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Poches -> Littérature |
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24 heures de la journée d’un homme | | | Enrique Vila-Matas Etrange façon de vivre 10/18 - Domaine étranger 2003 / 6 € - 39.3 ffr. / 158 pages ISBN : 2-264-03293-6 FORMAT : 11 x 18 cm
Extrana forma de vida (Editorial Anagrama, 1997), traduit de l'espagnol par André Gabastou.
Roman paru une première fois en 2000 (Editions Christian Bourgois). Imprimer
Virginia Woolf a suivi Miss Dalloway le temps dune journée particulière. Entre le bouquet de fleurs acheté le matin et une de ces réceptions dont elle s'est fait la réputation, le lecteur suit, au fil des gongs de Big Ben, les affres de lhôtesse comme les peines de ceux qui gravitent autour delle. Virginia Woolf a ce talent quelque peu déroutant de sauter sans avertir dun personnage à lautre, de pénétrer les régions obscures dâmes sentrechoquant.
Sans doute dans le sillon du grand écrivain anglais, quil cite, Enrique Vila-Matas fait de même, mettant en scène un jour à part dans la vie dun écrivain. Mais à défaut de la haute société londonienne, cest le nombril de lhomme que lauteur examine dans un récit à la première personne
Ici, tout tourne en effet autour de lego de cet homme vieillissant mal. On ne passe pas dune personnalité à lautre ; cest à celle du narrateur, à vrai dire peu sympathique, que lon reste amarré. La quarantaine passée, époux adultère, père aveugle et impitoyable, franchement misanthrope, il expose lennui de son existence : une conférence à boucler pour le soir, un choix à faire entre sa maîtresse et son épouse, une trilogie à terminer. «Je me résigne à accepter la grisaille des sentiments, je me fais à la tristesse, je suis un amoureux désespéré.» (p.152)
Impossible de le plaindre : ce «vieux con» imminent rappelle à bien des égards le John Fante de Mon chien stupide. On retrouve dans Etrange façon de vivre la même bile, un cynisme né didéaux juvéniles mal fermentés, sans doute altérés par un ego empêchant toute compassion envers les autres. Ce en quoi lécrivain en lui part peut-être handicapé. Plutôt que de percer des personnalités dont les nuances se retrouvent dans un bel universel, il les observe jalousement, complètement extérieur à ces individualités pour lui étranges. Il les espionne
Lespionnage est ainsi le thème du roman. Le narrateur épie sans cesse tout un chacun : son fils, Graham Greene, Dali ou des fourmis, dans la lignée dun grand-père illuminé qui, à linstar de Philippe II à lEscorial, observait par un trou dans le mur les messes professées dans léglise contiguë à sa chambre. Cette «espionnite» est lenvers dun égocentrisme frisant la paranoïa.
Cest aussi une méthode décriture. A défaut de recourir à limagination, qualité quil jalouse chez son fils, le narrateur observe et phagocyte les existences des gens quil croise. Il mange ces caractères pour les régurgiter dans un roman sociologique ou naturaliste, une immense galerie de portraits rencontrés sur le pas de sa porte : un barbier fasciste, un SDF alcoolique, "ceux d'en bas" (p.11)
Il est de ces «écrivains qui, à la recherche dun matériau de première main pour leurs histoires, passent leur temps à espionner en catimini les conversations des voyageurs» (p.20) dans les transports en commun
Le roman se lit vite et bien. On écrit comme on imagine ou comme on voit. On écrit aussi comme on respire, et les inspirations dEnrique Vila-Matas sont longues, lentes et heurtées. Cette journée, racontée autour dune intrigue mince (écrire son exposé du soir), est enrichie des nombreuses pensées et souvenirs du narrateur, autant de digressions surgies dans la conscience de notre homme. Le tout donne une uvre étrange, parfois agaçante, mais séduisante. Car au prix de ces chemins de détour, lécrivain, sans quoi il nen serait pas vraiment un, touche au but : un humanisme universel.
Bruno Portesi ( Mis en ligne le 19/09/2003 ) Imprimer | | |
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