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Le livre du ‘’je’’, du ‘’nous’’, et du ‘’on’’ qui s’abîme en mer | | | Annie Ernaux Les Années Gallimard - Folio 2010 / 6,60 € - 43.23 ffr. / 253 pages ISBN : 978-2-07-040247-2 FORMAT : 11cmx18cm
Première publication en février 2008 (Gallimard - NRF)
L'auteur du compte rendu : Juriste, essayiste, docteur en sociologie, Frédéric Delorca a dirigé, aux Editions Le Temps des Cerises, Atlas alternatif : le monde à l'heure de la globalisation impériale (2006). Imprimer
La quatrième de couverture du nouveau livre dAnnie Ernaux annonce, pour parler vite, «une forme nouvelle dautobiographie impersonnelle et collective». Loxymore peut séduire, mais le contenu de louvrage est à vrai dire plus complexe. Ce livre en réalité en recèle peut-être deux ou trois.
Il y a dabord le livre des temps anciens. Celui où le verbe littéraire porte les sensations du début dune vie. Dans cette partie-là, les années 40-50, Annie Ernaux parle des vieux de Lillebonne et de la petite fille quelle était comme Brel chantait les marins dAmsterdam, avec un mélange confondant de distance et dempathie. Ces vieux qui sont aussi les nôtres, ceux de tous les Français nos parents, nos aïeux, les voisins de nos aïeux par-delà la diversité des régions, peut-être aussi de tous les Européens, voire de toute lhumanité, en un sens, tout en étant avant tout ceux de son coin normand, ils sont en elle, ils sont hors delle, ils sont dhier, daujourdhui par la magie dune évocation nostalgique, de jamais. A travers ce récit, le réel retrouve ses droits. Il nest plus question de sabriter derrière des mots faciles et faux «le monde rural», «la modernisation», «la scolarisation», «le féminisme», «lascension sociale» - mais daller aux choses mêmes : les femmes qui serrent entre leurs cuisses les moulins à café et les poules quon égorge, les slogans publicitaires, les paroles des chansons qui ne vous quittent jamais. Les choses parlent delles-mêmes, pour peu que lécrivain sache souvrir à elles. Elles disent le temps qui a passé, le monde qui nest plus, et qui, du fait même de sa disparition, devient singulier, insolite. Ce monde que lon regarde, ce monde qui nous regarde, qui accuse notre propre bizarrerie, celle de ses successeurs notre étrangeté à nous tous, rescapés de lanéantissement, sursitaires, quelques secondes encore.
Et tout cela est pénible, et tout cela est atroce, et pourtant cela ne fait quêtre. Ce nest que de lêtre, rien de plus. Voilà ce que nous laisse entendre légrenage triste et amusé des mille détails sensoriels qui fondent le drame. Tout le drame est dans les détails, la tragédie même, sans doute, et cependant le drame nest que collection de détails, détail lui-même, futile, comme une bulle de savon.
Ces pages sont les plus belles, les plus profondes, les plus saturées de chair.
Mais Ninise ne fait pas que nous montrer les nappes en toile cirée de lenfance, et les vacances à Sotteville-sur-Mer : elle récite aussi Tito, Prague, Allende, le Programme commun de la Gauche, comme une chanson de Billy Joël. Il y a encore de la vie dans cette partie-là du livre qui est peut-être un second livre -, et de la substance dans ce «je-nous» qui parle : la voix dune jeunesse, et dune gauche, celle davant les désillusions. Les lecteurs sexagénaires du Nouvel Obs y trouveront leur compte dans le registre de la «communion générationnelle», à lheure des commémorations, et verseront une larme. Mais déjà on sent poindre, confusément, quelque chose de factice dans lambition de dire le verbe dune classe dâge un début de désincarnation.
Le déclin du livre commence avec les années «parentales», après lélection de Mitterrand (que Ninise, dans un lapsus révélateur, situe au 8 mai 81 - fête de larmistice de 45 - au lieu du 10 mai comment peut-on avoir oublié cela ?) quand lauteur se met à ne plus parler et penser que comme la TV. Elle devient alors la ventriloque dune «deuxième gauche» perdue dans un monde quelle ne comprend plus, où elle ne sengage plus, où elle est seulement saisie de vertige. Et cest déjà une forme terrible de vieillesse qui leste ses mots, une vieillesse que lon reconnaît à son incapacité à se dégager dun flux de vocables qui nappartiennent plus à lécrivain et que personne au monde ne peut plus vraiment sapproprier : des mots fades, glissants, des mots qui dictent des tournures de lesprit, des lieux communs faussement distingués (par exemple lassociation du 11 septembre 2001 au 11 septembre 1973) quelle prononce avec une sorte de fatigue - des mots qui engluent la sensibilité : Les Années sont tombées dans la marée noire de «lère de la communication». Incommunicado.
On peut convoquer les autres livres dAnnie Ernaux, La Place, Passion simple, etc, faire des comparaisons, des bilans, des analyses savantes. Mais prenons celui-ci dans sa singularité et pour ce quil est. Que nous montre-t-il au fond ? Laventure dune entreprise autobiographique originale qui sachève dans un genre inattendu : les «fragments dun discours médiatique». Ni personnelle, ni impersonnelle. Une trajectoire curieuse entre le «nous» émouvant, existentiel, et poignant des ombres vivantes de lenfance et le «on» actuel, déjà mort, de la machinerie médiatique et sa logomachie absurde.
Que lauteur ait pris ce parti fait, à maints égards, froid dans le dos. Dabord et avant tout parce que cela semble signifier quelle admet de jure que le discours de la TV puisse, au moins à partir des années 1970-80, dire une époque, témoigner pour elle, et quil faut bien se fondre en lui. Si lauteur a raison, alors nous ne sommes plus quun troupeau, et la littérature na tout simplement plus de raison dêtre, puisque la véritable littérature, la véritable voix dune époque, devient le Journal télévisé (celui de Canal +, un peu plus à gauche que celui de TF1). A moins que lécrivain ne se lance dans une humiliante compétition, une course à la légitimité avec le JT ? Et que dire de ce choix littéraire de sasseoir dans le mainstream (le mainstream de la «gauche de gouvernement»), de sinstaller en lui, den porter le verbiage ?
Au fond ce livre ne serait-il pas un immense cri de détresse - celui dune littérature dépassée par les transmissions satellitaires ? Un SOS dans une bouteille échouée sur un rivage de non-sens ?
Heureusement, in fine, dans les toutes dernières pages, Annie Ernaux revient à des images personnelles. Elle se soustrait au vertige de ce «on-nous» désespérant, retrouve des «je-nous» de son passé, nous redonne un ultime espoir que lhistoire des «années» ne soit pas quaffaire de sensations préfabriquées au niveau planétaire. Il était temps
Frédéric Delorca ( Mis en ligne le 25/01/2010 ) Imprimer
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