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Devoir de mémoire et rigueur de l'histoire | | | Raul Hilberg Exécuteurs, victimes, témoins - La catastrophe juive 1933-1945 Gallimard - Folio histoire 2004 / 7.90 € - 51.75 ffr. / 517 pages ISBN : 2-07-031666-1 FORMAT : 11x18 cm
Lauteur du compte rendu : Mathilde Larrère est maître de conférences en Histoire contemporaine à l'université Paris XIII et à l'IEP de Paris. Imprimer
Dans Exécuteurs, victimes, témoins, Raul Hilberg, spécialiste incontesté de la destruction des juifs dEurope (titre de son premier ouvrage et terme quil défend contre lutilisation de shoah, holocauste ou extermination) prolonge ses recherches mais en déplaçant son attention : il nétudie plus le génocide comme processus, saisi dans une approche chronologique, traqué dans ses décisions administratives et dans ses réalisations, mais la catastrophe comme réalité humaine.
Hilberg remet les hommes sur le devant de la scène, quil sagisse de ceux qui ont contribué à la destruction, ceux qui lont subie, ou ceux qui y ont assisté. Ce choix est redoublé par le parti de livrer de nombreux portraits de ces hommes, comme autant de biographies assez détaillées sur leur milieu social, familial, culturel, professionnel, avant le nazisme, sur leur trajectoire pendant la catastrophe, et sur ce quil advint deux après, si tant est quils y survécurent. Cette incarnation du sujet, en plus dune indéniable valeur heuristique, a surtout pour effet de nous plonger au cur de la destruction et de faire du livre un impitoyable réquisitoire : à côtoyer ces hommes et ces femmes, on ne sort pas indemne de la lecture de l'ouvrage.
Celui-ci est construit en trois parties (éponymes) et 24 chapitres qui traitent chacun de groupes dhommes concernés par la catastrophe. Hilberg a voulu que chaque chapitre se suffise à lui même, puisse être lu seul ou associé aux autres, et ce dans nimporte quel ordre. Le pari est tenu, et pour celui qui lit louvrage dun bout à lautre, les recoupements sont minimes et toujours justifiés. Cette construction démontre que les exécuteurs pas plus que les victimes ou les témoins ne sauraient être appréhendés comme une masse indistincte. Les nuances, les distinctions quHilberg opère et explique sont pleinement éclairantes pour saisir le génocide dans sa complexité.
Notons également que l'un des intérêts de l'approche est de traiter de la catastrophe de 1933 à 1945, sans se limiter donc au temps des camps. La survie dans les ghettos est abondamment analysée, avec des comparaisons très utiles entre les différents ghettos, ce qui comble un manque de synthèse sur ces aspects.
On peut enfin insister sur la justesse du ton adopté par Hilberg. Il ne verse jamais dans lémotion pure, dans la violence facile, sans pour autant sembler détaché ; le ton, celui d'un historien, est le même quil parle des bourreaux ou des victimes, avec une leçon magistrale sur les mots et la rigueur à employer, qui servira à tous ceux qui sont amenés à enseigner le génocide, ou tout simplement à en parler.
Après avoir montré quHitler fut larchitecte essentiel et nécessaire de la catastrophe, mais quil ne saurait être suffisant à lexpliquer, Hilberg livre une synthèse sur limplication de toutes les administrations allemandes dans le processus : il ny eut pas dopération centralisée, et chaque organisme (ministère, police, armée) intégra la destruction dans ses attributions habituelles. L'auteur introduit ensuite une nuance particulièrement intéressante entre limplication des vieux fonctionnaires (chapitre III) et lengagement des nouveaux venus (chapitre IV). En déclinant la biographie et la carrière de quelques serviteurs de la République, devenus des agents dans la destruction des juifs, avant de parvenir, pour la plupart, à échapper à la répression qui suivit la libération et à rester dans ladministration, Hilberg nous donne à voir la banalité du mal et la continuité entre lAllemagne de Weimar (du moins son administration) et lAllemagne nazie.
