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In dreams begins responsabilities
Haruki Murakami   Kafka sur le rivage
10/18 - Domaine étranger 2009 /  12 € - 78.6 ffr. / 637 pages
ISBN : 978-2-264-05091-5
FORMAT : 11,8cm x 18,7cm

Première publication française en janvier 2006 (Belfond).
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Un jeune garçon d’une quinzaine d’années, Kafka Tamura, quitte le domicile paternel pour des raisons impérieuses autant que mystérieuses : son père lui a prédit le même destin que celui d’Œdipe. Nakata, un vieil homme ayant perdu une bonne partie de ses facultés intellectuelles dans sa jeunesse (mais acquis des pouvoirs extraordinaires, dont celui de parler aux chats ou de faire pleuvoir des poissons et des sangsues !) se met en route à son tour après avoir été forcé d’assassiner dans d’étranges circonstances un étrange personnage. Ce dernier n’est autre que le père de Kafka, mais aussi bien plus que cela : une créature démoniaque tissant au-delà de la mort des liens maléfiques à l’encontre de son fils et d’une femme prisonnière d’un amour trop parfait, Mlle Saeki.

Résumé ainsi, le roman de Murakami Haruki, Kafka sur le rivage, paraîtra pour le moins déroutant aux lecteurs peu familiers de l’œuvre du romancier, et presque caricatural pour les autres. Des chats, comme souvent, pour lancer une intrigue en forme de quête initiatique, des sauts brusques de l’univers vraisemblable du Japon contemporain vers un fantastique souvent effrayant, les rêves comme moyens d’accès à une autre dimension de soi et de l’univers, des personnages secondaires attachants (le duo comique Nakata-Hoshino est très réussi), des filles délurées et un méchant redoutable, l’importance de la musique, la mémoire du passé impérial du Japon, l’entrelacement virtuose de plusieurs récits : tout cela, avec peut-être plus de légèreté, est déjà dans La Course au mouton sauvage, Danse, danse, danse, Chroniques de l’oiseau à ressort, La Fin des temps…

On pourrait donc être tenté de reprocher à l’auteur de «faire du Murakami», d’autant plus qu’une oeuvre plus récente, Les Amants du Spoutnik, semblait indiquer un effort de renouvellement reposant sur l’économie des motifs fantastiques. Pourtant si redites il y a, on se gardera de les attribuer à un épuisement créatif. Non seulement l’auteur a introduit des thèmes nouveaux et une violence inhabituelle dans son dernier roman, mais en outre il en a développé la dimension métadiscursive.

Jouent ainsi comme mises en abîme, outre de nombreux musiciens classiques ou pop, les mythes de l’Antiquité (Œdipe et la tragédie grecque, Cassandre, le labyrinthe), l’atmosphère des contes traditionnels (une forêt profonde évoquant ouvertement celle d’Hansel et Gretel), des auteurs classiques japonais ou occidentaux : le jeune Kafka Tamura disserte avec pénétration sur Le Mineur de Sôseki tandis que son ami Oshima souligne l’importance des ténèbres et des fantômes dans le Dit du Genji ou les Contes de pluie et de lune ; Goethe et Kafka viennent également éclairer le sens du roman, sans parler de Yeats, dont une citation, «In dreams begins responsabilities», vaudrait pour l’ensemble de l’œuvre de Murakami…

Le héros du roman est un lecteur d’autant plus assidu qu’il est en rupture avec le système scolaire : les livres l’aident à mieux comprendre sa propre situation, d’autant plus aussi qu’il bénéficie des conseils de lecteurs plus avisés que lui. Ce n’est pas par hasard qu’il trouve refuge dans une bibliothèque très accueillante auprès d’un personnage aussi favorable qu’érudit : Oshima. De même, il peut compter sur «le garçon nommé Corbeau», sorte de voix intérieure se manifestant dans les moments décisifs. Or, Murakami ne manque évidemment pas de faire préciser à l’un de ses personnages que Kafka, en tchèque, signifie corbeau. L’écrivain Kafka est à Kafka Tamura ce que Virgile fut à Dante : un guide dans la forêt inextricable du monde contemporain et à travers le dédale du temps et des générations, en plus d’être, en tant qu’auteur de la Lettre au père, un compagnon de solitude et de souffrance tout indiqué.

