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Poches -> Histoire |
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Mais veut-on vraiment lire ? | | | François Fédier Entendre Heidegger - Et autres exercices d'écoute - Edition revue et corrigée Pocket - Agora 2013 / 10.50 € - 68.78 ffr. / 445 pages ISBN : 978-2-266-23377-4 FORMAT : 11,0 cm × 17,8 cm
L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'Etat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen. Imprimer
Déjà publié en 2008, cet ouvrage a fait lobjet dune recension sur notre site à laquelle nous renvoyons également le lecteur. Cette réédition dans le format de poche permettra au public intéressé par la philosophie en général et par Heidegger en particulier de rattraper un oubli ou de retrouver un exemplaire de ce livre, disparu des librairies. Si on doit présenter brièvement François Fédier à de nouveaux lecteurs, il suffira de dire que cet agrégé de philosophie né en 1935 a enseigné pendant presque toute sa carrière la philosophie en classes préparatoires et quil est depuis une quinzaine dannées un retraité très actif, publiant non seulement ses anciens cours (à la demande de ses anciens élèves eux-mêmes entrés dans la carrière philosophique avec ferveur) mais encore des traductions des uvres de Heidegger, qui fut et reste son principal sujet détudes.
Non que Fédier ait négligé les grands auteurs canoniques de la tradition philosophique, quil avait charge dexpliquer à ses étudiants. Mais il est non moins évident qu'il le fait dans la ligne de linterprétation par Heidegger de ces auteurs. Interprétation pour lui décisive et quil reçut de son maître, le grand médiateur français de Heidegger après-guerre : Jean Beaufret, auteur des fameux Dialogues avec Heidegger quon ne présente plus. Jean Beaufret était lui-même un grand professeur, célèbre pour son charisme et sa maîtrise exceptionnelle de la pensée de Heidegger, quil avait lu pendant la guerre et la Résistance et fréquentait assidûment depuis 1945, développant avec le vieux maître allemand une amitié faite de passion pour la pensée, de complicité intellectuelle profonde et de respect mutuel.
Cest par la médiation de Beaufret que Fédier entre en contact personnel avec Heidegger, participant à des séminaires de travail devenus «historiques». Quarante ans de travail précis et méthodique commencent alors sous légide de Beaufret et Heidegger, qui se poursuit depuis leurs morts et qui en font le meilleur connaisseur de Heidegger aujourdhui vivant en France. Jouant un rôle essentiel dans la traduction des uvres de Heidegger en relation avec la famille du penseur allemand, il a été accusé périodiquement de jouer le rôle dun «grand prêtre» assurant (avec la «chapelle» de ses élèves) en France une sorte de magistère jaloux sur la publication et linterprétation de cette uvre parfois controversée : et cette piété supposée lui a évidemment valu diverses critiques. Mais cest surtout «laffaire Heidegger» qui lui a attiré les plus perfides.
Du fait de la récurrence et la violence croissante des attaques contre le prétendu nazisme de Heidegger, Fédier a été conduit à consacrer beaucoup de son temps à revenir sur cette affaire (et cest un aspect de ce livre). Ayant entrepris de dénoncer les «légendes noires», de revenir sur les confusions et de dissocier clairement la pensée heideggerienne des idées nazies dont elle serait un véhicule, il a été bientôt lui-même accusé de distorsion systématique des textes et même darrière-pensées inavouables ! Or le but principal de Fédier est daider à la compréhension du «vrai» Heidegger contre les clichés et malentendus qui constituent un écran. Il y avait une fatalité dans ces campagnes contre Heidegger, dit Fédier : un penseur aussi radical et déstabilisant devait être confondu avec un mouvement politique tout aussi radical (mais bien différemment !) duquel il fut en effet et incontestablement adhérent, pour son malheur et sa honte, en raison même des ambiguïtés initiales de ce mouvement. Heidegger paya donc cher cette grosse bêtise deux fois : par le règne du nazisme dabord, puis par la douleur dêtre confondu avec lui après 1945. La réponse de Heidegger fut de faire de cette faute (limitée mais réelle : faute de jugement, momentanée, et non de participation criminelle !) loccasion dune explication généalogique avec le nazisme et par-delà avec le nihilisme à luvre dans lépoque, nihilisme dont le nazisme fut une des formes les plus visibles, mais nullement la seule. La fatalité de Heidegger fut que létrangeté de sa critique du présent, même après 1945, et lincroyable «culot» de sa déconstruction du nihilisme dans la démocratie, «le monde libre des droits de lhomme et lère du progrès techno-scientifique, devaient faire de lui, aux yeux des superficiels et des malveillants, le type même de lancien nazi fuyant ses propres responsabilités et ses fautes en les reportant sur quelque grande cause métaphysique
Et il était aussi fatal que Beaufret et Fédier aient à plaider la cause de Heidegger pendant des décennies et endurent eux-mêmes les avanies découlant de leur engagement pour la compréhension authentique de Heidegger. Roulant leur rocher de Sisyphe contre lignorance, la bêtise et même la calomnie perverse ! (A ce sujet, voir lexcellent classique de Fédier : Anatomie dun scandale).
