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Poches -> Histoire |
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De petites bourgeoises au foyer ? | | | Anne Martin-Fugier La Place des bonnes - La domesticité féminine à Paris en 1900 Perrin - Tempus 2004 / 9.50 € - 62.23 ffr. / 377 pages ISBN : 2-262-02104-X FORMAT : 11x18 cm
Lauteur du compte rendu : agrégée dhistoire et docteur en histoire médiévale (thèse sur La tradition manuscrite de la lettre du Prêtre Jean, XIIe-XVIe siècle), Marie-Paule Caire-Jabinet est professeur de Première Supérieure au lycée Lakanal de Sceaux. Elle a notamment publié LHistoire en France du Moyen Age à nos jours. Introduction à lhistoriographie (Flammarion, 2002). Imprimer
On connaît Anne Martin-Fugier et ses travaux sur la vie élégante, les salons de la IIIe République, ou encore les comédiennes de Mademoiselle Mars à Sarah Bernhard. La collection Tempus réédite aujourdhui, sans ajout, ni modification, son livre paru en 1979 : La place des bonnes. La domesticité féminine à Paris en 1900, ouvrage pionnier à lépoque, qui avait alors rencontré un grand succès. Pour le lecteur daujourdhui, le titre et le sous-titre annoncent des promesses quils ne tiennent guère. Le lecteur vigilant peut en fait éprouver des doutes dès la couverture : lillustration choisie par léditeur (Servante, 1872, de John Robert Dicksee), nayant, dans son élégance XVIIIe siècle, que de lointains rapports avec la figure courante de la bonne parisienne en 1900, au contraire de lédition originale qui, elle, reproduisait limage classique de la bonne 1900 en long tablier blanc et bonnet.
Un avant-propos de lauteur inscrit le texte dans une histoire résolument féministe : «Faire le portrait des bonnes de nos grands-mères - si nos grands mères avaient des bonnes -, ce nest pas tracer larbre généalogique des femmes de ménage actuelles, ce nest pas évoquer avec nostalgie les familles bourgeoises du siècle dernier, mais cest rendre visible la bonne qui vit en chacune de nous, restituer ses traits au fantôme pour le regarder en face et commencer à le congédier.» (p.13)
Louvrage se propose donc détudier les bonnes à Paris en 1900, ou plus exactement les «bonnes couchantes», cest-à-dire logées à la maison, en trois points : lespace de travail, lespace imaginaire et les corps, la jouissance volée.
Dans une première partie («lespace de travail») sont décrites les institutions chargées de placer les bonnes, les difficultés de larrivée à Paris (plus de 90% des domestiques sont dorigine provinciale), lisolement et les démarches nécessaires (certificats, livret de travail
) qui peuvent donner lieu à des escroqueries, les différents pièges de la vie urbaine. On aurait aimé avoir des idées plus précises sur les flux, les origines provinciales autres que bretonnes, les réseaux
Lauteur note labondance du personnel dans les grandes familles bourgeoises (les Murat : 35 personnes dans leur résidence parisienne en 1906, les dHarcourt une quinzaine en 1877, une famille dofficier de marine à la retraite, les Daniel : 3 domestiques ) ; même dans les familles modestes de la bourgeoisie, la bonne est présente, élément indispensable du mode de vie bourgeois, quitte à mettre en péril le budget familial. Des gages qui évoluent peu, les difficultés de la vie quotidienne, un travail éprouvant sous la surveillance constante dune maîtresse de maison très exigeante... A titre dexemple sont cités des manuels du bon domestique qui laissent peu de temps aux loisirs
Il sagit dun monde majoritairement féminin et dont la féminisation saccentue au cours du siècle (69 % des domestiques sont des femmes en 1851, 83% en 1901). Le placement comme domestique peut dailleurs donner lieu à une promotion sociale et pour les filles de la campagne venues gagner leur vie à Paris, se conclure par un mariage et un établissement à leur retour au pays.
La seconde partie («lespace imaginaire et les codes») insiste sur lidéal chrétien de la servante dévouée, que cette société bourgeoise impose aux bonnes, idéal incarné par sainte Zite. La traduction caricaturale de cette figure exemplaire est le personnage bien connu de la bande dessinée de Caumery et Pinchon : Bécassine, simple desprit et entièrement dévouée, corps et âme, à sa maîtresse, la marquise de Grand Air, est somme toute assez proche, dans un registre différent, de la Félicité décrite par Flaubert dans Un cur simple.
