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| Nicolas Baverez La France qui tombe Perrin - Tempus 2004 / 5.50 € - 36.03 ffr. / 136 pages ISBN : 2-262-02163-5 FORMAT : 11x18 cm
L'auteur du compte rendu : Nicolas Tenzer est président du Centre détude et de réflexion pour laction politique (CERAP) et directeur de la revue Le Banquet. Derniers ouvrages parus : Le tombeau de Machiavel (Flammarion, 1997), La face cachée du gaullisme. De Gaulle ou lintrouvable tradition politique (Hachette littératures, 1998), Les valeurs des Modernes. Réflexions sur lécroulement politique du nouveau siècle, (Flammarion, 2003).
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Louvrage de Nicolas Baverez repose sur trois constats justes, quand bien même les deux premiers restent plus implicites quexplicites. Le premier tient à ce que la loi de la plus forte pente des hommes politiques de toutes tendances est de sous-estimer, non seulement dans le discours public mais aussi, plus gravement, en privé, limportance des maux que nous connaissons. On les voit ainsi régulièrement affirmer que les désastres en matière éducative, la croissance de la grande pauvreté, le dénuement de certaines zones urbaines ne sont pas si inquiétants ni graves que cela. La France qui tombe a le grand mérite de mettre le doigt sur des réalités peu agréables.
Son deuxième mérite est, toujours implicitement, de mettre en garde contre ce quon pourrait appeler des actions de diversion : en focalisant le débat public et, au-delà, en consacrant les énergies politiques sur des questions relativement annexes par rapport aux enjeux les plus lourds, ces hommes politiques séloignent dun traitement adéquat de ce qui devrait être leur tâche essentielle : redresser le pays et lui donner les moyens davoir un avenir. Là aussi, en remettant le débat à lendroit, Nicolas Baverez frappe juste. Ce dont il traite est bien ce dont il faut parler et ce sur quoi il faut agir, et cela explique le large écho rencontré par ce petit livre incisif.
Enfin, sans se laisser aller à la mythologie stérile du grand soir même sil névite pas toujours lincantation -, Nicolas Baverez montre avec pertinence que nous ne saurions nous contenter dajustements à la marge, mais quil est désormais temps dopérer des réformes radicales et de le faire de manière ouverte et non en catimini. Nous pourrons discuter certaines de ses propositions au demeurant évoquées de manière sans doute trop allusive -, mais en termes de méthode générale, il a manifestement raison. Devant la tendance répandue à la pusillanimité, il est temps de «passer à lacte» et darrêter de faire croire mais qui est vraiment dupe ? que quelques réformes de détail, si graduelles quon les perçoit à peine, vont suffire pour résoudre les problèmes de notre pays. Tant que la France se singularisera par sa timidité et ne renouera pas avec une pratique de la décision, elle perdra des points dans la concurrence mondiale des nations. Or, pour agir, il faut être clair sur les objectifs, et Baverez montre facilement que nous ne le sommes pas. Labsence de toute capacité à redéployer les crédits budgétaires sur les priorités porteuses davenir en est un signe manifeste.
Sur le fond, on saura gré au «disciple» de Raymond Aron de replacer la situation actuelle dans une perspective historique : le retard français nest pas nouveau, pas plus que ne le sont les opportunités gâchées, les décisions à contre-sens, les choix politiques, économiques et sociaux régressifs à limage de sa sociologie. On pourra peut-être discuter tel ou tel point : limpact des 40 heures décidées par le Front populaire sur léconomie française qui sont plus la goutte deau quune cause déterminante - ou les conséquences de lUnion économique et monétaire qui a eu aussi, indirectement, quelques vertus dadaptation (on reconnaîtra que lauteur est parfois un peu flou sur leuro, quil condamne tout en en reconnaissant les mérites, comme sur la discipline budgétaire, dont il reconnaît la nécessité tout en en condamnant la rigueur). On regrettera aussi que, dans son tableau historique, il ne dise pas la catastrophe que fut lépisode napoléonien en termes de saignée démographique et de ratage jamais rattrapé - de la première Révolution industrielle (mais il naurait pas pu, alors, citer Napoléon aussi allègrement). Mais il est évident quon ne comprend rien à la situation française sans perspective sur le temps long.
