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Grandeurs et misères de la Cinquième
Marc Sadoun   Jean-Marie Donegani   La Ve République - Naissance et mort
Gallimard - Folio histoire 1999 /  10.08 € - 66.02 ffr. / 511 pages
ISBN : 2-07-040859-0
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A travers l'analyse des différentes pratiques du pouvoir, Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun cherchent à définir la Cinquième République et à mettre en lumière ses contradictions. Dans cet essai, ils s'attachent à démontrer que la Cinquième République est un régime qui a fait son temps, un régime qui désormais favorise l'immobilisme. Cherchant les sources de légitimité du pouvoir, les auteurs distinguent les deux logiques concurrentes qui sont contenues dans la Constitution de 1958 : le "circuit incarnatif" relie sans médiation le peuple uni au chef de l'Etat, tandis que le circuit représentatif transite par le Parlement et les partis. Le premier, d'obédience gaullienne, est tout nouveau en 1958, tandis que le second, beaucoup plus traditionnel, rappelle la Quatrième République.

La concurrence entre ces deux logiques dépend des personnes, des majorités, des événements : elle façonne des interprétations de la Constitution et des pratiques du pouvoir relativement diverses, qui sont autant de possibilités commodes permises par un régime que Maurice Duverger avait qualifié de "semi-présidentiel" pour illustrer le compromis entre deux logiques qui a priori s'excluent.

En 1958, la nouvelle Constitution ouvre cette période gaullienne durant laquelle la logique "incarnative" est seule dominatrice, cette période de "l'unité du pouvoir et de la force de la volonté", que De Gaulle met au service d'une politique cohérente et globale : la politique de "grandeur de la France". Cette grandeur, c'est la recherche de l'unité morale interne et du prestige et de l'indépendance vis-à-vis des autres puissances. C'est le temps de la modernisation économique, des projets de "participation", du "Québec libre" et du discours de Pnohm-Penh, le temps de la "présidentialisation" à outrance.

Rien ne symbolise davantage cette expression du pouvoir incarné par le Président de la République que le problème algérien : comme le notent Donegani et Sadoun, "la dramatisation de la question, la division qu'elle a révélée dans l'esprit public et entre les forces civiles et militaires en puissance ont permis au pouvoir unique du guide de s'exprimer pleinement et de donner à son règlement la forme de la décision pure"(p.105).

Cependant le pouvoir "incarnatif" du Président n'a pas toujours pu s'exprimer de façon aussi entière, et la politique gaullienne a dû aussi beaucoup aux circonstances : pour ce qui est de la politique étrangère, de la politique économique et sociale, on doit admettre que la force des événements et le cours de l'histoire ont joué un rôle aussi important que la personnalité du Chef de l'Etat. Son plus grand mérite est peut-être d'avoir su donner l'illusion que dans ces domaines aussi, il contrôlait et décidait de tout.

On pouvait légitimement se demander comment la Cinquième survivrait au départ de son fondateur si charismatique, et c'est pourquoi l'élection de Georges Pompidou, à la présidence de la République marque en 1969 un tournant majeur pour le régime. En réalité, Pompidou a bien veillé à marquer une grande continuité, compensant seulement l'autorité morale du Général par une intervention constante dans l'action quotidienne : Georges Pompidou ne voyait guère de distinction entre la représentation de la société divisée et l'incarnation de la nation unifiée, entre le circuit parlementaire et représentatif et le circuit "incarnatif". Et l'échec de Jacques Chaban-Delmas qui tenta avec son projet de "Nouvelle Société" de passer outre la hiérarchie des deux logiques a contribué à accentuer encore le caractère présidentialiste du régime.

Comme l'écrivent Donegani et Sadoun, "il n'y a plus de frontière établie entre les deux pouvoirs, et les deux circuits d'expression prennent une autre signification et deviennent des moyens commodes d'éviter tensions et surcharges, des soupapes de sûreté" (p.243). Le référendum de 1972 sur l'élargissement du Marché Commun est une de ces "soupapes" : il ne s'agit plus comme avec De Gaulle d'un instrument du pouvoir d'incarnation dans lequel le Chef de l'Etat engage sa responsabilité, mais d'une simple opération de politique intérieure destinée à élargir la majorité. Le Président court après l'unité de son peuple, cette utopie qui avait motivé la rédaction de la Constitution gaullienne.