A. Martin-Fugier énumère alors diverses images : la servante pélican, la servante maîtresse, la réprobation qui entoure toute la sexualité des bonnes ; bonnes dautant plus dangereuses quelles vivent au cur de lintimité familiale. La promiscuité obligatoire entraîne une intimité ambivalente qui peut bousculer codes et rapports sociaux. À la situation dexploitation qui leur est imposée, les domestiques répondent par les formes de résistance dont ils disposent : menus larcins («faire danser lanse du panier»
), snobisme (qui les conduit à porter un jugement sévère sur le comportement des maîtres lorsque ceux-ci sécartent de leurs obligations), le syndicalisme leur étant assez peu familier et de toute façon peu approprié à leur mode de vie. Enfin le regard des bonnes souligne lévolution de la société : de Bécassine qui ne place rien au dessus de la vertu à la Françoise de Proust qui ne vénère que la richesse.
Dans une troisième partie, A. Martin-Fugier décrit le regard ambivalent porté par la bourgeoisie sur les loisirs des bonnes : la lecture est tout à la fois souhaitée et redoutée; source dédification morale mais aussi de perversion possible (une servante cultivée est une figure impensable par ce quelle suppose de subversion de lordre social). Les plaisirs de la table sont immédiatement assimilés à de la gloutonnerie. Enfin les fantasmes se déchaînent à propos de la vie sexuelle des bonnes qui en sortant dun célibat exigé par le sacerdoce du service dû à la famille, s'ouvrent à toutes les dérives possibles : accouchements clandestins, faiseuses danges, infanticides, prostitution ; les sources judiciaires donnent des exemples de la dureté des tribunaux ayant à juger de ce type de cas et de la détresse de ces jeunes femmes seules, dans un environnement hostile.
La conclusion ouvre des voies diverses : comparaison avec les pays anglo-saxons, écoles ménagères, code chrétien de la domesticité
pour finalement décider que tous les personnages de bonnes entrevus dans le livre, «nourrice, bonne denfants, cuisinière, souillon
» se retrouvent dans le modèle de la petite bourgeoise au foyer». Conclusion dont on laissera la responsabilité à lauteur.
Finalement, le livre refermé, le lecteur est partagé
On aurait aimé trouver davantage de références à des sources autres que littéraires, aux archives, et une réflexion mieux nourrie des travaux dhistoire sociale. Voir les bonnes presque uniquement à travers le regard de la bourgeoisie (et les romans
) est sans aucun doute réducteur . Plus quun livre sur les bonnes, cest en fait dune description de limaginaire bourgeois à leur sujet quil sagit. Les exemples sont (trop) largement puisés aux sources littéraires de lensemble du siècle, de Balzac (Le cousin Pons) à Lamartine (Geneviève), Zola, les frères Goncourt, Caumery et Pinchon(Bécassine),la comtesse de Ségur, Proust, Mirbeau (Le Journal dune femme de chambre)
, qui débordent très largement le cadre chronologique annoncé par le sous titre : la domesticité féminine à Paris en 1900. Plusieurs citations de Jean Genet constituent des anachronismes, même si elles suggèrent que le regard de la bourgeoisie sur ses domestiques a peu changé alors même que la bonne disparaît
Cette surreprésentation des sources littéraires conduit à dresser un ensemble de passages attendus sur la figure de la bonne, ses indélicatesses, les amours ancillaires, ou la crise de la domesticité à Paris, autant de descriptions que lon aurait aimé voir confrontées à dautres sources. Certains jugements sont rapides pour ne pas dire naïfs comme la remarque sur le droit de vote («Jusquen 1848, les domestiques neurent pas le droit de vote - les hommes, sentend, car les servantes, comme toutes les autres femmes nétaient pas concernées.» - p.242). En fait ce qui écarte alors les domestiques du vote censitaire, cest leur niveau de fortune insuffisant plus que leur condition (à la différence de lAngleterre), et de toute façon puisque lobjet du livre concerne les femmes
Bref, il sagit dun ouvrage daté, pas déplaisant à lire, et qui a le mérite dêtre la seule synthèse sur le sujet ; mais rien ninterdit à lesprit curieux daller directement aux sources utilisées ni de se plonger dans Caumery et Pinchon ou dans la Recherche selon le temps dont on dispose
pour y retrouver Bécassine ou Françoise et leur entourage bourgeois.
Marie-Paule Caire ( Mis en ligne le 10/03/2004 ) Imprimer
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