Il ne faudrait pas croire pour autant que Murakami Haruki se contente de faire l’éloge des livres. Le fait d’avoir choisi un écrivain aussi complexe que Kafka le signale assez : l’écriture est à la fois une exigence et un piège, une réponse au monde qui peut tourner à l’autisme. Ainsi Mlle Saeki, dont la vie «s’est arrêté à vingt ans» en même temps que son parfait amour, n’a fait qu’errer ensuite dans un «long corridor tortueux plongé dans la pénombre» tout en relatant par le menu son existence fantomatique : «j’ai écrit ces souvenirs pour remettre de l’ordre en moi-même. Pour savoir qui j’étais, quelle vie j’avais menée, en examiner tous les recoins. Je dois dire que ça a été une tâche exténuante». Pourtant ce manuscrit ne devra pas être lu (notamment par Kafka Tamura qui pourrait apprendre, dans cette sorte de «lettre au fils», que Mlle Saeki avec laquelle il a couché est bien sa mère). Il devra être détruit pour ne pas «engendrer de nouvelles pertes» et il le sera par un personnage analphabète, Nakata : l’écriture est un bien et un mal. Elle n’est pas, cependant, refus mortifère du temps qui passe. Au contraire, Murakami apprend à son jeune personnage à «s’endurcir» et à échapper à la tentation à laquelle a succombé Mlle Saeki. La ville figée dans le passé que Kafka Tamura rejoint après avoir traversé une forêt de conte de fées grâce à l’aide de soldats rescapés de la Seconde Guerre mondiale, rappelle (outre l’atmosphère kafkaïenne) le village de La Fin des temps : il offre la paix mais aucun espoir de retour. C’est un lieu en forme d’impasse parce que le temps y est rejeté et que les souvenirs s’y effacent. Un lieu d’où par conséquent les livres sont bannis et tout ce qui pourrait être imprimé, jusqu’aux marques sur les vêtements, ces marques que Murakami s’est souvent plu à pointer en romancier du temps présent.

Car le monde contemporain a lui aussi ses figures mythiques : le père maléfique du jeune héros se manifeste au début du récit sous les traits de «Johnny Walken», silhouette symbolisant la marque de Whisky, tandis qu’un autre personnage, dont la mission est de veiller au bon équilibre de la réalité, se présentera sous l’apparence du «colonel Sanders», symbolisant quant à lui la chaîne de fast-food «Kentucky Fried Chicken» ! L’utilisation de ces «icônes du capitalisme» relève de la veine comique du roman (Mickey aurait fait l’affaire aussi, mais «chez Disney ils sont assez tatillons avec les droits de reproduction» !), voire grotesque, ce qui semble assez nouveau chez Murakami, mais elle met en scène une bataille dont la tonalité effrayante et féroce surprend également. Ainsi en est-il du meurtre du père de Kafka Tamura, du combat final de Hoshino, compagnon de Nakata, contre le monstre qui essaie de pénétrer dans le monde humain par le biais d’un cadavre, ou de la lutte du «garçon nommé Corbeau» à coups de serres et de bec «dans l’œil droit» du même monstre. Rien moins qu’une guerre métaphysique se joue entre cet univers et «l’autre monde» et dans cette guerre, une fois le mal identifié, il ne faut plus hésiter. Les soldats de la forêt ensorcelée ont déserté une époque où on leur ordonnait de tuer à la baïonnette en déchirant les entrailles «de chinois, de russes ou d’américains». Mais aujourd’hui «le monde est ainsi fait, dehors» : «tu enfonces [la baïonnette] dans le ventre de l’ennemi, ensuite tu tournes pour déchirer les tripes. Sinon, c’est à toi que cela arrivera».

Or, «à l’origine la forme du labyrinthe s’est inspirée de celle des boyaux. Autrement dit, le principe du labyrinthe existe à l’intérieur de toi. Et il correspond à un labyrinthe extérieur à toi». Or, le père du héros était un sculpteur célèbre, dont l’œuvre explorait notamment «le thème du dédale», et un monstre éventreur de chats qui se fera lui-même poignarder. Or, son fils, comme bien des personnages de Murakami, devra trouver «l’entrée d’un autre monde» protégée par une forêt obscure, l’entrée d’un endroit où Mlle Saeki reste «éternellement celle qu[’elle était]» à quinze ans, mais où elle a également trouvé les «deux accords» extraordinaires qui confèrent profondeur et substance à la chanson qu’elle composa alors : «Kafka sur le rivage». Car c’est dans «cet autre monde» (et dans le pouvoir des métaphores) que se trouvent certaines clés de l’existence de Kafka Tamura et la source des choses qui fondent la réalité…

Kafka sur le rivage est bien un roman initiatique ou du moins une variation sur le genre, au sens musical du terme, dans un univers bouleversé. C’est aussi un art poétique : une œuvre très ambitieuse dans laquelle Murakami Haruki fait retour sur son propre travail et sur le sens de la création artistique face à la barbarie de notre époque mais aussi de la condition humaine, dans ce «monde qui repose sur un mécanisme d’anéantissement et de perte».


Alain Romestaing
( Mis en ligne le 18/12/2009 )
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