A partir de 1974, Valéry Giscard d'Estaing apporte une lecture différente de ces institutions, en accordant un privilège aux courants d'expression de la diversité sociale, abandonnant du coup la conception gaullienne unanimiste: alors que l'analyse gaulliste des rapports entre le pouvoir et la société était descendante, "incarnative" et unitaire, elle est chez VGE ascendante, représentative et pluraliste. Et pourtant, malgré cette interprétation pluraliste de la société, on observe avec le premier Président non gaulliste de l'histoire de la Cinquième République une dérive encore accrue des institutions dans un sens du pouvoir personnel : de fait, la présidence bénéficie d'un pouvoir sans mesure où sont associées les ressources du décisionnisme (le chef qui décide dans les situations exceptionnelles) et du libéralisme (le dirigeant qui exprime les demandes de l'opinion), et comme l'observent Donegani et Sadoun, "il devient difficile de situer la source exacte de la légitimité : les circuits représentatif et incarnatif, loin de se compléter ou de se combattre, contribuent par leur brouillage à renforcer les ressources du Président de la République". (p.286) Le pluralisme revendiqué ne sert en réalité qu'à garantir l'unité absolue du pouvoir, et l'interprétation de la présidence de la République sous Giscard d'Estaing se rapproche énormément de ce "pouvoir ultraprésidentiel" qu'avait décrit Georges Vedel.

Le septennat giscardien avait introduit une nouvelle donne dans la vie de la Cinquième République, car pour la première fois on pouvait observer une dissociation entre majorité parlementaire et majorité présidentielle. Mais avec l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République en 1981, c'est à une véritable alternance que la Cinquième République donne une chance : l'opposition est au pouvoir. Pourtant, très vite, la gauche montre ses difficultés à trouver un compromis entre les deux pôles webériens de la conviction et de la responsabilité, à donner une forme concrète aux mots d'ordre généraux et abstraits qui avaient assuré le succès.

La crise de 1982 qui conduit le PS à renoncer à "changer la vie" fait des socialistes de simples gestionnaires du pouvoir, et des institutions. Tous les bouleversements, dans tous les domaines, sont dès lors gérés selon le seul principe de réalité. Les institutions demeurent, ceux qui sont au pouvoir choisissent de s'y conformer : relativement souples, elles s'adaptent à ceux qui les pratiquent. Mais la période socialiste achève aussi de les vider du sens que leur avait donné leur fondateur : car si la cohabitation exprimait pour l'opinion la possibilité de donner forme au mythe du consensus qui caractérise la culture républicaine, elle a en réalité vidé le régime de sa personnalité originelle, et elle a révélé l'inadaptation de la Constitution aux énormes changements que le pays subissait. Manifestement, cette Constitution n'avait pas été inventée pour un exécutif divisé, ni pour un Etat aux pouvoirs réduits au profit de structure locales (par la décentralisation) ou supra-étatiques (par la construction européenne).

Or, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la cohabitation apparaît bien selon Donegani et Sadoun comme une situation obligée, inhérente à l'organisation du pouvoir selon les institutions de la Cinquième république. En effet, comme le suggère Jean-Luc Parodi, il existe une "loi non écrite de la Cinquième république" qui veut que toute consultation au suffrage universel remette en cause la réalité du pouvoir. Insistant sur la dominante binaire du fonctionnement électoral et institutionnel, il montre que dans la Cinquième les autorités sont constamment en concurrence, et que cette rivalité se révèle d'autant mieux que chaque citadelle est tenue par des forces politiques différentes. 1974, 1981, 1986, puis 1993 et 1997 : à chaque fois le suffrage universel bouscule le pouvoir, premier Ministre ou Président de la République. Or la conjonction des dispositions juridiques et des logiques politiques ne laisse comme issue probable à un divorce entre les principaux agents du pouvoir gouvernemental que la cohabitation ou la démission immédiate du chef de l'Etat.