Les nouveaux venus, jeunes nazis avides de place et de pouvoir, simpliquèrent également dans le processus et, plus que les fonctionnaires en place, furent jugés pour leur actes. Le chapitre V décline les attitudes et les implications, du fonctionnaire zélé à la brute sadique, terminant par ceux qui, bien quexprimant quelques réticences, nen exécutèrent pas moins leur tâche. Le chapitre VI traite de lengagement des médecins et des juristes au service du génocide (programme deuthanasie, expériences médicales et élaboration dun corpus de justification légale). En deux chapitres («les gouvernements» puis «les volontaires non allemands»), Hilberg fait le tour dEurope de la compromission de tous ceux qui collaborèrent au processus de destruction : si le cas de la France nous est connu, lanalyse de laide apportée en Bulgarie, Roumanie, Hongrie, Norvège ou en Italie est précieuse.
Dans la partie suivante, l'historien démontre que si la communauté juive sombra corps et bien, la souffrance ne fut pas également répartie, ni la mort complètement aléatoire. il montre ainsi linégalité des sexes et des âges dans la catastrophe. Il étudie ensuite différents groupes «privilégiés», membres des conseils juifs (le chapitre 9, transition entre la partie sur les exécuteurs et celle sur les victimes, traite de ces dirigeants juifs des ghettos qui servirent de relais à ladministration allemande), réfugiés partis à temps, mais le plus souvent pour une vie incertaine de misère (chapitre X), juifs protégés par un mariage mixte (chapitre XII), juifs chrétiens, demi juifs et mischlinge (quart-juifs) (chapitre XIV). Rares furent ceux qui résistèrent, par le suicide, la clandestinité, ou linsurrection : ils font lobjet dun chapitre étonnamment intitulé «Les inadaptés». Enfin, Hilberg soutenant que la survie nest pas entièrement leffet du hasard, et que les survivants ne forment pas un échantillon représentatif de ceux, innombrables, qui périrent, dresse un portrait, notamment psychologique, de la minorité qui survécut (chapitre XVII).
Tout au long de son travail, lauteur montre que les Allemands se sont appliqués à dissimuler le génocide. Et pourtant on pouvait savoir, et lon savait que la communauté juive était en train de disparaître. La dernière partie est consacrée à ceux qui savaient. Ceux qui donnèrent des informations, qui voulaient révéler au grand jour le massacre, et qui furent si peu écoutés (chapitre XX, «Les porteurs de nouvelles»). Ceux qui cherchèrent à faire agir les Etats alliés (les communautés juives des Etats Unis et dAngleterre sont analysées dans un chapitre sur les «sauveteurs juifs», où lon trouve également une présentation sans concession de labandon assumé des juifs massacrés par la communauté juive de Palestine). Ceux qui ne voulaient rien faire, parce que gagner la guerre primait sur sauver les juifs (chapitre XXI, «Les Alliés»). Les Neutres qui fermèrent les yeux, et parfois leur frontières (chapitre XXII) le Pape qui ne parla pas (chapitre XXIII : «les Eglises»). Si chaque chapitre démontre lindifférence ou laveuglement face à la catastrophe, Hilberg a choisi de ne pas isoler en un chapitre ceux qui, trop rares, cherchèrent à sauver quelques juifs. Chaque chapitre de la partie, chaque groupe de témoins, comporte ses justes, individus, associations, églises, états : ceci démontre que le refus de la catastrophe était lobjet dun choix, mais aussi quelle était partout possible.
La réédition en poche de cet ouvrage, publié une première fois en 1994, était nécessaire. Le voici à nouveau présenté sur les tables des différentes librairies, et lon peut attendre quil trouvera le lectorat digne de sa qualité remarquable. Devoir de mémoire et rigueur de lhistoire sont rarement aussi bien servis.
Mathilde Larrère ( Mis en ligne le 01/11/2004 ) Imprimer
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