On saluera aussi lexercice accompli dans le premier chapitre qui dessine brillamment, quoique, par choix, à gros traits, le nouvel ordre du monde, qui témoigne avec cruauté du racornissement de la France, de son économie, de son poids comme de lesprit de ses dirigeants. À force de nous focaliser sur nos petits problèmes et dériger notre provincialisme en loi de gouvernement, nous sortons dune histoire qui semble se faire sans nous, sans nous protéger pour autant. Peut-être le trait est-il grossi si lon en juge par linternationalisation réussie de certains de nos grands groupes ; lauteur décrit bien néanmoins la pratique dune large partie de notre classe dirigeante. La lucidité de ce tableau contraste toutefois avec un paragraphe, curieusement placé (p. 42), sur une sorte dâge dor dont on devine que, pour lauteur, il correspond à la période 1958-1969 à moins quil nenglobe toute les «Trente glorieuses» -, alors même que bien des attitudes politiques et des comportements sociaux qui expliquent les errements qui suivirent y sont comme concentrés : la myopie sur lévolution du monde, lautoglorification autiste, laccommodement avec une sociologie régressive et la préférence donnée aux symboles de laction sur les réalisations durables.
Il reste que, sur lessentiel, nous nous rejoignons : sur lanalyse de la puissance que nous plaçons tous deux au cur des réalités contemporaines et qui suppose une définition claire de lintérêt national, sur la timidité de la réforme de lÉtat, sur les incohérences de la décentralisation telle quelle est conduite, sur les institutions encore que Nicolas Baverez incline, à lexcès, à privilégier le modèle caduc du garant suprême que serait le Président et du septennat et les déboires de lÉtat de droit, sur lévolution nécessaire des priorités européennes, en termes de politiques comme de réorientation géopolitique, sur la crise éducative qui fait limpasse sur la question des fins, sur linadaptation de notre doctrine militaire, sur ce quil appelle «leuthanasie du travail» et sur le sacrifice, depuis longtemps, dune recherche dont on ne réforme pas les structures. On regrettera toutefois quil soit trop peu explicite sur la justice et trop flou sur les contours dun nouvel État-providence. Mais on ne pourra que trouver percutantes ses analyses noires sur le lien étroit entre absence de stratégie et réapparition dune violence sociale bien inquiétante qui semble augurer une forme de suicide collectif.
Devant ce qui apparaît comme un constat fondamentalement lucide, qui séduit par sa faculté dindignation et son absence de compromission, peut-on et faut-il, malgré tout, critiquer Baverez ? Il convient de distinguer les fausses accusations, les demi-reproches et les vraies critiques.
Levons dabord lune des fausses accusations les plus entendues : La France qui tombe noircirait le tableau à lexcès, tant de la situation de léconomie et de la société françaises que de limpéritie de la classe dirigeante. Si lon peut, ponctuellement, discuter tel ou tel constat notamment sur la situation relative de la France par rapport à ses partenaires -, force est de reconnaître que le tableau densemble est juste. De même, si lon peut créditer tel ou tel dirigeant davoir, dans son secteur, pris la mesure du redressement à accomplir, ni la droite gouvernementale, ni la gauche nont proposé de stratégie correctrice. Il nexiste pas, dun côté ou de lautre de léchiquier politique, de projet mobilisateur et crédible. Rien na été fait pour que le 21 avril 2002 ne se reproduise pas, peut-être en pire. Le noir est bien la couleur de la réalité et, peut-être, de lavenir.
On peut toutefois adresser à lauteur quelques demi-reproches. Certains dentre eux tiennent au genre du pamphlet, quil a choisi. Un essai aussi bref sur un tel sujet est nécessairement partiel, incomplet et parfois simplificateur. Un plus gros livre eût vraisemblablement rencontré moins décho, mais eût été plus satisfaisant pour lesprit. Il eût été plus nuancé, plus ouvert aux débats, mieux à même de prendre en compte déventuelles objections et dy répondre. Il aurait été aussi plus explicite sur ses sources. Faute davoir choisi ce mode dexposition, il sacrifie trop au genre de «lessai à la française», avec ses limites, ses faux-semblants, ses effets concrets limités et son caractère périssable. Ceci pourra être aisément réparé dans un prochain livre.