En rééquilibrant les institutions, la cohabitation dessine un régime de parlementarisme rationalisé où c'est le chef du gouvernement, et non le chef de l'Etat, qui conduit et détermine la politique de la nation, tandis que ce dernier n'exerce que son rôle d'arbitre, de gardien de l'intérêt supérieur de la nation. La cohabitation révèle en fait un aspect jusque-là caché de la Cinquième : son caractère parlementaire, longtemps atténué par la pratique de la présidence, par le fait que le chef de l'Etat était aussi celui du gouvernement et de la majorité. Mais c'est en réalité l'identité même de la fonction présidentielle qui a été affectée par les trois cohabitations. Le président n'apparaît plus que comme le chef temporaire de l'exécutif et de la majorité parlementaire, et même si certains traits du système institutionnel perdurent, la Cinquième République ne peut plus être qualifiée de "monarchie républicaine". Avec la cohabitation, elle perd beaucoup de son identité, et de son efficacité.

En réalité, les institutions n'ont fonctionné que pendant quatre ans, de 1958 à 1962, grâce à la conjonction exceptionnelle de trois éléments : un projet constitutionnel inédit, des circonstances dramatiques, un homme exceptionnel. Mais en temps ordinaire, la Cinquième République est bel et bien un régime bâtard, sans identité certaine, avec une personnalité tellement malléable qu'elle disparaît sous les circonstances : c'est un régime ultra présidentiel lors des concordances, et semi représentatif lors des discordances. Les institutions aujourd'hui ne sont plus cet instrument de stabilité qui favorisait l'action. Au contraire, la cohabitation, en devenant le mode normal de fonctionnement du régime, se fait "émolliente" pour reprendre le mot de Philippe Séguin, paralysante aussi car elle impose, comme le remarquait Georges Vedel dans la revue Pouvoirs (n°83), un "rythme désastreux, notamment par les projets qu'elle interrompt". La cohabitation a profondément modifié le système de prise de décision, elle ne permet pas de penser l'avenir et n'encourage pas les desseins à long terme.

Cette transformation majeure de la réalité politique et institutionnelle est accentuée par l'éclosion relativement récente de pouvoirs concurrents du politique et qui viennent modifier la donne établie par les trente premières années du régime : l'importance croissante prise par le Conseil constitutionnel, la place grandissante du juge dans la démocratie et la nouvelle définition des rapports entre la justice et la politique, le rôle fondamental de la presse dans cette évolution ont bouleversé l'environnement politique. Donegani et Sadoun vont jusqu'à affirmer que cette "alliance concurrence" entre les médias et la justice en vue de contrôler le pouvoir politique dessine une nouvelle configuration du pouvoir assez éloignée de celle mise en place en 1958, et précipite la France dans une démocratie d'opinion où gouverner "c'est seulement gérer des effets d'annonce, tenir le cap des sondages, rebondir sur les effets d'opinion" (p.467) comme le disait Jean-Claude Guillebaud. Les auteurs dénoncent donc un régime qui ne permet plus de penser que le court terme et, de ce fait, méprise ceux qu'il est censé gouverner.

Le blocage politique et institutionnel en France se fait le reflet du décalage entre la société et l'Etat, entre l'esprit public et les institutions. Le politique perd toute vocation à ensemencer le social et donne naissance à cette insidieuse et apathique tyrannie qu'avait pressenti Tocqueville, celle qui ne détruit pas mais "empêche de naître". Devant ce constat, Donegani et Sadoun plaident pour une reformulation de la question du régime dans les termes de la souveraineté traditionnelle : "organiser l'autorité, poser les conditions de l'appartenance civique, répondre aux intermittences de la mobilisation" (p.496).

On peut en cela classer leur ouvrage dans la lignée des nombreuses interpellations "citoyennes" fleurissant aujourd'hui, qui visent à remettre l'intérêt général au coeur de nos préoccupations particulières et de celles de nos dirigeants : comme le notait Nicolas Tenzer en 1998 dans La face cachée du gaullisme, "l'enjeu contemporain est bien d'unir la capacité à proposer un destin collectif et le sentiment de liberté" (p.295), car c'est bien au politique qu'appartient l'obligation de faire en sorte que le citoyen s'investisse dans une préoccupation qui dépasse son existence immédiate et adhère à un véritable projet.


Thomas Bronnec
( Mis en ligne le 25/07/2001 )
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