sa mère, ou lorsque Callie Mercer lui fait l'amour pour la première fois- le vécu de Harley se dissout entièrement dans une sorte de réel mi-rêvé mi-perçu où viennent se mêler des souvenirs d'enfance. Ces réminiscences surgissent d'ailleurs à tout moment, en-dehors des contextes extrêmes : à la faveur d'un élément ténu, ou bien tout bonnement à l'improviste. Mais rien de proustien dans ces souvenirs : le narrateur se contente de les restituer tels qu'ils lui viennent, quand ils apparaissent, et ne s'attarde nullement à analyser le processus de résurgence de ces parcelles du passé.

Celles-là soulèvent tout de même au passage des questions qu'il ne s'était pas posées auparavant. On est bien loin de la suavité impressionniste de la petite madeleine trempée dans le thé : les souvenirs de Harley ont le goût âcre des engueulades, des coups, des terreurs enfantines et des minces moments de bonheur grappillés de-ci de-là dans le flot de la vie contre lequel on ne peut pas grand-chose. Au gré de ces souvenirs, égrenés cahin-caha au fil du récit du narrateur sans aucun souci de linéarité ni de cohérence, précisément parce que ce n'est pas une logique narrative qui gouverne la manière dont on se souvient, le lecteur découvre ce qu'a été la vie de Harley et de sa famille. Un passé marqué très tôt par les coups de feu, ceux tirés, dès l'ouverture de la chasse, sur les chevreuils trop nombreux. Détonations dont l'écho s'est cruellement réactualisé à travers les meurtres du père puis de Callie Mercer.

Un passé marqué aussi par les violences paternelles qui, curieusement, n'amènent pas dans le récit une image négative du père : Harley refuse de quitter sa veste de chasse, même au plus fort de la chaleur estivale, comme s'il s'agissait du seul objet qui lui fût précieux et, bien qu'il ait eu à endurer nombre de "raclées" plus ou moins justifiées, tout comme ses soeurs, il ne semble à aucun moment en tenir vraiment rigueur au défunt. Le narrateur est donc un "je" comme réfugié en lui-même, que le réel ne semble atteindre qu'à travers ces mots transcrits en capitales parce que, soudain, ils font sens pour lui, au point qu'il les voit littéralement voleter devant ses yeux.

Harley s'est éloigné de la réalité au point de n'avoir pas de véritable espace vital : sa chambre est un réduit au sous-sol, la maison - déjà construite "de bric et de broc" - elle-même part à vau-l'eau, son pick-up est une sorte de débarras ambulant où les objets auxquels il semble tenir se mêlent aux détritus les plus variés. Le seul refuge matériel qu'il s'octroie se résume à cette veste de chasse paternelle. Comme une ultime carapace offerte par un définitivement-absent dont il n'est jamais parvenu à se rapprocher de son vivant.

Une brèche s'ouvre pourtant dans l'horizon restreint et sombre d'Harley : Callie Mercer, la voisine, se donne à lui un soir et lui révèle ainsi une virilité dont il doutait de plus en plus. Harley gère mal ce bouleversement profond, il souffre de ce que Callie ne puisse être toujours là. Ce qui aurait dû être pour lui comme un baume dans sa vie dévastée se mue en tourment supplémentaire, le fragilise davantage. Et c'est un homme ébranlé qui doit affronter l'émergence de certains secrets qui peu à peu se lèvent à demi à la faveur d'objets trouvés par hasard, de souvenirs et d'allusions décryptées tant bien que mal. Des secrets qui ne révèlent que des bribes de la vérité, une vérité faite de désirs incestueux, de jalousie et de sang et dont Harley ne viendra à bout qu'après le meurtre de Callie Mercer.

C'est à travers la mort de celle-ci que Harley prendra la mesure véritable de la puissance meurtrière du désir de possession et de la jalousie. C'est au prix de la mort de Callie qu'il pourra enfin entamer le long chemin vers la conquête de sa paix intérieure. Ce n'est pas de la colère qui éclate dans ce roman, mais d'abord de la violence, des vérités plus que douloureuses, du désarroi, et, enfin, dans l'épilogue, un horizon potentiellement paisible. Une paix gagnée -enfin, peut-être gagnée- au prix fort, celui du sang. Et aussi grâce aux souvenirs dont Harley trouve peu à peu le sens. L'on se dit alors que le titre original, Back Roads, en dit beaucoup plus long sur le parcours intérieur du narrateur que la traduction française.

Mais que ce soit sous le titre Back Roads ou le Temps de la colère, Tawni O'Dell nous offre un roman écrit avec beaucoup de sensibilité et où affleure, de page en page, une poésie impalpable mais néanmoins omniprésente.


Isabelle Roche
( Mis en ligne le 26/10/2004 )
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