Ensuite, il néchappe pas à la caricature et à labsence de rigueur sur certains sujets lourds. Pourquoi affirmer tout de go quil y a 500 000 fonctionnaires en trop ou quil faut diminuer les effectifs de la fonction publique de 30 % en six ans ? Ce nest pas faux a priori, mais sans aucune signification, présenté ainsi. Lauteur dit lui-même justement, emboîtant mes analyses, que le préalable de toute réforme de lÉtat est lexamen systématique des missions. Ce nest quen fonction dun tel travail que la réduction de la taille de la fonction publique pourra être précisément chiffrée et à ce jour nul ne la fait, ce qui est éminemment regrettable. De même, lorsquil suggère la suppression du statut général des fonctionnaires, il ne justifie pas sa proposition et ne prend pas en compte le fait quau sein même du statut, bien des potentialités restent inexplorées. Enfin, certains ont pu évoquer le fait que, par son ton et par sa dénonciation tous azimuts, Baverez ferait involontairement le jeu de Le Pen. En tant que tel, le reproche est inconvenant et insensé : ceux qui laffirment sont surtout soucieux de se protéger de toute critique. En revanche, son attente en creux dun «grand homme», son insistance justifiée sur la violence sociale qui saccompagne dun mutisme sur le socle de valeurs qui doivent nous réunir et les outils de la solidarité, participent dun climat dangoisse qui favorise aussi lextrême-droite, dautant que, comme Baverez le dit justement, il ne semble pas y avoir de solution au sein de loffre politique actuelle.
Restent à énoncer quelques critiques plus fondamentales. La première tient au fait que non seulement les propositions de lauteur sont beaucoup trop floues et générales pour emporter la conviction et susciter lespoir, mais que surtout elles ne comportent aucun mode demploi précis et aucun discours de la méthode. Or, ce sont eux qui, précisément, nont pas été trouvés. Manque sur ce point une analyse serrée de lart de gouverner. Faute de définir un tel mode opératoire, Baverez se contente de répéter ce que dautres jamais cités ont dit avant lui, de manière parfois vague et incantatoire. Ce nest pas lappel au redressement qui suffira à redresser : nous ne sommes pas en 1940, où un Général isolé pouvait promettre lespérance et fédérer les énergies par la vertu de sa seule parole.
Ensuite, il est un grand absent dans le livre de Nicolas Baverez : le politique. Il existe, en effet, des racines proprement politiques à la crise évolution de la perception du pouvoir et de la décision, changements dans la nature de la souveraineté et de lÉtat, migration vers une sorte de no mans land des doctrines classiques de la gauche et de la droite, rapport aux valeurs, conception de la société, etc. auxquelles il nest pas fait allusion. Elles contribuent pourtant à expliquer les déboires et les niaiseries politiques contemporaines. Économiste et historien, comme le proclame la quatrième de couverture, Nicolas Baverez aurait pu, en éminent spécialiste dAron, méditer certaines leçons de philosophie politique et de sociologie de lauteur de Lopium des intellectuels.
Enfin, Baverez frôle continuellement, mais sans jamais y toucher directement, lun des problèmes majeurs de notre société : celui de sa sociologie et, en particulier, celui de ses élites. Bien des manquements quil dénonce avec force sont intimement liés à une forme de faillite des classes dirigeantes, nationales ou locales, qui ne relèvent pas uniquement de la fonction publique. Elles accentuent encore une sociologie française qui a comme émis une préférence pour lenfermement et qui est rétive à toute forme de concurrence, pourtant source de justice. Or, sans porter à la lumière le mode de fonctionnement et de pensée de ceux qui décident, peut-on espérer avoir une prise sur les choses ? Tel est le drame intime de cet ouvrage.
Nicolas Tenzer ( Mis en ligne le 23/02/2004 ) Imprimer
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