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Poches -> Littérature |
| Thibaut de Saint Pol N'oubliez pas de vivre Le Livre de Poche 2006 / 6 € - 39.3 ffr. / 254 pages ISBN : 2-253-11760-9 FORMAT : 11,0cm x 18,0cm
Première publication en août 2004 (Albin Michel). Imprimer
Il ne sagit pas de ces Limousines impressionnantes faisant le ravissement des enfants et la fierté des éleveurs au salon de lAgriculture, mais dune autre engeance passée néanmoins elle aussi par une phase de gavage intensif en vue dun événement annuel non moins important : le concours des écoles Normales.
La Khâgne nest quune étape dans le parcours que de jeunes élèves travailleurs et ambitieux se sont tracé depuis ladolescence, ou que des parents leur auront tracé, mi-bienveillants, mi-suspects : une bac mention Très Bien, deux ou trois ans de prépa dans un lycée si possible prestigieux, la rue dUlm, lagrégation et une thèse avec félicitations du jury, un poste dATER, de PRAG, de maître de conf dans une université ou une grande école, le passage par une prépa dans le rôle du professeur ou du khôlleur sans pitié (et la boucle est bouclée dans un parcours cerclant une caste), des publications, une chaire, la participation à un jury (écoles normales ou agrég : la boucle est bouclée encore) et, si laltitude ne fait pas peur, pourquoi pas, lAcadémie française. On nomettra pas, en général au temps de la thèse, un passage par de prestigieuses institutions : Fondation Thiers, Ecole française de Rome, Alliances françaises. Mais la voie royale ne concerne que quelques happy-few ; autour delle, serpentent dautres routes, voire des impasses : la fac après léchec du passage en Khâgne, Sciences-Po en route vers lENA
Cest ce parcours du combattant lettré, en ses années de prépa, que Thibaut de Saint Pol livre dans ce premier roman au titre de circonstance : Noubliez pas de vivre. Cest le récit que tout étudiant passé par létau de la khâgne a sans doute un jour rêvé décrire, pour le soulagement ou par vengeance, pour la catharsis des mots, le revers aux maux de ces deux trois années trop dures : les heures studieuses, lhumiliation des professeurs, latmosphère de compétition, la réclusion dans une chambre dinternat, la fatigue intellectuelle pouvant confiner au délire ou à la tentation du suicide, langoisse des épreuves, le stress des résultats. Beaucoup diront pourtant que ce furent les plus belles années de leur vie. Est-ce à dire que la suite est pire encore ?!... Pas vraiment ; plutôt que ces années ont aussi leurs bons côtés : extraordinairement cultivantes, formatrices, elles sont un laps de temps qui compte dans une vie qui ne compte alors que vingt ans. Comme un rite de passage que lon croyait abandonné aux civilisations «primitives»
«Enfant, vous pensiez que le monde était parfait. Depuis, une année sest écoulée.»
Lauteur aurait pu se casser les dents, et une réputation littéraire, sur un sujet à la fois convenu (crier aux larmes pour ses vingt ans sacrifiés tout en affichant la complaisance dêtre passé par là) et destiné aux initiés : futurs, actuels et anciens élèves des prépas. Il nen est rien. Thibaut de Saint Pol livre un témoignage sincère et discret sur ce monde à part, entre trois vieilles pierres, un tableau de classe et des bibliographies stakhanovistes, le murmure aussi des illustres anciens ayant foulé les mêmes pavés, et, pourquoi pas, versé des larmes analogues : Bergson, Sartre, Blum et tant dautres. Une belle expression résume cette course affolée aux lauriers : «chuter vers le haut».
Si le récit est touchant, par-delà la confession dun jeune homme qui, romantique et chasseur dabsolu comme tout garçon de son âge et de sa formation, voit ses idoles brisées une à une, cest quil déroule aussi, avec pudeur, ce qui le renforce, lhistoire dune amitié puissante mais pas forcément gaie. Un chat passe dune page à lautre, figure allégorique, qui sait, comme dans la toile de Manet, de jeux interdits et de sentiments confus. Qui sait ?...
Bruno Portesi ( Mis en ligne le 08/12/2006 ) Imprimer | | |
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