Cette compréhension commande de méditer ce que nous a transmis Heidegger dans une pensée qui est mémoire reconnaissante ; mais cette Commémoration (titre du premier essai) est aussi mémoire par létude de ce dont Heidegger faisait mémoire, par-delà les traditions sédimentées quil savait au besoin (et besoin il y avait) «détruire» ou déconstruire. Voilà la bonne piété : rien à voir avec un culte de la personnalité ou un rabâchage de formules rituelles et canoniques toutes prêtes. Ce qui ninterdit pas de rendre hommage à ses mânes devant sa tombe, faisant mémoire ainsi de son enracinement historique entre Forêt Noire, Souabe et langue allemande. Et quy peut-on si Heidegger a été une des voies essentielles de la pensée pour le vingtième siècle et reste un maître dune profonde actualité pour qui pense aujourdhui ?
Or comme lexplique Fédier : de notre mémoire et de notre écoute dépend quadvienne un avenir fécond de la pensée de Heidegger. Car le dialogue et lécoute demandent un espace qui transcende la mort de ceux qui les ont engagés et nous appellent à approfondir et clarifier ce quils nous ont laissés. Que ce soit par le commentaire vivant, luvre «originale» et «personnelle» de lhéritier conscient de sa tâche ou la traduction (par exemple de la notion difficile dEreignis chez Heidegger) ! Ce quon appelle lherméneutique. Comme lindique encore Fédier, la traduction est en ce sens le lieu dun déploiement essentiel ou la pensée se dit en multiples langues et gagne en clarté ! Rien donc dinessentiel dans ce travail auxiliaire et apparemment secondaire, auquel Fédier a consacré une bonne part de sa vie de travail. Il sagit, en se rendant présent à la pensée de lautre, de penser avec lui et parfois peut-être plus loin, dans ses traces. Entendre Heidegger, cest prendre au sérieux cette puissance de la langue, maison de lêtre dont lhomme est le berger. Doù aussi la grandeur historiale de la poésie, qui na rien dun divertissement mondain, ou dun enfantillage futile, encore moins dun exercice de virtuosité technique à prétexte ! Sans exclure le jeu, la virtuosité ou le travail de la «forme» bien entendu, la poésie est le lieu dune parole vécue, suggestive et évocatrice qui répond au monde et à lhistoire, héritage en dépôt, expression dun rapport au monde (parfois aussi dune «idée») et provocation à la pensée pour les vivants !
Si ce recueil a une indéniable unité, il est vain den résumer ici le contenu ou den reproduire la table des matières. Disons plutôt un mot de la manière de Fédier. Lauteur convoque les références les plus variées, apparemment sans lien avec Heidegger, et montre au contraire comment ces auteurs, penseurs ou artistes, sont en consonance avec Heidegger sans lavoir cherché ni voulu, tout simplement par une inspiration proche, contemporaine, quils aient été français, comme Proust, allemands, comme Hölderlin bien sûr ou Hofmannstahl, russes, comme les théologiens orthodoxes Florenski et Boulgakov, voire russo-arméniens, comme le poète acméiste Ossip Mandelstam. Il ne sagit nullement dune récupération pour la plus grande gloire de Heidegger, mais de saisir un certain esprit à luvre, en diverses modalités, chez ces grandes personnalité, un sens du monde, de lhistoire, de lhomme. Mais si lapproche «heideggerienne» les éclaire dun jour nouveau, la compréhension de Heidegger en est éclairée elle-même à son tour. Tels sont ces «exercices découte». A travers ces détours apparents, Fédier montre proximités et analogies, et fait entrer le lecteur dans le monde de pensée de Heidegger.
Signalons enfin la parution imminente au Cerf dun Dictionnaire Heidegger co-dirigé par François Fédier.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 01/10/2013 ) Imprimer
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